Le Noan, Eugène

Trois carnets de route de paysans bretons, Plessala, Bretagne 14-18, 2004, 55 p. Ce petit ouvrage regroupe trois témoignages de guerre fort différents.
Eugène Le Noan est un fermier de Belle-Isle-en-Terre (Côtes-du-Nord). En 1914, il effectue le service militaire au 117e RI du Mans. Malade lors de la mobilisation, il ne vit pas les sombres jours de Belgique ou de Lorraine. Il part en renfort le 20 octobre et commence alors à rédiger un carnet relativement copieux, surtout à des périodes difficiles. L’ensemble remplit 21 pages 21×29,7 avec trois chapitres bien limités chronologiquement : la Somme (secteur de Roye) du 23 octobre au 21 décembre 1914 ; l’offensive de Champagne et la guerre de position vers Massiges, du 25 septembre 1915 au 21 janvier 1916 ; la bataille de Verdun du 1er juillet au 10 août 1916. Revenu ensuite en Champagne, toujours avec le 117e RI, Eugène cesse de rédiger à partir du 21 août 1916. Ses narrations, très copieuses en 1914, étaient devenues de plus en plus concises et schématiques. La guerre de position en 1914 dans la Somme est relatée avec force détails. La bataille de Champagne attise encore la verve du témoin. Pour le passage à Verdun, vers Thiaumont, du 15 au 28 juillet 1916, pourtant très éprouvant pour le régiment, Eugène ne rédige que des chroniques journalières brèves (sauf le 15 juillet) comme s’il était las de ne relever que des horreurs et des angoisses. Le fait que son carnet se referme juste après Verdun est probablement le signe d’une forme d’épuisement de l’entrain et de l’envie de se souvenir et de témoigner. À son retour de la guerre, il conserve et annote un article du Journal sur la journée du 19 août 1916 à Thiaumont, preuve qu’il est toujours taraudé par ces combats de Verdun, sur lesquels il ne s’est pourtant guère étendu dans son carnet.
René Richard, Bretagne 14-18

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Billon, Pierre

Trois carnets de route de paysans bretons, Plessala, Bretagne 14-18, 2004, 55 p. Ce petit ouvrage regroupe trois témoignages de guerre fort différents.
Pierre Billon, paysan d’Erbrée (Ille-et-Vilaine), fut appelé au service militaire au 94e RI le 7 octobre 1913. Il griffonna sur un carnet quelques faits et reprit méthodiquement ces brèves notes sur un cahier d’écolier quand il revint. Ce journal est donc bien structuré (22 pages 21×29,7), bien rédigé, facile à lire et se concentre surtout sur les faits saillants de sa guerre : la mobilisation et la mise en ordre de bataille dans la Woëvre, les premiers combats, la retraite et la bataille de Spincourt, les premières blessure et hospitalisation, l’affectation au 294e RI et le retour au front, dans l’Oise puis dans la Somme en 1914-15, la bataille de Champagne du 25 septembre 1915 (narrée de façon très réaliste), les secondes blessure et évacuation, le long séjour au dépôt et le passage dans l’artillerie (250e RAC) avec un retour au front dans cette arme le 7 mars 1917. Le journal se réduit alors, après avoir été très précis sur les combats menés dans l’infanterie. La chronique de P. Billon est vivante, détaillée, passionnante quand il relate ceux-ci, et il semble que ces 12 mois vécus dans l’infanterie aient constitué l’essentiel de sa guerre, celle qui avait surtout compté car elle l’avait profondément marqué, sur laquelle il voulait témoigner ; les événements de sa vie à l’arrière, dans les dépôts ou sa période de guerre comme artilleur lui paraissant, par comparaison, ternes et dénués d’intérêt.

René Richard, Bretagne 14-18

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Aubry, Victor (1882-1915)

Trois carnets de route de paysans bretons, Plessala, Bretagne 14-18, 2004, 55 p. Ce petit ouvrage regroupe trois témoignages de guerre fort différents.
De Victor Aubry, nous savons peu de choses. Modeste paysan de Bréhan-Loudéac (Morbihan), ce père de famille, mobilisé au 1er régiment d’artillerie colonial de Cherbourg, y fit toute sa guerre. Chaque jour, il jetait quelques notes sur un petit carnet, du 12 août 1914, date de son départ, jusqu’au 11 juillet 1915, lorsqu’il cessa de noircir ce petit confident. Parfois quelques mots, parfois plus quand, comme en Champagne pendant l’automne 1914 et l’hiver 1914-15, le régiment est en ligne. Rien de bien important (5 pages 21×29,7), rien de bien exceptionnel, rien que le quotidien de journées mornes avec quelques moments angoissants et le souci de ne pas oublier sa comptabilité personnelle. Le 25 septembre 1915, Victor tombe à la Main de Massiges, dans le secteur occupé depuis près d’un an. Ses camarades, avant de l’inhumer, recueillent le précieux carnet et l’adressent à sa veuve. La fiche de Mémoire des Hommes donne sa date de naissance : le 4 février 1882 à Bréhan-Loudéac.

René Richard, Bretagne 14-18

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Saint-Victor, Jacques de (1874-19..)

Né le 3 janvier 1874 à Rabastens (Tarn), fils de Ferdinand Léopold Marie de Costecaude de Saint-Victor et de Madeleine de Landes d’Aussac de Saint-Palais. Service militaire de 1895à 1898 au 143e RI. Docteur en droit en 1901 avec une thèse intitulée « Du service hospitalier dans les guerres terrestres et maritimes ». Marié. Avant 1914, comptable dans l’entreprise Brusson (voir ce nom) à Villemur-sur-Tarn. Sergent, il est mobilisé au 133e RIT comme d’autres salariés de la société. En Alsace d’août 1914 à mars 1917. Quelques lettres le concernant figurent dans les archives Brusson, déposées aux Archives de la Haute-Garonne. Sur une carte postale du 19 septembre 1914, il se préoccupe de la marche des affaires : « J’ai appris avec plaisir que tout marchait bien à l’usine. Je fais les meilleurs vœux pour la prospérité des affaires dans la crise actuelle. » Le 22 septembre, de Rabastens (Tarn), Mme de Saint-Victor remercie Antonin Brusson d’avoir fait des « démarches pour faire revenir notre cher fils auprès de vous ». Elle fait part de son angoisse de mère ayant trois fils sous les drapeaux et implore le secours du bon Dieu dans les épreuves qu’il faut affronter. Les démarches n’ont pas abouti.
Le 11décembre, le sergent de Saint-Victor estime que la guerre va durer encore longtemps ; plaise à Dieu qu’il puisse en revenir et que l’essor de l’entreprise ne soit pas perturbé. Il évoque les basses températures et la pluie ; il dit qu’il creuse des tranchées [ou plutôt qu’il les fait creuser, puisqu’il est sous-officier] et que ce qu’il craint c’est d’avoir à les occuper. Il remercie son patron de l’envoi d’un mandat à distribuer aux ouvriers de Brusson appartenant au même régiment, parmi lesquels le caporal Vacquié (voir ce nom : le caporal a remercié son patron pour les dix francs reçus par l’intermédiaire de M. de Saint-Victor).
Passé au 89e RI en novembre 1917 ; à la section d’infirmiers en janvier 1918. Une dernière lettre conservée date de cet hiver-là : le sergent de Saint-Victor annonce qu’il à la charge d’une équipe de restauration de tombes militaires. Il souhaite toujours la prospérité de l’entreprise, et aussi la fin de cette « maudite guerre ».
Voir le livre de Jean-Claude François, Les Villemuriens dans la Grande Guerre, édité par Les Amis du Villemur historique, 2014. Rémy Cazals, mars 2016.

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Vacquié, François (1874-1918)

Né le 30 juin 1874 à Montauban (Tarn-et-Garonne) dans une famille de cultivateurs. Service militaire de 1895 à 1898 au 9e RI d’Agen. Marié le 20 avril 1902 à Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne). Ouvrier de l’entreprise Brusson (voir ce nom) à Villemur, mobilisé au 133e RIT, caporal le 30 octobre 1914, il a écrit des lettres à son patron : une carte postale et quatre lettres sont conservées dans les archives de la société, aux Archives de la Haute-Garonne. Le régiment se trouve en Alsace d’août 1914 à mars 1917. Dans la lettre du 25 septembre 1914, il remercie pour l’envoi de 10 francs ; ayant laissé sa famille sans ressources, il demande que l’entreprise embauche sa femme ; il souhaite que sa lettre soit communiquée à ses camarades de travail. Le 17 octobre, il précise qu’il lui tarde de venir reprendre son activité civile. La plus intéressante est celle du 28 décembre, envoyée d’Alsace : « Mon cher patron, hier j’ai reçu de M. de Saint-Victor [voir ce nom] 10 francs venant de votre part. Je vous dirai, Monsieur Antonin, que vous m’avez réellement rendu service. Car, croyez-le bien, nous sommes dans une mauvaise situation en ce moment. Car nous sommes dans les tranchées en avant postes, tranchées qui contiennent 30 centimètres d’eau, et en même temps nous avons même quelques prises avec les Allemands. Pourrai-je dire, cher patron, la fin de ce supplice ? Non, je ne puis, malheureusement. Je préfèrerais être ou du moins revenir bientôt à votre service. Mais en ce moment nous sommes ici pour faire chacun notre devoir. Mais avec beaucoup de souffrances. Car nous avons continuellement des journées complètement entières de pluie, et depuis cinq mois nous n’avons pas encore quitté les pantalons, et depuis quinze jours nous n’avons pas encore quitté les chaussures. Mon cher patron, je vous remercie beaucoup d’avoir eu un peu d’attention pour moi car j’en avais bien besoin. Mais ne faites jamais savoir à ma femme que je suis ici dans un si mauvais état. » Sur une carte postale du 24 janvier 1915 : « Je suis toujours en bonne santé malgré le froid rigoureux que nous éprouvons au milieu des neiges. »
Dans le long espace de temps entre les messages ci-dessus et la dernière lettre, du 25 mars 1917, François Vacquié n’a pas écrit à son patron ou bien rien n’a été conservé. À cette dernière date, il informe que son régiment vient d’arriver près de Verdun et que le spectacle est « piteux ». Il reste dans ce secteur jusqu’en septembre, puis il est en Champagne jusqu’en décembre 1917.
Il meurt à Villemur-sur-Tarn le 16 septembre 1918, en son domicile (nous n’avons pas d’autre précision).

Voir le livre de Jean-Claude François, Les Villemuriens dans la Grande Guerre, édité par Les Amis du Villemur historique, 2014.

Rémy Cazals, mars 2016.

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Beauvais, Alexandre

On ne sait rien de ce soldat sinon qu’il était un des ouvriers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune (voir ce nom) à Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne). Ce qu’il écrit à son patron le 13 décembre 1914 est localisé dans les parages de Craonnelle ; il était au 36e régiment d’infanterie. Sa description de la misère des fantassins est assez précise pour être reproduite ici :
« Jamais de ma vie, non seulement moi mais presque la majorité de notre régiment n’a souhaité la mort comme dans cette maudite marche où, pendant neuf heures, nous n’avons pas cessé de marcher sous la pluie battante, cela de 3 heures de l’après-midi à 1 heure du matin, pataugeant dans la boue jusqu’aux genoux. Nos tranchées sont situées à l’orée d’un bois et au milieu des marais. Trente centimètres d’eau et de boue dans les sapes conduisant à nos cahutes hautes de 1,25 m et larges de 1,10 m, dans lesquelles nous sommes condamnés à rester quatre jours sans désemparer et à tirer les balles par des créneaux aménagés d’un côté. La mitraille, par ici, tombe sans désemparer. Dans la plaine, une quantité effrayante de Boches est fauchée, déployée en tirailleurs dans leur position normale, et cela depuis mi-septembre. L’odeur infecte qui se dégage est assez pour nous rendre malades. Impossible de les enterrer car les tranchées françaises et allemandes à cet endroit sont à environ 150 mètres. Le premier qui sort la tête est repéré immédiatement et les balles pleuvent dur comme grêle. C’est une vraie place à choléra. Heureusement que le temps froid arrive et évitera bien des maladies contagieuses. Depuis que nous sommes ici, je n’ai eu qu’une heure de sommeil, et encore plié en deux. Nous manquons de tout : sucre, café, tabac, bougies, allumettes, rhum, enfin tout ce qu’il faudrait pour soutenir le moral des soldats. »
Rémy Cazals, mars 2016, en attendant d’en savoir plus sur ce soldat

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Percin, Alexandre (1846-1928)

Né à Nancy, fils d’un professeur de mathématiques. Polytechnicien. Il fait la guerre de 1870 comme lieutenant d’artillerie et découvre l’impréparation de l’armée impériale, la dureté de la vie en campagne et l’horreur du champ de bataille. « Que ceux qui veulent la guerre voient ce que j’ai vu, et ils ne la voudront plus », écrit-il dans ses Souvenirs militaires 1870-1914. Il remarque aussi la supériorité de l’armée nationale de type milice sur l’armée de métier. Sous la Troisième République, il écrit de nombreux ouvrages techniques qui critiquent l’animosité existant entre officiers d’artillerie et d’infanterie, la paresse intellectuelle des mêmes cadres, l’inanité des « manœuvres de parade » sans rapport avec la réalité. Nommé à des postes de plus en plus élevés, jusqu’à inspecteur général de l’artillerie, il fait améliorer le réglage du tir et surtout la liaison entre les armes : l’artillerie doit être au service de l’infanterie ; seul le fantassin peut véritablement savoir quelles sont les zones à bombarder pour faciliter sa progression. Mais il se heurte aux fortes oppositions de Buat, Fayolle, Nivelle, Foch, tout en étant fréquemment louangé dans des ouvrages allemands et des revues comme Artilleristische Monatshefte.
Chef de cabinet du général André (ministre de la guerre) de 1900 à 1904, il est mêlé à l’affaire des fiches, ce que les officiers cléricaux ne lui pardonnent pas. Pas plus que son opposition à la loi des Trois Ans, manifestée dans des articles parus dans L’Humanité, journal fondé par Jean Jaurès dont la conception de l’Armée nouvelle était proche de celle de Percin. Celui-ci prouve que six mois suffisent pour former un soldat et que le reste du temps est non seulement perdu, mais a un effet inverse de ce qu’on attend. Comme Jaurès et Gaston Moch, le général Percin insiste sur le rôle des réserves, et la guerre de 1914 leur a donné raison.
Sur la guerre de 1914-1918, il publie aussi plusieurs livres, notamment 1914 : les erreurs du Haut Commandement (Albin Michel, 1920) et Le massacre de notre infanterie (Albin Michel, 1921) qui fait le point sur les « tirs fratricides », leurs causes et les moyens de les éviter. Son témoignage personnel sur la période est intitulé Lille (Grasset, 1919). Il s’agissait de faire le point sur la non-défense de la place en août 1914, les feuilles de droite comme L’Action française et L’Écho de Paris l’ayant pris comme bouc émissaire, tandis que la Ligue des Droits de l’homme le défendait. L’enquête du général Pau le réhabilite pleinement et il est décoré de la Grand Croix de la Légion d’honneur en 1917.
Le général Percin est l’auteur de la longue préface au livre de témoignage de Samuel Bourguet, L’aube sanglante, paru en 1917 et en cours de réédition par Ampelos. Après la guerre, il devient un défenseur de la Société des Nations, proche de Jules Puech (voir ce nom) qui avait constitué un recueil de coupures de presse concernant le général Percin, conservé aux Archives municipales de Castres. Le général est cité à 9 reprises dans Saleté de guerre ! correspondance 1915-1916 de Marie-Louise et Jules Puech, Ampelos, 2015. Percin écrit en faveur du « désarmement moral », contre les manuels qui entretiennent la haine des Allemands, contre les têtes de pont sur la rive droite du Rhin, inutiles, coûteuses et dangereuses parce qu’elles humilient l’Allemagne. Il rassemble ses arguments pacifistes dans La Guerre à la Guerre (Marcel Rivière, 1927).
Le général Percin meurt le 12 octobre 1928.
Rémy Cazals, mars 2016, à partir de l’excellent mémoire de maîtrise de Thierry Pradel, « Le général Percin : écrits de guerre et de paix », Université de Toulouse Le Mirail, 2000, ouvrage qui donne avec tous les détails les états de service d’Alexandre Percin et d’autres documents des Archives nationales et du SHD.

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Scherer, Marx (Maurice) (1883-1973)

Deux objets curieux
Mme Colette Scherer, belle-fille du témoin, m’a confié deux livres de reliure identique. Sur la tranche du premier, un titre : Le Feu, et deux noms d’auteurs : H. Barbusse, M. Scherer. Sur la tranche du second, un titre : Poste 85, et deux noms d’auteurs : A. Boursin, M. Scherer. Le cœur de ces volumes est constitué, pour l’un, par le fameux prix Goncourt dans son édition « J’ai lu » de 1958 ; pour l’autre, par le livre moins connu d’Alain Boursin, Poste 85, Les secrets de la TSF pendant la guerre, édité par Albin Michel en 1937. Par certains côtés, cela rappelle le livre fabriqué par Jean Coyot (voir ce nom), mais ce dernier ouvrage relié ne comprenait que le témoignage personnel du combattant. Lui-même poilu de 14-18, Marx Scherer a souligné des passages dans les livres de Barbusse et de Boursin ; il a ajouté des annotations dans les marges ; il a enfin rédigé quelques pages manuscrites qui ont été insérées dans les livres et reliées avec eux. Il explique que son collègue Poupardin, comme lui acheteur pour les Nouvelles Galeries après la guerre, avait connu Barbusse (il est mentionné dans Le Feu), et avait attiré son attention sur le livre. La division dans laquelle servait Scherer se trouvait immédiatement à la gauche de celle de Barbusse en Artois en 1915 et notre témoin avait repéré de nombreuses similitudes de situations à souligner. Il dit aussi que ce qu’il a vu ne concorde pas forcément avec le récit de l’écrivain, mais cette affirmation n’est étayée par aucune mention explicite. D’après lui, les souvenirs que le livre l’a conduit à retrouver sont aussi précis que les souvenirs d’enfance, sauf en ce qui concerne les noms de lieux. Il admet qu’il puisse y avoir des redites, et il y en a. Des situations intéressantes sont très bien décrites, mais la chronologie manque. Et si les souvenirs ne s’appuient pas sur des photos, c’est qu’un appareil n’était pas compatible avec la vie d’un fantassin (à la place d’un Kodak, il préférait transporter une boîte de singe supplémentaire). La photo, écrit-il, « a plus servi à fixer des groupes souriants que des vues strictement militaires ».
On peut distinguer trois périodes dans son expérience de guerre et les présenter après avoir situé le témoin à la veille du conflit.

Grandes lignes de la biographie du témoin
Marx Scherer est né à Paris (4e arrondissement) le 18 février 1883, fils de Simon, tailleur, et de Sara Morel, couturière. Il a passé une partie de son enfance dans le 2e arrondissement ; son témoignage évoque la rue de la Lune et la rue des Filles-Dieu, devenue rue d’Alexandrie. Sans avoir fait de longues études, il savait parler l’anglais et l’allemand (avait-il fait des séjours dans ces pays ?). En 1914, il exerçait la profession de tailleur pour dames. Il était marié depuis février 1911 et avait un fils, Jacques, né le 24 février 1912. Celui-ci devint professeur à la Sorbonne, titulaire de la chaire d’histoire et technique du théâtre français, auteur de nombreux ouvrages, spécialiste de Mallarmé. Un autre fils, Pierre, né le 25 février 1918, devint médecin. Engagé dans la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale, il fut arrêté et déporté à Buchenwald où il mourut le 21 janvier 1945 (« mort pour la France »). Marx Scherer est mort à Paris le 1er octobre 1973, à l’âge de 90 ans. Dans certains documents le concernant, il figure sous le prénom de Maurice.
Il n’avait pas effectué de service militaire à cause de sa mauvaise vue. Il fut cependant récupéré en février 1915 au 21e RIC. Il écrit que, dans son groupe, se trouvaient cinq curés dont quatre ont demandé à être versés dans les services sanitaires et sont partis sous les huées. De septembre 1915 à mars 1916, il combat en Artois avec le 41e RIC (Souchez, Ablain-Saint-Nazaire, crête de Vimy) ; il a participé à des attaques ; le froid et l’humidité étaient terribles, les abris rudimentaires ; beaucoup de soldats ont eu les pieds gelés.
La deuxième phase de guerre a été très particulière : sa connaissance de l’allemand l’a fait désigner dans le service spécial d’écoute des communications téléphoniques de l’ennemi dans les Vosges. Il appartenait alors au 8e Génie (voir les notices Barreyre, Corbeau, Lassale, Lesage, Marquand, Petit).
Ayant été en 1918 en contact avec les troupes américaines, il a été nommé interprète auprès du 362e régiment US de la 91e division (Wild West Division) en septembre. Il a servi auprès du colonel « Machine Gun » Parker. Il a rencontré un Anglais qui, juste avant le vote de la conscription dans son pays, s’est engagé dans l’armée française en choisissant l’artillerie lourde, « as heavy as possible ». Le régiment a participé à l’attaque de Saint-Mihiel et y a subi de lourdes pertes. Il a remarqué les tanks Renault avançant « en se dandinant ».Il s’est ensuite dirigé vers Ypres et Audenarde où il a reçu la nouvelle de l’armistice qui a rendu les boys fous de joie. Avant d’être démobilisé, il a passé quelque temps à Coblence. Les renseignements sur cette troisième phase et quelques documents sont reliés à la fin du livre sur les écoutes téléphoniques.

Notes accompagnant Le Feu de Barbusse
Comme je l’ai dit plus haut, ces notes ne suivent pas la chronologie ; elles éclairent parfois des aspects ponctuels, parfois des questions plus marquantes :
– M. Scherer a peu apprécié les « vantardises des soi-disant anciens combattants », engagés dans la logistique et l’intendance, certes indispensables, mais qui n’ont pas combattu. Sur une page, il a noté : « en français : embusqués ; en allemand : Etappenschwein, cochon d’étape ; en anglais : Tenderfeet, pieds tendres. »
– Il a décrit un officier faisant un discours violent, menaçant, insultant, devant un groupe de soldats assez nombreux pour que ne soit pas repéré celui qui lança : « Vivement qu’on monte aux tranchées pour qu’on lui apprenne à vivre. »
– On disait : « Il nous emmerde le vieux con avec sa guerre de 70 » ; on dira « la même chose de nous ».
– Il a évoqué les premiers masques à gaz, les divers types de grenades, les méthodes pour faire dilater les bidons et obtenir ainsi une plus forte ration de vin. On ne lui a pas distribué d’alcool avant les attaques.
– Quand Barbusse parle de « la bonne blessure », Scherer ajoute : « Des camarades auraient volontiers donné un bras ou une jambe ; moi, j’ai toujours voulu tout ramener ou rien. »
– Au printemps, Barbusse écrit que « le haut de la tranchée s’est orné d’herbe vert tendre » (p. 209), et Scherer ajoute en marge « et parfois de coquelicots ».
– La dernière page ajoutée au livre de Barbusse est particulière. Scherer écrit que, lors de la guerre de 70, les monarchistes et les napoléoniens ont tout fait pour ne pas combattre alors que la France aurait pu gagner ; cela aurait permis d’éviter 14-18 et même 39-45. En dehors de ce passage, les notes ne comprennent pas d’allusions politiques ou religieuses.

Passages intéressants sur la baïonnette
À deux reprises, sur 3 pages, puis sur 5 pages, Marx Scherer évoque la baïonnette. D’abord l’escrime à la baïonnette, exercice ridicule car on n’était plus au temps de la bataille de Fontenoy. Apprendre à se servir de la baïonnette contre la cavalerie était particulièrement stupide en 1915. Quant aux « charges à la baïonnette », M. Scherer écrit : « C’est la question qui m’a le plus souvent été posée. » Il revient sur le passé, Fontenoy, les guerres de la Révolution et de l’Empire : la baïonnette avait un rôle tant que l’opération de recharger les fusils prenait du temps. « En 1914, la méthode a encore été employée mais les pertes ont été énormes, c’est le moins qu’on puisse dire. En effet, les fusils étaient à répétition et surtout les Allemands avaient de nombreuses mitrailleuses. Comme parfois on partait à 100 mètres, les pertes étaient hors de proportion avec les résultats, quand il y en avait. N’étant pas un mobilisé du premier jour, je n’ai pas connu cela, mais les camarades – il en restait encore du début de la campagne – m’ont largement renseigné. Toutes les attaques que nous avons faites l’ont été par bonds successifs et souvent en rampant. Entre temps, l’artillerie pilonnait la position et, quand nous arrivions sur l’ennemi, il n’y avait plus personne sauf des morts. Si sur la position il y avait des tranchées, il fallait souvent les nettoyer à la grenade. En tout cas la baïonnette n’était pas très utile car encombrante. » Sur la question, on ne peut que renvoyer aux remarques de Jean Norton Cru dans Témoins et à la thèse de doctorat de Cédric Marty, « À la baïonnette ! » Approche des imaginaires à l’épreuve de la guerre 1914-1918, Université de Toulouse Le Mirail, février 2014.

Notes sur le livre d’Alain Boursin
« Comme pour Le Feu, j’ai commencé par souligner et annoter les endroits et les faits qui concordaient avec ceux que j’avais vécus. Par la suite j’ai été amené à faire un historique personnel. » Le livre d’Alain Boursin, sur la vie d’un poste d’écoute, correspond exactement à la deuxième période de la guerre de Marx Scherer de mars 1916 à septembre 1918 et au même terrain, les Vosges, en particulier au Linge. Notons que l’auteur du livre n’a pu le faire paraitre en 1919 car il aurait révélé trop d’aspects encore secrets, et qu’il a dû attendre 1937. On ne sait pas à quelle date M. Scherer l’acheta. Les phrases qui suivent sont de M. Scherer.
« Le téléphone de campagne n’avait qu’un seul fil. Le retour se faisait par le sol (retour par la terre où le son se propage par ondes concentriques). Si l’on pouvait planter un piquet de terre dans le voisinage de ces ondes, on pouvait, avec un écouteur gradué à cet effet, entendre ce qui se disait sur la ligne ennemie. Ces postes n’étaient installés uniquement que dans les secteurs très mouvementés et où le no man’s land était très étroit. Les piquets de terre étaient plantés dans les petits postes auprès des sentinelles. On leur conseillait de pisser dessus pour y entretenir de l’humidité. Au Linge, notre poste se trouvait en toute première ligne. À une dizaine de mètres devant nous, la sentinelle, qui était à quelques mètres de la sentinelle allemande. En cas de bombardement ou d’attaque, elle avait l’ordre de se replier vers le PC. Souvent la sentinelle oubliait de nous informer de son départ et quand j’allais voir au petit poste il n’y avait plus personne. Il nous fallait alors déguerpir en vitesse avec nos armes, débrancher l’appareil et l’emporter avec le cahier de rapports et filer en vitesse vers le PC en plein bombardement. En cas d’extrême urgence, nous devions briser l’appareil à coups de crosse, et surtout les lampes. On se réinstallait avec la contre-attaque. Tous mes camarades interprètes étaient tous sans exception des volontaires déserteurs ou insoumis de l’armée allemande. En cas de capture, leur position devenait très critique » [c’est pourquoi ils avaient une fausse identité].
Quand les Allemands ont interdit de téléphoner à moins de 300 mètres de la première ligne, les postes d’écoute ont été dotés d’amplificateurs. Quand ils ont communiqué en morse, il a fallu apprendre le morse. L’électrification des réseaux de fil de fer brouillait l’écoute. En dehors de messages de réglage d’artillerie, le poste de Scherer a capté des listes de victuailles envoyées pour Noël et des phrases peu amènes pour les « Herren Offizieren » qui, lors de la relève, se réserveraient « la belle blonde ».
Les notes de M. Scherer évoquent aussi la nourriture et la fabrication d’objets à partir des fusées d’obus dont on faisait commerce.

Descriptions vosgiennes
« Le Lingekopf. La crête dominait la vallée de Munster. Quand je suis arrivé, la crête était à peu près déboisée. De la forêt de sapins, il ne restait que des troncs de quelques mètres. L’année suivante, c’était un désert de sable. Tout au sommet, une tranchée ou ce qui en restait subsistait encore. Mais comme elle nous permettait de voir la vallée, elle était continuellement prise et reprise et a fini par se trouver entre les lignes. […] L’hiver, ils nous arrivait de faire la relève en traineau, pas pour nous éviter la fatigue mais pour transporter les accus. […] Les tranchées étaient infestées de rats. »
« Tous les secteurs que j’ai occupés n’étaient pas aussi mouvementés que le Linge. Tout est relatif, je les trouvais plutôt tranquilles. Pourtant, dans l’un d’eux qui avait subi une attaque aux lance-flammes, j’ai vu des abris aux poutres calcinées avec une épaisseur de charbon d’au moins un centimètre. Cela a dû être affolant. Toutefois, le Violu fut tout de même plus nerveux que les autres secteurs. La crête était d’un sol très sablonneux. Les tranchées s’écroulaient facilement. On les étayait tant bien que mal par des portants en bois, mais les sentinelles étaient souvent accroupies dans un trou d’obus ou un restant de tranchée. […] Dans le bas, à notre gauche, le ravin de la Cude où se trouvait l’auberge à trois servantes, les 6 Fesses [mentionnée aussi par Lucien Laby]. À droite en montant, creusés dans la paroi de la colline, des abris divers. Dans l’un d’eux, celui du menuisier qui fabriquait des cercueils. Comme il en avait pas mal d’avance, il les mettait dehors, adossés à la paroi. »

Pour terminer cette notice, je choisis cette phrase : « Au Linge, même pendant les bombardements, les oiseaux chantaient. Ils devaient être habitués. »
Rémy Cazals, mars 2016
Les deux livres doivent être déposés en archives publiques. Dès que je connaitrai leur destination, je la mentionnerai ici.

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Schaarschmidt, Helene (1886- ?)

Née à Davos, Helene Schaarschmidt, de nationalité allemande, se trouvait vraisemblablement en vacances en France lors de l’entrée en guerre en 1914. Elle fut internée au camp de Garaison (Hautes-Pyrénées) du 7 septembre au 3 novembre 1914, après un détour par Flers en Normandie. Le camp de Garaison, installé dans le collège religieux Notre-Dame de Garaison devenu disponible en 1903, faisait partie des camps d’internement dans lesquels le gouvernement français décida de retenir les civils mobilisables, ressortissants des puissances en guerre contre la France.
On sait très peu de choses au sujet de la biographie d’Helene Schaarschmidt. Son dossier des Archives des Hautes-Pyrénées nous apprend qu’elle était alors célibataire. À son retour en Allemagne, elle publia un bref récit de 60 pages : Erlebnisse einer Deutschen in Frankreich nach Ausbruch des Krieges [Expériences d’une Allemande en France au lendemain de l’entrée en guerre], Chemnitz, Thümmlers Verlag, 1915. Les extraits de ce récit relatifs au passage à Garaison viennent d’être traduits en français : Helene Schaarschmidt, Une Allemande en France au lendemain du déclenchement de la guerre, traduit de l’allemand par Hélène Florea, Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc, Alfred Prédhumeau, in Gertrud Köbner, Helene Schaarschmidt, Récits de captivité. Garaison 1914, textes édités par Hilda Inderwildi et Hélène Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2016. La traduction intégrale de son récit-journal (trad. Hilda Inderwildi et Hélène Leclerc) est prévue pour 2019.
Le récit d’Helene Schaarschmidt ne se présente pas comme un journal ; les dates sont peu présentes, le texte est rédigé au passé, assumant le décalage entre temps narré et temps de la narration ; il relève donc davantage du récit de souvenirs. À sa lecture, on a l’impression que l’auteur en a volontairement escamoté tout indice biographique. Cette discrétion s’applique également à ses co-internés. Ainsi ne trouve-t-on aucun nom dans le texte d’Helene Schaarschmidt, les lieux traversés ne sont que très peu décrits, en particulier le couvent de Garaison ; l’auteure semble se concentrer sur l’attitude des Français envers les Allemands, évoquant notamment l’hostilité immédiate et le développement d’actes antiallemands.
Ce texte se caractérise en effet par l’expression d’un patriotisme allemand. Helene Schaarschmidt, qui n’était vraisemblablement que de passage en France au début du mois d’août 1914, défend, dès la première page de son récit, l’Allemagne, accusée de militarisme outrancier par les amis français de l’auteure : « Je dis que cela n’est pas tout à fait exact. L’Allemagne ne souhaite pas la guerre, elle est juste contrainte à préserver ses forces défensives pour se protéger. » Elle évoque plus loin « le fossé » qui s’est « soudain [creusé] entre gens de nationalité différente ». Elle insiste tour à tour sur les violences policières (p. 11-12), l’attitude hostile de sa logeuse parisienne (p. 14) et dénonce la mauvaise organisation des départs forcés (p. 16), les inscriptions antiallemandes (p. 17) ou les Normands de Flers qui la logent uniquement par cupidité (p. 18). Un leitmotiv de son récit sont les insultes et les crachats dont sont victimes les Allemands (p. 23-25). Toutefois, elle sait reconnaître le rôle de la propagande et l’influence de l’école républicaine et de l’Église, qui alimentent le ressentiment antiallemand : « Ce n’est toutefois pas entièrement de leur faute ; car l’école d’abord leur inculque ces bêtises ; par exemple, en 1870, l’Allemagne a provoqué la guerre et l’a commencée à partir de rien ; les Français n’auraient jamais perdu si Bazaine n’avait pas vendu l’armée aux Allemands, etc. Et le peu de bon sens populaire qui reste encore est laminé par l’Église ; les sermons en chaire ne sont que haine de l’Allemagne. » (Helene Schaarschmidt, Erlebnisse einer Deutschen in Frankreich nach Ausbruch des Krieges, op.cit., p. 23)
En dépit de sa dénonciation de l’anti-germanisme français, qui, tel qu’il est décrit, semble attester l’existence d’une « culture de guerre », Helene Schaarschmidt tente donc finalement de disculper les Français qu’elle rencontre ; malgré le sort qu’elle subit, elle se montre encore prête au dialogue et à la compréhension, ce qui tendrait cette fois à relativiser la notion de « culture de guerre ».

Hélène Leclerc, MCF Université de Toulouse Jean Jaurès, mars 2016

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