Köbner, Gertrud (1879- ?)

Gertrud Köbner, épouse John, est née à Berlin en 1879. De nationalité allemande, elle résidait en France, à Neuilly, depuis 1906, avec son époux Eduard John, né lui aussi à Berlin, en 1875. D’après le dossier des Archives départementales des Hautes-Pyrénées le concernant (9_R_88), Eduard John était publiciste, un document le qualifie d’ « intellectuel boche ». Le couple avait deux enfants, nés en France. Toute la famille John, ainsi que la mère de M. John, fut contrainte de quitter son domicile dès l’entrée en guerre de la France et arriva au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées le 11 septembre, après un long périple et détour par Flers en Normandie. Le camp de Garaison, installé dans le collège religieux Notre-Dame de Garaison devenu disponible en 1903, faisait partie des camps d’internement dans lesquels le gouvernement français décida de retenir les civils mobilisables, ressortissants des puissances en guerre contre la France ; Garaison était plus spécifiquement dédié à l’accueil de familles. C’est donc toute la famille John qui y fut internée. Le 2 novembre 1914, Gertrud Köbner fut toutefois rapatriée en Suisse, en compagnie de ses enfants et de sa belle-mère, Eduard John, mobilisable, devant rester à Garaison, d’où il s’évada en août 1916. Elle semble être restée en Suisse, comme l’atteste la correspondance qu’elle adressa à son époux en août et septembre 1916 (Eduard John s’étant évadé de Garaison, l’administration française a conservé les lettres à lui adressées après son évasion ; son épouse lui écrit de Lenzburg en Suisse. Cf. dossier 9_R_88 Archives départementales des Hautes-Pyrénées). Gertrud John publia sous son nom de jeune fille, peu de temps après son rapatriement un récit assez circonstancié (214 pages) : Drei Monate kriegsgefangen. Erlebnisse einer Deutschen in Frankreich [Prisonnière de guerre pendant trois mois. Une Allemande en France raconte], Berlin, Kronen-Verlag, 1915). Les extraits de ce récit relatifs au passage à Garaison viennent d’être traduits en français : Gertrud Köbner, Trois mois de captivité. Une prisonnière de guerre allemande raconte, traduit de l’allemand par Hélène Florea, Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc, Alfred Prédhumeau, in Gertrud Köbner, Helene Schaarschmidt, Récits de captivité. Garaison 1914, textes édités par Hilda Inderwildi et Hélène Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2016.
Si Gertrud Köbner apparaît comme sans profession dans la fiche établie par les autorités de Garaison lors de son évacuation pour la Suisse, son récit révèle une observatrice informée et cultivée, familière de la presse et de la vie politique française, engagée avant-guerre dans les mouvements pacifistes ; elle participa en effet en août 1913 à l’inauguration du Palais de la Paix à La Haye et place son récit sous l’égide de Bertha von Suttner qu’elle évoque dès la première page. Dans ce récit, Gertrud Köbner revendique d’emblée sa position de témoin subjectif, porteur d’une vision nécessairement partielle, voire erronée, du fait de son éloignement du théâtre des événements, de son accès restreint aux sources d’information, de sa situation d’Allemande dans le sud-ouest de la France. Ayant conscience d’être un témoin particulier, elle met en avant l’intérêt pour ses compatriotes du point de vue d’une « Allemande en France ». Les pages consacrées à Garaison (p. 179-214) ne représentent qu’un sixième du texte qui privilégie le récit des événements en amont de l’arrivée au camp, depuis l’entrée en guerre de la France et la tentative vaine pour la famille John de regagner l’Allemagne, le séjour à Flers en Normandie et le long périple en train de Flers à Lannemezan, puis en charrette ou à pied jusqu’à Garaison. Gertrud Köbner consacre en réalité les plus longs développements de son journal – les soixante premières pages – à l’entrée en guerre proprement dite ; encore à Paris jusqu’au 7 août, elle parvient à se procurer la presse, dont elle insère de longs extraits.
Ce texte n’est en rien un brûlot anti-français ; vivant en France depuis de nombreuses années, Gertrud Köbner considère ce pays comme sa seconde patrie et le début du conflit représente pour elle un douloureux déchirement : « Telle une décharge électrique, une pensée m’assaille : ici, en ce moment, tu te trouves face à un tournant de l’histoire ! Ce tournant, j’en fais l’expérience en pays ennemi [terme souligné par l’auteure], un pays dans lequel je vis depuis de nombreuses, très nombreuses années et que j’ai appris à aimer de tout mon cœur. Que les sentiments de ce pauvre cœur torturé soient partagés … qui pourrait en douter ! De l’autre côté du Rhin, mes frères, mes parents, tous ceux qui me sont chers, partent servir le drapeau noir-rouge-or et attaquent avec canons, fusils et baïonnettes ceux auxquels je suis attachée de ce côté-ci du Rhin et qui appartiennent à un pays dans lequel je me sentais heureuse et auquel j’associe un nombre infini de beaux souvenirs. » (Gertrud Köbner, Drei Monate kriegsgefangen. Erlebnisse einer Deutschen in Frankreich, Berlin, Kronen-Verlag, 1915, p. 6-7). Ce récit se caractérise par une propension à atténuer la portée des actes d’hostilité des Français à l’égard des Allemands qui se retrouvèrent dans sa situation par le récit de marques de générosité dispensée par des Français, comme l’accueil chaleureux d’une Normande (p. 69) ou l’appel du maire de Flers à traiter les Allemands avec humanité (p. 72). La volonté persistante de ne pas accabler la France se double toutefois progressivement du sentiment d’être une étrangère en France, une « Franco-Etrangère » (p. 31), où Allemand devient synonyme et quintessence de l’étranger, et de l’affirmation répétée de son identité allemande.
Le récit s’achève par un message résolument pacifiste : « Et pourtant, voici qu’au moment où le train me reconduit à Berlin, ma ville natale, mes pensées, nostalgiques s’envolent vers mon second chez-moi, la France, et vers mon mari, resté là-bas. Doucement, tout doucement, mon esprit tisse les fils qui relient le pays des Allemands à celui des Français. C’est alors que s’élève sur l’horizon lointain un timide soleil de novembre, pareil à une pâle lueur d’espoir, un espoir très très faible mais qui pourrait peut-être malgré tout devenir réalité… » (Gertrud Köbner, Trois mois de captivité. Une prisonnière de guerre allemande raconte, Hilda Inderwildi et Hélène Leclerc (éds), op.cit., p. 51).

Hélène Leclerc, MCF, Université de Toulouse Jean Jaurès, mars 2016

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Huet, Albert (1897-1977)

Albert Huet est né le 14 décembre 1897 à Dame-Marie (canton de Bellême, Orne), un petit village de Normandie. D’un milieu très modeste, il apprend sommairement à lire et à écrire. Son livret militaire lui attribue la profession de domestique. En janvier 1916, il fait ses classes au 102e RI à Chartres. La guerre a débuté depuis deux ans et tout le monde sait que les choses sont très dures : les morts se comptent déjà par centaines de milliers et tous les villages sont touchés. Une épidémie d’oreillons lui fait gagner du temps, mais le voici dans les tranchées en ce terrible hiver 1916-1917. Comme beaucoup d’autres soldats, il signale que le pain et le vin sont gelés. Au printemps, il estime que les « généraux ivres de carnage », parmi lesquels « le fameux Nivelle », ont lancé « une offensive idiote nous coutant des pertes terribles ». En conséquence, écrit-il encore, se produit la révolte des armées, et « on fusilla à tort et à travers » (ce qui est inexact, mais ce qui nous intéresse chez un témoin c’est ce qu’il a pensé).
Lui-même ne connait le baptême du feu que le 26 juin en Champagne au sein du 363e RI, formé de débris de régiments où l’on rencontre des gars du Midi, des Bretons, des Parisiens. Là, en Champagne pouilleuse, « la terre constamment remuée par les obus laisse apparaitre des ossements humains constamment enterrés et déterrés ». En septembre 1917, il est au Chemin des Dames où il connait « 18 jours de misère terrible ». En permission, il a du mal à supporter les réflexions des notables qui lui font la morale. En 1918, il participe à la résistance à l’avance allemande, puis à la contre-offensive en encadrant les bleus de la classe 18 et en lien avec les Américains. Fin septembre, son masque à gaz étant percé par des éclats d’obus, on peut toujours en trouver un autre : « En cherchant un peu, il y a là des anciens copains qui n’en ont plus besoin. » Atteint par les gaz, il est soigné, il part en convalescence puis en permission et il note : « Si jamais la guerre n’est pas finie comme on le chuchote, je ne sais pas ce que je ferai, j’en ai marre de la guerre, je le dis à tout le monde, j’aime mieux la prison. » Au final, il s’estime bien heureux de s’en être tiré, et sans blessure.
Après la guerre, il se marie avec la sœur d’un copain de régiment de son village et part vivre en région parisienne où il a trouvé du travail dans une compagnie de chemin de fer. De son passage à l’armée il a conservé une terrible addiction au tabac qui se transforme en un cancer du larynx en 1955. Après une trachéotomie d’urgence, ablation du larynx et des cordes vocales et traitement au radium, il survivra et dira souvent : “les boches n’ont pas réussi à m’avoir, ce n’est pas un cancer qui m’aura”. Il meurt le 23 novembre 1977.
Il a écrit ses souvenirs de la guerre dans les années 1950, sur 19 pages d’un cahier d’écolier. Les sentiments exprimés semblent ceux de l’époque de la guerre ; ils n’ont pas été retouchés ou atténués au moment de l’écriture. Le cahier a été retrouvé par hasard en 2013 par sa petite fille. Il est désormais numérisé. Une transcription du cahier page par page se trouve sur le site de son arrière-petite-fille Hélène Huet aux côtés de quelques photos retrouvées d’Albert et de son régiment.

Le cahier : https://helenehuet.org/albert-huets-diary/

Les informations : https://helenehuet.org/about/

Rémy Cazals, mars 2016, à partir de renseignements fournis par Hélène Huet. Complément juillet 2018.

Septembre 2020 : Hélène Huet a réalisé une carte permettant de situer des lieux importants pour Albert. Chaque point renvoie à une page du cahier manuscrit et à une explication bilingue français-anglais. Voir https://helenehuet.org/wwi-diary-of-albert-huet-the-map/

 

 

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Chapatte, Auguste (1893-1966)

Le témoin
Fils de boulanger, il est né à Damprichard (Doubs). Devenu comptable dans une usine d’horlogerie. Service militaire en septembre 1913 ; réforme temporaire. Repris du fait de la guerre. Au front en janvier 1915 au 152e RI. Deux fois blessé ; la deuxième blessure, grave, lors de l’attaque du 21 décembre 1915 sur l’Hartmannswillerkopf, le fait classer service auxiliaire. Après la guerre, il devient « une figure respectée » du monde ancien combattant du Doubs, et il siège pendant vingt-six ans au conseil municipal de Damprichard.
Le témoignage
La rédaction de son témoignage date des années 30. Il n’y a en effet aucune rupture de ton entre le récit de l’années 1915 et celui du pèlerinage au Vieil Armand en février 1930. Le texte a été édité en 1946 à Besançon. Il est repris sous le titre Hartmannswillerkopf 1915-1916, Souvenirs d’un poilu du 15-2, par Bernard Giovanangeli en 2011, 158 p. avec une présentation par l’éditeur lui-même.
Un « personnage » essentiel du livre est le Vieil Armand : il « entre en éruption », il a « un nouvel accès de démence ». Récit détaillé de l’attaque du 23 mars 1915 (p. 36), de la nuit du 23 au 24 (p. 44), de la nouvelle attaque du 26, de la reprise du sommet par les Allemands (p. 66), de l’attaque du 21 décembre (p. 110). Entre temps, Auguste Chapatte et son régiment tiennent le secteur de l’Hilsenfirst en septembre (p. 91).
Des contradictions ?
Ce qui saute immédiatement aux yeux, c’est l’existence de deux séries de notations, contradictoires et complémentaires à la fois. D’une part il aligne tous les clichés d’un récit héroïque : il a hâte de monter vers le front ; mourir pour la patrie est le sort le plus beau ; « je fais le sacrifice de ma vie » ; « la France est en péril, nous partons pour la défendre » ; « Alsace ! Que de fois, au cours de mes années d’enfance et d’adolescence, j’ai pensé à toi, toi séparée injustement de la mère patrie » ; « Ma plus grande fierté est d’avoir combattu dans les rangs de ce magnifique régiment » ; évocation des « morts immortels »… D’autre part il pousse des cris de révolte contre l’horrible tuerie et ceux qui en portent la responsabilité (sans les nommer, ce qui laisse penser qu’il ne s’agit peut-être pas seulement de Guillaume et François-Joseph) ; « est-il possible qu’en plein vingtième siècle, siècle de progrès, on tue des gens à bout portant ? » ; « qui donc arrêtera cette boucherie ? » ; « pourquoi faut-il que cette belle jeunesse soit massacrée ? »…
On trouve même une opposition directe entre deux passages. L’un (p. 67) : « Que de vies humaines seraient économisées si, d’un côté comme de l’autre, on renonçait à conquérir un sommet qui devient intenable pour le vainqueur dès qu’il s’en est emparé. A quoi bon poursuivre une lutte qui n’a d’autre résultat que d’engloutir des régiments ? » L’autre (p. 101) : « Ce secteur immortalisé par des luttes sanglantes, par des actes de dévouement, d’héroïsme qui, dictés par l’esprit de sacrifice, ont atteint au sublime et peuvent rivaliser, sinon les dépasser, avec les plus beaux que l’Histoire ait enregistrés. »
Quelques notations particulières
– p. 23-28 : opposition entre les jeunes pleins d’enthousiasme au départ et ceux qui « y retournent » (entre guillemets dans le texte) et ceux qui y sont déjà qui ne demandent qu’une chose, « un bon tuyau sur la fin de la guerre qu’ils appellent de tous leurs vœux ».
– p. 39 : l’angoisse avant l’attaque.
– p. 41 : les cris des blessés.
– p. 42 : donner une cigarette à un Allemand prisonnier.
– p. 52 : le tir trop court du 75 brise une attaque française.
– p. 62 : le capitaine distribue de l’argent aux soldats qui ont eu une belle conduite.
– p. 65 : une trêve par réciprocité.
– p. 69 et p. 99 : qu’il fait bon vivre en période de repos (mais les exercices sont désagréables et stupides) ; qu’il est bon de manger chez les civils [idée théorisée par Jules Puech dans sa correspondance publiée sous le titre Saleté de guerre ! Voir aussi Manger et boire entre 1914 et 1918, sous la direction de Caroline Poulain].
– p. 72 : les totos font souffrir mais sont un sujet de plaisanteries [voir Louis Barthas et les dessins de Dantoine].
– p. 75 : la bonne blessure.
– p. 86 : la stupidité de porter la capote par une chaleur accablante.
– p. 98 : armistice d’un jour en novembre 1915 à cause des intempéries.
– p. 117 : la grave blessure, le transport du blessé par des PG pris comme brancardiers, les soins.
Rémy Cazals, février 2016

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Baudens, Emile

Voir la notice Puech-Milhau, Marie-Louise, et le livre de Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre ! correspondance 1915-1916 présentée par Rémy Cazals, Paris, Ampelos, 2015.

C’est dans sa lettre du 8 septembre 1915 que Marie-Louise parle pour la première fois d’Emile Baudens. Engagée dans une œuvre en faveur des familles séparées par l’occupation du nord de la France, elle a reçu une lettre de ce soldat de 37 ans, mitrailleur au 8e RI. Il se présentait comme ouvrier  dans le civil, aux usines Cail à Denain et souhaitait prendre contact avec sa femme et ses enfants restés en pays envahi, et se faire appeler dans une usine métallurgique. Le 3 novembre, Marie-Louise écrit qu’elle a reçu la visite de celui qu’elle appelle son filleul, ce qui signifie qu’elle lui a envoyé quelques colis. Il revenait d’une permission passée près de sa mère à Saint-Omer : « Il a l’air d’un brave homme et m’a dit qu’il avait son dernier qui s’appelle Marceau ; il n’avait que 7 mois quand il est parti. Voilà un homme qui, depuis plus d’un an, ne sait rien de sa femme et de ses 4 enfants. Chez sa mère, il a appris que des cousins étaient prisonniers ; il va leur écrire pour leur demander d’avoir des nouvelles de sa femme, et de lui en donner des siennes car les prisonniers peuvent écrire dans les territoires occupés par l’ennemi. »

Nouvelle visite annoncée dans la lettre du 6 juin 1916, les envois de lettres et de colis n’ayant pas cessé. « Il m’apportait un cadeau : une douille de 75 en cuivre qu’il a gravée au poinçon et orné de feuilles de chêne. C’est très touchant et cet homme est vraiment un brave garçon. Il a une terrible nostalgie de ses enfants, surtout une fillette de 4 ans qui en avait 2 quand il est parti et qui lui chantait des chansons. » Marie-Louise s’engage à faire des démarches pour qu’il soit appelé dans l’industrie. Elle les entreprend en effet et ce n’est pas facile car les colonels ne veulent pas perdre des effectifs. Elle y réussit toutefois et Baudens lui écrit à deux reprises, en mai et novembre 1917, que grâce à elle, après avoir connu l’enfer, il croit se trouver « au paradis ».

Rémy Cazals, mars 2016

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Résal, Louis (1895-1925)

Louis Résal, né à Lyon en 1895 ; est en classe préparatoire scientifique en 1914 ; il intègre l’artillerie. Pendant son stage d’aspirant à Fontainebleau à l’été 1915, il est muté dans l’aviation comme observateur. Il effectuera des réglages d’artillerie jusqu’en 1918 (C 51 puis C 260). Sous-lieutenant en avril 1916, il finit la guerre avec deux avions ennemis descendus, deux blessures et quatre citations. En 1919 il entre à Polytechnique. Il meurt accidentellement en 1925.
Voir la notice Résal, Paul.

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Résal, Paul (1894-1983)

1. le témoin
Paul Résal, né en 1894, est licencié en Lettres et en année préparatoire à Sciences-Po en 1914. Caporal en 1915 au 18e régiment d’artillerie, il obtient l’aviation après un séjour de 9 mois à Carency en Artois. Volant à la N 83 (protection), il est blessé en mars 1917, puis revole en janvier 1918 à la C 46 (chasse) dont il prend le commandement (comme sous-lieutenant) en octobre 1918 ; deux victoires, trois citations, légion d’honneur en avril 1917. Il meurt en 1983. Voir les notices de ses frères Salem, Younès et Louis.
2. le témoignage
L’important fonds épistolaire de la famille Résal, constitué pendant la Grande Guerre, a déjà donné lieu à l’élaboration d’un film documentaire (L. Veray, Cicatrices, 2013) et à la publication de Femmes sur le pied de guerre. Chronique d’une famille bourgeoise 1914 – 1918 (Résal J., Allorant P., Septentrion, 2014). Avec La Grande Guerre à tire d’ailes, correspondance de deux frères dans l’aviation (1915 – 1918), édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, Edition Encrage (Prix aéro-club de France 2015), l’accent est mis surtout sur les échanges des deux frères Louis et Paul. Il s’agit d’un choix de lettres, échangées de 1915 à 1918, qui nous permet d’entrer dans le vécu de la guerre de deux jeunes étudiants issus de cette famille d’ingénieurs polytechniciens. Ces deux frères, sportifs et passionnés d’aviation avant-guerre, deviennent respectivement observateur et pilote de chasse et s’écrivent régulièrement, échangeant aussi avec leurs parents et leurs frères et sœurs. Ce choix de lettres est complété par des extraits d’Heures de Guerre (annexe 22), rédigé en 1942 par Paul et qui raconte son expérience du conflit.
3. analyse
a) le quotidien
Les échanges de lettres décrivent d’abord ce qu’est la vie de l’aviateur de la Grande Guerre (formation, missions, combats, anecdotes). Paul et Louis veulent témoigner sur ce qu’ils font, décrire leur quotidien, expliquer leurs vols. Le danger est minoré dans la correspondance avec la mère, les détails techniques s’effacent pour les sœurs mais sont centraux avec les frères et le père. Louis lui écrit (4 novembre 1915, p. 54) : « tu m’as demandé depuis longtemps quel est le travail que je fais », s’ensuivent trois pages synthétiques qui décrivent la fonction d’observateur d’artillerie telle qu’il la pratique au quotidien. Paul évoque toutes les étapes de sa formation (Avord, avril 1916) : « Maintenant que j’ai 1 h 3/4 de vol, je pars tout seul (le moniteur met ses mains sur mes épaules), je vole seul malgré le vent et les coups de tabac.» Dans une autre lettre (septembre 1916), il évoque longuement la technique de l’atterrissage sur Nieuport 10, avec une clarté qui ferait honneur à un manuel de pilotage. Les combats sont décrits avec enthousiasme ou tourment moral (Paul à Louis, 5 mars 1917) « tu as su par la famille [il a écrit à son père] le combat que j’ai eu, et au cours duquel l’avion que je protégeais a été descendu. C’est une malheureuse affaire, et, pour moi, un début fâcheux bien que je n’aie rien à me reprocher. » Louis raconte des vols « intéressants », mais aussi une descente rapide alors que son pilote est blessé (18 mars 1916) ou les circonstances de sa propre blessure le 31 mai 1918. La volonté didactique de ces lettres, jointe à la clarté des descriptions donne un témoignage utile à qui s’intéresse à la guerre aérienne.
b) la guerre vue par des aviateurs
Un second thème se dégage avec des réflexions sur la guerre, sa conduite, son arrière-plan moral et politique. Le témoignage, sans allusion religieuse, évoque un arrière-plan conservateur, Louis qualifiant (p. 58) la gauche de l’Union sacrée en 1915 de « braillards lamentables », et évoque « ces salauds de socialistes, qui font encore du sentimentalisme absurde, et qui, du haut de leur grandeur, considèrent que la France serait déshonorée si elle reprenait l’Alsace-Lorraine aux Boches. » L’héritage antidreyfusard de la famille apparaît une fois (Paul, 31 janvier 1918, p. 209): « Il y a trois juifs à l’escadrille, caractère que je n’aime guère, mais ce sont des garçons instruits et bien élevés, avec qui je peux parler agréablement. » Leur vision de la situation stratégique en 1915 est souvent erronée, ils dépendent de la grande presse, « il paraît que les Russes filent une pile aux Boches ; de notre côté on ne mollira pas et je pense que c’est le commencement de la fin » (17 septembre 1915, p. 31) ou « les Serbes sont des types épatants et les affaires ont l’air de mieux tourner là-bas » (14 novembre 1915, p. 58). L’offensive de Champagne est vue comme une victoire française et ils gardent confiance au printemps 1918 devant les derniers succès allemands.
Paul, brigadier dans l’artillerie en Artois, décrit fin mai 1915 à Carency un moral très bas : « Je ne sais s’il en est de même dans ta région, mais ici l’esprit des hommes n’est pas fameux, j’allais dire détestable en pensant à certains types en particulier. Ils trouvent que cela va trop doucement, c’est vrai – et que jamais on ne repoussera le boche, qu’il vaudrait mieux terminer tout de suite, et que les biffins ne veulent rien savoir, et qu’ils en ont assez » (31 mai 1915, p. 277). Le thème des embusqués est récurrent, et Paul décrit ainsi ses condisciples : « Pour ce qui est des élèves, nous sommes très nombreux, 200. Les 3/4 sont des cavaliers qui, sur le point d’être mutés dans l’infanterie, ont demandé l’aviation. Sauf quelques amateurs, les autres sont venus là pour quitter le front et y retourner le plus tard possible. (…) Tous arrivés par piston. »
Les pilotes ont la réputation d’être des « noceurs » et Louis résume dans un passage intéressant – « je commence à bien les connaître »- ce qu’il faut penser des aviateurs (16 février 1916, p. 76) : « Ils sont enviés et c’est probablement pour cela qu’on dit qu’ils font la noce ». Il développe l’idée que bien que « chics » et parfois « un peu bluffeurs », les aviateurs sont simples et ne s’amusent pas différemment des autres militaires : lors d’un stage de tir à Cazeaux, 30 stagiaires sont cantonnés à Arcachon, « les premiers jours, des poules sont venues de Bordeaux sachant cette arrivée, et pour avoir de la clientèle. Au restaurant, on s’est fichu d’elles et, comme elles n’avaient aucun succès, elles ont fichu le camp et chacun de nous vit d’une façon bien pépère et bourgeoise. » Pour lui, ceux qui font une « noce carabinée » sont rares et ne sont pas approuvés par les autres aviateurs.
c) le combattant intime
Système des valeurs, relations avec la famille, maîtrise de soi : ces lettres évoquent l’espace intime du combattant et l’habitus d’une famille bourgeoise du début du XXe siècle. Les frères présentent nominalement à leurs parents leurs camarades, et leur mère s’enquiert d’eux souvent : elle leur écrit par exemple à l’occasion de blessures, elle s’informe de leur rétablissement. Malgré la mort d’un autre frère tué à sa batterie en 1914, Paul et Louis partagent confiance et énergie. Le combat aérien est recherché pour vivre un moment « très sport » avec un comportement que l’on espère « très chic ». Cet enthousiasme diminue chez Louis avec la durée de la guerre, il est remplacé par une recherche de contrôle de soi. En novembre 1915, sa mère Julie lui avait écrit (p. 53) : « quand tu as le noir, il ne faut pas te laisser aller à cette impression qui ne peut être que mauvaise pour toi. Tu admires l’énergie, et avec raison ; en cette circonstance, domine-toi et veuille reprendre ton équilibre. » Lors d’une crise morale beaucoup plus grave après l’échec d’avril 1917, il échange avec sa sœur : « J’ai peut-être fait des choses bien depuis que je suis sur le front, mais pas une ne m’a coûté l’effort de maintenant. (…) Malgré mes idées noires j’espère passer une bonne permission à Chaumes, qui me remontera un peu et me redonnera l’insouciance que j’avais en arrivant sur le front. Excuse-moi de te dire toutes ces choses peu remontantes, mais ça me fait du bien de te communiquer ce que je pense en ce moment. Ne montre pas cette lettre à Maman qui serait un peu affolée, dis-lui seulement que je vais très bien physiquement » (p. 164). Paul est blessé gravement et perd un œil dans un combat le 24 mars 1917 (il réussira à voler en opérations avec un œil de verre), il écrit à son père : « Tu as l’air étonné que j’aie accepté mon infirmité avec désinvolture, je trouve que ce serait le contraire qui serait surprenant : il est évidemment fâcheux de perdre une partie de ses facultés, mais devant le fait accompli et définitif, il me semble inutile et enfantin de se plaindre. (…) C’est, je crois, ce qu’un certain Zénon avait écrit à son père, il y a trois mille ans ; c’est assez simple, et je me demande pourquoi il en faisait un tel chiqué. » L’intime masculin affectif et surtout sexuel est rarement évoqué dans les écrits de la Grande Guerre, ce qui rend précieux un passage de Louis (20 ans) à son frère où il expose sa conception de ce que doit être sa sexualité (p.76) : « pour moi, tu seras peut-être épaté par ce que je vais te dire : je n’ai jamais baisé de femme et je ne suis pas allé au bordel ; voici pourquoi : d’abord je ne veux pas faire cette opération avec n’importe qui, cela me dégoûte et me fait le même dégoût que de me laver les dents avec une brosse à dent d’une personne étrangère ; on me proposerait de le faire avec telle jeune femme que je connais depuis longtemps et qui est bien, évidemment j’accepterais, mais avec la première putain venue cela me couperait la chique (…) cela ne m’empêche pas de dire des grivoiseries et d’en entendre et de les comprendre, et même de grosses cochonneries (…). Mes camarades à l’escadrille se doutent bien de ce que je suis, mais ils ne me blaguent pas à ce sujet, et me comprennent bien, du reste. » Une autre richesse de ces lettres est de nous présenter un parler « taupin », l’expression d’une oralité qui nous rend ces acteurs très vivants : les vols, les missions sont « épatantes », « très chouettes » ou « à la noix de coco », l’expression la plus récurrente étant « ça gaze » (ça va, c’est bien). Louis évoque des soucis pour une homologation de victoire « pour mon boche, cela ne gaze pas fort, on n’a pas assez de preuves, une seule n’est pas suffisante : alors, pour la croix, macache tu penses » (p. 168).
En 1942 Paul rédige ses souvenirs dans Heures de guerre et sa conclusion confirme, a posteriori, l’extrême diversité de la perception du conflit par les combattants et anciens combattants, à la fois à cause du cadre spécifique de l’aviation, très différent de la tranchée, et de celui des valeurs personnelles, sociales et politiques, avec lesquelles le conflit a été vécu : « Si la guerre est une réalité abominable, elle est, pour ceux qui se battent, l’occasion, même s’ils n’en ont pas conscience, de mener l’existence la plus conforme à leur vocation d’homme, le désintéressement et l’esprit de sacrifice étant l’exigence fondamentale de la nature humaine ; c’est pourquoi tant de ceux qui ont fait la guerre, ont gardé la nostalgie d’une époque exaltante, dont souvent ils n’ont pas retrouvé l’équivalent dans le bonheur de la paix » (p. 312).

Vincent Suard, février 2016

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Icher, Joseph (1896- )

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Le témoignage oral de Joseph Icher, né à La Redorte le 30 avril 1896, qui a combattu avec le 30e RI, a été recueilli en 1980 par Mme Renou et ses élèves du collège Varsovie à Carcassonne. On peut souligner certains passages :
– p. 21, le jour de l’annonce de la mobilisation, à La Redorte, est celui de la fête locale : « Le bal était prêt pour recevoir les danseurs. Toutes les réjouissances ont cessé, la fête était terminée avant de commencer. »
– p. 33, les tranchées, les abris, les « mers de boue » ; la chasse aux poux au briquet, à l’épingle ; le seul moyen efficace est de faire bouillir le linge
– p. 35, la nourriture, la corvée de soupe, les roulantes, le pinard, le singe, le tabac
– p. 113, l’impression qu’en 1917 il ne reste que des ruraux dans les tranchées : « Celui qui a pu échapper au massacre ne s’en est pas privé. »
– p. 114, trois lieutenants, instituteurs, officiers d’élite
– p. 153, en occupation en Allemagne en mars 1919, il est muté au 14e régiment de tirailleurs algériens pour aller combattre les bolcheviks : « Mission ridicule, car nous n’étions pas en guerre avec cette puissance, qui était libre de se donner le régime qui lui convenait. La flotte française était au large d’Odessa : j’ai vu des cuirassés français tirer sur de pauvres villages – Tiraspol notamment – on se demande pourquoi. »

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Safon, Jean (1896-1981)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Le témoignage oral de Jean Safon, boucher à Carcassonne, a été recueilli par Claude Marquié en 1980. On peut souligner certains passages :
– p. 20, le jour de l’annonce de la mobilisation, à Belpech, il a fait partie du groupe de jeunes qui sont allés sonner le tocsin
– p. 38, mobilisé dans l’infanterie, il souffre du manque de sommeil
– p. 52, ententes tacites pour l’heure d’explosion des mines et pour effectuer les corvées à découvert ; un capitaine abat un Allemand ; « c’était de l’assassinat. Cela nous valut une dégelée de bombes à ailettes qui nous fit des morts et des blessés. »
– p. 61, refus d’être nommé caporal pour ne pas, à 20 ans, avoir à commander des hommes de 40 ans
– p. 116, un lieutenant menace de son revolver un caporal pour l’obliger à une sortie qui serait un suicide : « Tous les soldats entourèrent l’officier, baïonnette au canon, en lui disant : Si vous le touchez, on vous embroche. »

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