Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, ont été recueillis des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre, regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Adrien Rozière était dans la vie civile ouvrier pâtissier à Lherm. Sa photo est dans le livre, p. 63. Il est parti avec le 120e RI et a rédigé des carnets dans un style spontané.
Fait prisonnier en septembre 1916, il a su décrire avec justesse le terrible moment de la capture, lorsque lui et ses camarades sont entourés de soldats allemands « baïonnette au canon et y en avait qui faisaient mine de nous embrocher et ils poussaient des cris comme des sauvages, on était blancs comme du papier ». Ils sont conduits vers l’arrière : « Un soldat qui parlait très bien le français nous a parlé un grand moment et il nous a dit que l’on pouvait être contents car l’on était presque sauvés et lui ne l’était pas. [Situation équivalente vécue par Fernand Tailhades, voir ce nom.] Il nous a dit qu’il avait travaillé 3 ans à Paris et il nous a quittés en sifflant Sous les ponts de Paris. » Au camp de Würzburg, décrit p. 188-189, Adrien et ses camarades découvrent quelque chose qu’ils ne connaissaient pas, la faim. Il parle du premier colis reçu : « Ce cher premier colis que avec je vais pouvoir contenter mon pauvre estomac qui souffre tant depuis mon arrivée, car il faut croire que depuis ce jour-là on a plus mangé à sa faim, chose qui m’était inconnue. Et tout le monde au camp était comme moi. » Les gardiens du camp sont souvent brutaux, mais la vie en kommando de travail est plus agréable et, le 25 décembre 1916, les prisonniers français sont invités aux fêtes de Noël, ils reçoivent un petit cadeau et le souhait qu’ils retrouvent au plus tôt leur famille.
En décembre 1917, il a bénéficié d’une libération sanitaire par la Suisse.
Rémy Cazals, avril 2016
Bibinet, Cyrille
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, ont été recueillis des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre, regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. La photo de Cyrille Bibinet illustre la couverture du livre.
Ce cultivateur de Saint-Martin-Labouval (Lot), marié et père d’une fillette de deux ans, est parti au 11e RI de Montauban. Il a successivement rempli huit carnets qu’il venait soigneusement déposer chez lui lors des permissions, car il accordait une grande importance à la conservation de ces souvenirs. Le texte montre sa curiosité intellectuelle.
Le départ est noté par une phrase laconique (p. 29) : « Par ordre de mobilisation générale du 2 août 1914, fallut se séparer de ma famille, abandonner tous mes travaux agricoles pour endosser l’habit militaire et aller lutter contre un peuple envahisseur jaloux de notre bien-être. » Il est blessé le 15 septembre 1914 et apporte un témoignage intéressant (p. 112-113) sur l’épisode : « J’étais tombé la tête en bas, les jambes paralysées sans pouvoir me remuer. » Lorsque passe un homme de son escouade, il l’appelle. « Enlève-moi mon sac, lui dis-je ; ton sac, me dit-il, tu n’en a pas, l’obus te l’a emporté. »
De retour sur le front, il apprécie la rencontre des « pays » pour boire une chopine ou tenir conversation (p. 165) : « Il me semblait être en famille. » Le comportement vis-à-vis des prisonniers varie. Ainsi, en juin 1915 (les éditeurs du livre n’ont pas indiqué le lieu) : « Toutes les tranchées étaient démolies et englouties pleines de Boches. Les zouaves faisaient des prisonniers, mais les tirailleurs [algériens] point. Ils se régalaient de jeter des grenades ou des bombes à travers les tranchées englouties où les Boches criaient « Kamarade » et les tirailleurs répondaient « Pas Kamarade », boum, une grenade et tous étaient tués ou blessés. »
Au cours d’une permission, « profitant de la saison qui fut très favorable, je fis une bonne partie des semailles en blé » (octobre 1917, p. 159). Mais on a beau être un agriculteur dur à la peine, à la guerre, c’est autre chose : « Nov. 1917, secteur de Verdun. Je rejoins le PC de ma nouvelle compagnie d’affectation. Il faisait une nuit si obscure que le guide se perdit en cours de route et, de trous d’obus en trous d’obus, dans la boue, dans l’eau sans pouvoir allumer la moindre lumière, nous étions à la merci des balles de mitrailleuses et des obus. On passa ainsi trois heures dans des angoisses terribles sans pouvoir s’orienter et le ventre vide. Enfin, un homme de liaison d’un autre régiment venant à passer nous mit dans la bonne direction et à 9 h et demie on arrivait au poste du commandant exténués de fatigue et de faim, pleins de boue et mouillés jusqu’à la ceinture… Je ne puis vous exprimer dans quel état nous étions, les trois qui faisions route ensemble. C’était lamentable, jamais dans la vie civile je n’aurais voulu faire ainsi, m’aurait-on payé avec des billets de mille francs. »
Ses vœux du 1er janvier 1918 peuvent servir de conclusion (p. 79) : « Combien y en avait-il pas qu’il y a un an croyaient que cette guerre serait finie. Et pourtant nous y voilà encore et plus fort embarrassés que jamais. On nous a tenus par des dires, par des discours, par des bourrages de crâne et aucune promesse n’a abouti. Faut espérer quand même, comme on a la routine de le dire en France, que l’année 1918 sera meilleure que les trois précédentes, qu’elle sera fructueuse pour nos armes ou pour notre diplomatie, qu’elle nous amènera la paix tant désirée par tout le monde et que chacun reprendra sa vie normale de famille sachant supporter les diverses difficultés qui viendront encore entraver notre vie. »
Une édition intégrale des carnets de Cyrille Bibinet serait une initiative intéressante.
Rémy Cazals, avril 2016
Marcenac, René
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. René Marcenac, fils de commerçants de Cahors, titulaire du baccalauréat, est l’un de ces témoins. Il a rédigé des carnets dont de très larges extraits sont donnés dans le livre.
C’est en juin 1915, au 59e RI, qu’il découvre les tranchées. Un ancien lui montre les morts restés dans le no man’s land, « une longue ligne de capotes bleues qui étaient allongées dans la plaine ». Il a écrit de belles pages sur une patrouille de nuit en août, récit qui débute avec la remise d’instructions à un camarade pour avertir la famille au cas où… En septembre, lors d’une « relève descendante », les soldats expriment leur joie : « On blague, on rigole. » Marcenac note qu’en annonçant une attaque pour le lendemain, l’officier affirme que les défenses allemandes seront détruites et qu’il n’y aura plus « qu’à avancer l’arme à la bretelle ». Sans commentaire, les poilus se mettent à échanger leurs adresses pour que les survivants renseignent les familles des tués. Et : « Quelques soldats, un peloton sans doute vient de franchir le parapet, une seconde, un éclair, et les voilà fauchés pour toujours car les mitrailleuses ennemies ont fait leur travail. » Ensuite : « Un des devoirs les plus tristes à faire est certainement la visite de ceux qui sont morts. Il faut quelquefois, pour retourner les poches des poilus, plonger la main dans le sang. On y trouve de toutes choses, des débris de tabac qu’on jette, les carnets de souvenirs précieux pour les familles, la photo de la femme ou de la fiancée… On les enveloppe sous le nom et le matricule du soldat. Comment ne pas penser à la douleur de la maman qui compte sur le retour de son cher fils. Parfois, hélas, le soldat a perdu son livret, la chaîne de la plaque s’est brisée, pas une lettre, pas une enveloppe ne laisse tomber son nom. Force est d’enterrer le mort sans aucun renseignement. » Une fois, Marcenac signale un caporal détrousseur de cadavres (p. 127).
Comme tant d’autres fantassins il a vu des Allemands faits prisonniers et envoyés à l’arrière (p. 96), des Français tués sous le tir des canons français (p. 98) : « C’est terrible d’être tué par les nôtres. On a beau faire allonger le tir, on a beau envoyer un agent de liaison, notre artillerie fauche toujours. » Une trêve (p. 111, texte daté du 16 juin 1915, lieu non mentionné) : Des prospectus annonçant des victoires russes sont envoyés aux Allemands qui finissent par se montrer. « Pendant un quart d’heure environ nous causons entre Français et Allemands, faisant des signes de se rendre. « Jamais », répond l’officier allemand, un homme à monocle. Notre lieutenant qui cause l’allemand leur parle des dernières victoires que nous avons eues. En réponse à la victoire russe, le Boche nous répond en français : « On vous trompe, nous avons pris les forts de Vaux et de Douaumont, vous vous figurez que ce n’est rien ça ? » Des deux côtés ennemis tout le monde est sur le parapet. Après un bon quart d’heure de causerie, tout le monde rentre dans la tranchée. Boches et Français ne sont plus visibles, c’est fini. »
À Verdun en novembre 1917, il écrit une de ces nombreuses pages d’anthologie sur le sujet de la boue, à l’occasion d’une marche nocturne : « Le brouillard devient plus intense, on ne voit plus où on pose le pied. Ouf ! Les pieds s’enfoncent dans la boue qui atteint jusqu’au mollet, parfois aux genoux. La terre qui a été bouleversée par les bombardements continuels, remuée en tout sens, forme glaise, et l’eau reste à la surface ou, si elle parvient à s’infiltrer quelque peu, forme une boue épaisse, gluante. Plus nous avançons, plus cela devient pénible. Un homme tombe à l’eau et disparaît ; à grand peine nous le sortons. Plus loin, c’est un homme enlisé que les hommes arrachent à la boue. Ah ! comme le sac est lourd ! On sent l’eau qui coule le long du corps ayant traversé les effets. […] Mais voilà que soudain un murmure passe le long de la colonne : « Nous sommes perdus, perdus ! » Ah il n’y a rien qui vous coupe les jambes comme cela : perdus ! […] Je prends mon couteau et je coupe ma capote à hauteur de la vareuse, mes camarades font comme moi, nous voilà soulagés un peu car la capote traînant sur la boue emmenait avec elle un paquet de boue. […] Petit à petit le jour arrive, on se regarde, on est méconnaissable […] Eh bien tous les huit nous nous sommes mis à rire. Cela nous paraissait si bizarre notre tenue que nous avons ri et puis la tristesse nous a repris. De tous côtés, aussi loin que notre vue pouvait apercevoir, une mer de boue, des trous d’obus remplis d’eau et rien que des trous d’obus, pas une vie humaine. »
Il a su voir les relations entre soldats et officiers (p. 173) : « Dans la vie du poilu il est des choses que celui-ci ne peut oublier. La plus importante, c’est le mal que le gradé lui a fait. En première ligne, l’officier tâche d’être bien avec le soldat mais à l’arrière, pour la moindre chose qu’il fasse, le gradé fait valoir ses droits en punissant sévèrement l’homme qui a fauté pour bien peu bien souvent. Cependant le poilu, bien souvent père de famille obsédé par le cafard, par la misère que subit sa famille, a des minutes de faiblesse, un moment de laisser aller. Malheur au pauvre poilu s’il commet une faute, aussi légère soit-elle. Ah ! triste vie que ce métier militaire. Quand donc serons-nous affranchis de ce joug qui pèse tant sur nos épaules de forçats, quand, quand ? »
Ce n’est que le 15 septembre 1919 qu’il est démobilisé (p. 82) : « Le cauchemar était fini. »
Rémy Cazals, avril 2016
Delcayre, Jean-Baptiste
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Jean-Baptiste Delcayre était cultivateur à Meyronne (Lot) avant la guerre. On a de lui 250 lettres adressées à sa famille. Parti au 131e RIT, il a été d’abord ordonnance d’un officier, puis affecté à diverses missions de transport. Avant même son départ, il a décrit la « grande animation » qui règne au chef-lieu, le 7 août 1914, la population cherchant à encourager les soldats : « Tous les régiments qui passent pour aller à la frontière sont salués par des bravos et Vive la France. C’est curieux à voir. Notre détachement est rentré à la caserne le jour de notre arrivée en chantant la Marseillaise et drapeaux en tête. Les officiers étaient joyeux, mon commandant nous a félicités. » En même temps, il se préoccupe du prix payé par la réquisition pour la jument de sa ferme. Et, peu après (30 septembre), il commence à donner des conseils pour les travaux agricoles : « Je vous recommande de laisser assez mûrir le tabac, vous verrez bien d’abord lorsque les autres le couperont et vous n’aurez qu’à leur montrer d’abord ; j’ai confiance avec Portal Gaubert car lui laisse assez mûrir, écoutez bien ses conseils. »
La séparation et les mauvaises conditions de vie sont pénibles à supporter, mais il y a de plus malheureux (3 décembre 1914) : « Pense aux habitants des pays ravagés où le mari est sur la ligne de feu, sa famille éparpillée à droite ou à gauche, sans correspondance dans des pays sans connaitre personne, souvent sans ressources, leurs récoltes ravagées, leurs maisons pillées ou incendiées ou écroulées à coups de canons. »
Le 29 mai 1917, il fait de manière un peu confuse une remarque de bon sens sur le rapport ambigu des soldats avec la presse : « Les communiqués, je ne les regarde plus mais les journaux viennent intéressants quand même si ce n’est que pour nous bourrer le crâne ; pardonnons-les quand même car en attendant ça nous relève le moral, car sans cela il commencerait à être bien bas et il y a de quoi. » Comment s’en sortir ? « Il n’y a pas d’autre cas de gale, mais d’abord c’est rien du tout que de la chance pour celui qui l’attrape. Celui qui n’a qu’un bras ou une jambe, on le réforme, il est content car il a la vie sauve mais cela ne veut pas dire que ça soit tout bonheur. Il faut être malade pour être réformé, il faut un cas sérieux mais en ce moment on est content de tout pour se sortir de cette tuerie » (17 septembre 1917).
Fin décembre 1917, « pour la quatrième fois », Jean-Baptiste est obligé d’envoyer ses vœux par lettre : « Tout de même, c’est bien triste de vivre ainsi de longues années séparés de ceux que l’on aime. Je vous souhaite une année avec une santé parfaite et que tous vos désirs surtout se réalisent car alors ça sera mon retour, j’en suis sûr. » En effet, l’année 1918 sera la dernière année de guerre, grâce aux tanks et aux Américains. Le 5 juillet, Jean-Baptiste écrit à son petit Marcel qui a bien grandi : « Tu me dis que tu penses à moi, crois-moi cher petit Marcel que moi aussi je pense à toi et à tous, il ne se passe guère de moment que je ne pense à vous tous et ainsi depuis 4 ans. Ceux qui prétendent qu’on s’y fait à la guerre ne doivent pas en avoir goûté. Cependant plus que jamais il faut le courage et la patience. Serait un lâche celui qui reculerait devant les sacrifices qu’il peut rendre [sacrifices ou services ?]. Aujourd’hui, mon cher petit Marcel, un millier de soldats américains sont à nos côtés. Ils ont couru de grands dangers pour venir sur notre sol. Ils sont curieux à voir. […] C’est frappant quand on voit ces hommes venir de si loin pour défendre notre cause. Ce sera dur encore quelques mois, mais le jour viendra où nous aurons la supériorité. Je voudrais bien t’avoir à côté de moi pour te montrer beaucoup de choses. Tu verrais ces avions français voler toute la journée au-dessus de nos têtes et en quantités. Ces régiments d’Américains avec leurs grands chapeaux, ces tanks que nous ramenons du combat et qui sont criblés de balles mais aucune ne peut traverser, pas même les éclats d’obus, ça ne fait que lui lever la peinture. »
Rémy Cazals, avril 2016
Dantony, Etienne (1879-1917)
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. Un de ces témoins, Étienne Clément Dantony, né à Montgesty (Lot) le 29 novembre 1879, agriculteur, est parti en guerre au 131e RIT, puis a été versé au 9e RI. Dans sa lettre du 10 août 1914 , il tente de rassurer sa famille : « Nous sommes vieux pour aller au front, aussi nous sommes à passer du beau temps et il nous faut en profiter. » Il se soucie du travail à la ferme, là-bas, « au pays » : « Dans votre lettre, vous me dites qu’au pays il ne fait que pleuvoir, cela ne vous avancera pas pour les travaux du printemps, surtout pour commencer de labourer les vignes et s’il pleut comme vous me dites, c’est impossible que vous puissiez y rentrer, surtout dans le terrain du Sierey » (15 mars 1916). Et, le 20 avril : « Quoique nous soyons bien, notre absence se trouve à dire pour les travaux de la maison ; j’aurais bien voulu, s’il m’avait été possible, vous aider à travailler les vignes, le temps m’aurait pas été si long. »
Comme tant d’autres, il aspire à retrouver sa vie du temps de paix : « Il me tarde beaucoup que cette maudite guerre finisse et qu’on nous laisse reprendre l’ancienne vie civile car à présent l’on en est fatigué de cette maudite vie. Ce n’est pas une existence. Il faut avoir espoir que cette guerre ne peut pas durer toute la vie et qu’avant longtemps Dieu nous accordera la paix tant désirée et elle sera la bienvenue. »
La « maudite guerre » a pris sa vie le 22 mai 1917 dans la Meuse.
Rémy Cazals, avril 2016
Gardes, Simon (1893-1914)
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Simon Antonin Gardes est l’un d’eux. Il est né le 28 octobre 1893 à Payrac (Lot) et a été tué à l’ennemi le 20 décembre 1914 à Perthes-les-Hurlus, à l’âge de 21 ans. Sergent au 7e RI, il était passé au 207e RI. On a peu de choses de lui : une photo (p. 63 du livre) et quelques lettres adressées à ses parents et à sa sœur Marie. Certaines nous apprennent qu’il était catholique pratiquant : il assiste à la messe, aux vêpres. Le 2 novembre 1914, il écrit : « Des Cadurciens se trouvent au 207e. Ils n’osaient pas faire leur devoir de catholique à Cahors, ils le font à 5 km de l’ennemi. J’ai encore fait ma communion ce matin. »
Le 29 juillet, en pleine crise internationale, il avait écrit à Marie : « Je vois que tu as l’air de te faire beaucoup de mauvais sang pour moi à cause de la guerre. Tu sais que, si elle éclate, il faut que je parte et cela fait que si je vous sais tous à vous faire de la bile et pleurer, comment veux-tu que moi, qui n’ai besoin que de courage et de sang-froid, je résiste à tout cela ? Je puis t’affirmer que, s’il le faut, je partirai de bon cœur et avec du courage en main. Tu sais qu’entre l’Allemagne et nous il faut que ça casse une fois ou l’autre. Si l’heure est arrivée, nous verrons qui aura le dernier mot, mais nous ne craignons rien. » Cependant, dès le 14 octobre, il écrit : « Nous en avons soupé presque tous de la guerre. » Et il termine sa lettre du 18 décembre par un « Vivement la paix ! » Il sera tué deux jours plus tard.
Rémy Cazals, avril 2016
Lafon, Ernest
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Le témoignage de l’instituteur d’Albas, Ernest Lafon, est peu contextualisé. On ne donne pas son âge ; on dit seulement qu’il a écrit une « relation » des premiers jours de la guerre, vus du Lot ; on sait seulement qu’il a été mobilisé au 131e RIT. Mais ses notes sur juillet-août 1914 sont intéressantes. Il constate que les journaux de fin juillet ont rétrogradé l’affaire Caillaux à la rubrique des faits divers, tandis que les nouvelles de la tension internationale deviennent de plus en plus inquiétantes. « C’est avec une fièvre croissante qu’on attend l’arrivée du courrier. Incapable de continuer ma classe avec calme, je fais les cent pas autour des rangées de bancs. » L’assassinat de Jaurès est « un véritable coup de massue asséné sur nos cerveaux déjà si abattus ». Le télégramme annonçant la mobilisation générale arrive à Albas le 1er août. C’est le dernier jour d’école avant les grandes vacances ; avant de se séparer, maître et élèves crient ensemble : « Vive la France ! » Le 3 août, il voit partir un groupe de jeunes gens qui annoncent leur retour « pour les vendanges ou au plus tard pour boire le vin nouveau ».
Il rejoint la gare de Camy à bicyclette pour assister au départ du train : « Quelle foule ! Il en est venu de partout, de la montagne et de la plaine. Les nôtres, tranquillement assis à l’ombre d’un platane, se trouvent un peu isolés au milieu de toute la population luzechoise qui, fanfare en tête, accompagne ses enfants. Comment rapporter tant d’émouvantes scènes, le stoïcisme de la part de ceux qui restent et qui s’efforcent de maintenir leur abnégation à l’altitude du courage de ceux qui s’en vont ? Je vois encore ces couples muets, la femme appuyée sur l’épaule du mari observant une héroïque froideur, une réserve sublime pour éviter toute défaillance. »
Rémy Cazals, avril 2016
Sudres, Pierre (18..-1936)
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Parmi ces témoins, Pierre Sudres est conseiller de préfecture à Cahors, issu d’une famille aisée de Saint-Céré. Il a témoigné sur un carnet de route, peut-être revu après la guerre, mais la précision des dates atteste de notes détaillées prises sur le moment.
Rappelé à la préfecture du Lot pendant ses vacances, il est bien placé pour connaitre les nouvelles au moment de la crise de l’été 1914. « L’assassinat de Jaurès éclate comme un coup de foudre. » Puis, lorsque la nouvelle de la mobilisation arrive, le préfet « est très pâle, très ému » ; « les cloches de la cathédrale s’ébranlent, celles des autres églises ne tardent pas à les soutenir de leurs notes lentes et lugubres » ; « les femmes pleurent et se désespèrent ». Lui-même se sent effondré, écrasé, mais il se ressaisit : « Je fais l’offrande de ma vie à mon pays. Le devoir qui va s’imposer à tous les hommes valides de France, je l’accomplirai. […] Je possède quelques biens. Ma mère ne sera pas dans le besoin. Et puis je ne peux pas permettre que nos biens soient défendus par ceux qui n’en ont pas. »
Les combats d’août 1914 commencent mal. Le « Journal de guerre » de Pierre Sudres, sergent au 207e RI, dont de nombreuses pages sont reproduites dans le livre, décrit la retraite des soldats et l’exode des civils : « Poignant spectacle, je contemple le cœur serré ces longues théories de chariots surchargés parfois d’objets inutiles, indice du désarroi et de la rapidité avec laquelle ils ont été assemblés. Je suis d’un regard compatissant ces hommes âgés, ces enfants, ces femmes, ces vieillards qui suivent les restes d’un foyer brutalement abandonné. » La retraite des troupes se fait dans le plus grand désordre après la défaite de Bertrix. On a de la peine à creuser des tranchées car les soldats se sont débarrassés de leurs outils portatifs. Puis c’est la bataille de la Marne, les troupes comprenant « confusément » dès le 6 septembre que la situation est en train de changer.
En décembre 1914, il connait son « grand premier coup de chien », l’assaut sous les balles et la prise d’une tranchée allemande dont les occupants préfèrent se rendre : « Ils ont considéré comme inutile de résister, n’ayant pas sans doute une possibilité de retraite. Ils manifestent du reste une visible satisfaction et ils ne paraissent qu’inquiets de la réaction que cette attaque va provoquer de la part des leurs. » Pierre Sudres en tire un bilan critique : « Décidément, cette attaque partielle me paraît être injustifiée. Ses faibles résultats sont trop disproportionnés avec les pertes qu’ils coûtent. »
Pierre Sudres finira la guerre comme sous-lieutenant. Atteint par les gaz, il en gardera des séquelles jusqu’à sa mort en 1936.
Rémy Cazals, avril 2016
Gavrilenko, Stéphane Ivanovitch (18..-1968)
Originaire de Taranov, village cosaque du Kouban. Caporal dans le corps expéditionnaire russe envoyé combattre en France en 1916. Il avait une certaine instruction lui permettant de rédiger un carnet bien développé, d’écrire des poèmes et une courte pièce de théâtre. D’après Rémi Adam, il serait le seul homme de cette troupe dont les carnets de guerre nous sont parvenus. Il s’agit de trois cahiers qui rendent compte de la période du 1er janvier 1916 au 27 mai 1917 ; la pièce de théâtre est datée de l’automne 1917. Ces textes montrent l’évolution de sa pensée, depuis une adhésion totale au tsar jusqu’à la révolte. Le texte, traduit du russe, est présenté par Rémi Adam, avec l’aide de Jean Gavrilenko, fils de l’auteur : Rémi Adam, Le journal de Stéphane Ivanovitch Gavrilenko, Un soldat russe en France 1916-1917, Toulouse, Privat, collection « Destins de la Grande Guerre », 2014, 189 pages, illustrations.
Rémi Adam donne d’abord une introduction « didactique » sur l’histoire du corps expéditionnaire russe : sa formation ; le voyage, l’arrivée en France, le front ; la chute du régime tsariste ; l’offensive d’avril 1917 et la décomposition du corps expéditionnaire ; la manifestation du 1er mai 1917.
La première partie du journal concerne le voyage de Saratov au camp de Mailly (43 pages du livre) : « l’immense Sibérie » ; les traces de la guerre russo-japonaise en Extrême-Orient ; le périple en mer ; les rues de Colombo ; la mer Rouge ; le canal de Suez. On assiste à des manifestations de fidélité au tsar (« Longue vie à Sa Majesté Impériale Nicolas Alexandrovitch ») ; on chante à la messe avec ardeur. Le 12 avril, le bateau arrive en France, et les Russes reçoivent un accueil chaleureux de « la merveilleuse Marseille ». Puis c’est en chemin de fer qu’ils découvrent la « beauté » et la « splendeur » de la France, toujours ovationnés par la population. Le 15 avril, au camp de Mailly, il note : « Nous n’avions aucune envie de sortir de ce rêve féerique qu’avait été notre voyage. »
La période qui va jusqu’en février 1917 constitue une seconde partie. Peu après l’arrivée à Mailly, on célèbre par une parade la fête patronymique de Sa Majesté l’Impératrice Alexandra Feodorovna, puis une visite de Poincaré, puis encore « le jour du couronnement de Leurs Majestés Impériales », et la fête de la Sainte-Trinité. Mais un poème de mai 1916 est consacré à la triste mort d’un soldat russe « en terre étrangère » et un autre aux belles années de sa jeunesse qui « sont restées en Russie ». Des descriptions plus terre à terre sont également présentes : les maisons closes près du camp ; les exercices, les vaccinations ; l’attribution de marraines de guerre ; le système des tranchées, les bombardements, les attaques. La période est entrecoupée par un séjour à Paris autour du 14 juillet. Les Russes font du tourisme, découvrent le métro et le tombeau de Napoléon. La fin de 1916 est marquée par des critiques de plus en plus dures des officiers, lâches et brutaux, et des Français qui traitent les Russes comme des chiens (p. 127). Dès lors, un poème dit clairement « On en a marre ». Il faut fêter Noël en pays étranger, loin de sa famille, pour mener une « guerre ruineuse et insensée » (p. 130). En février, il s’élève contre les chefs, buveurs du sang des soldats.
Lorsque les soldats russes en France apprennent l’abdication du tsar, celui-ci n’est plus « Sa Majesté Impériale » mais « le souverain russe Nicolas II ». Pour Stéphane Ivanovitch, le gouvernement provisoire « s’efforce d’établir pour les Russes la liberté et la citoyenneté ». « Un tel événement nous causa de la joie. Nos chefs au contraire étaient mécontents à un point qu’on ne peut décrire. » Ces derniers doivent s’incliner devant le comité de soldats qui prend position contre les punitions. L’offensive désastreuse du 16 avril aggrave le mécontentement. Les comités réussissent à organiser une grande manifestation, le 1er mai, où les orateurs, simples soldats, exaltent la liberté de la Russie et obligent un colonel à demander pardon pour son attitude passée. Le 17 mai, lorsqu’on leur donne l’ordre de reprendre les exercices avant de retourner au combat, les comités décident de ne pas obéir « aussi longtemps qu’on n’aurait pas amélioré les conditions de vie du soldat et ses lieux de cantonnement ».
Le journal de Stéphane Ivanovitch ne va pas au-delà du 27 mai ; la courte pièce de théâtre qu’il a écrite et qui a été jouée devant ses camarades à l’automne 1917 se termine pas ces mots « Défends à fond ton comité ».
« En guise d’épilogue », Rémi Adam évoque le corps expéditionnaire russe après la révolte du 1er mai 1917, la mutinerie du camp de La Courtine et sa répression, le devenir des soldats russes. Stéphane Ivanovitch accepte de travailler en France comme cultivateur en Haute-Saône. Le rapatriement est tardif. Gavrilenko reste en France, se marie et devient ébéniste dans la région de Belfort. En 1967, avec son fils, il peut retourner pour la première fois au Kouban où il rencontre des membres de sa famille. Il meurt en janvier 1968.
Rémy Cazals, avril 2016
Graham, Stephen (1884-1975)
1) Le témoin
Journaliste, auteur de récits de voyage, essayiste et romancier, Stephen Graham a écrit deux ouvrages sur la Grande Guerre : A Private in the Guards (1919) et The Challenge of the Dead (1921).
Né à Édimbourg en 1884, il quitte l’école à l’âge de 14 ans et travaille à Londres dans l’administration. C’est en lisant Dostoïevski qu’il se prend de passion pour la Russie et décide d’apprendre la langue de l’auteur de L’Idiot. Son premier voyage en Russie date de 1906. De retour en Grande-Bretagne, il n’a plus qu’une seule envie : repartir à Moscou. En 1908, il s’installe dans la capitale russe et se marie l’année suivante. Stephen Graham vit des cours d’anglais qu’il dispense et des articles qu’il envoie aux journaux anglais. Il voyage ensuite dans le Caucase et le Nord de la Russie et publie les récits de ses expéditions, entamant ainsi une carrière d’écrivain-voyageur qui durera toute sa vie. Il se trouve dans les montagnes de l’Altaï quand la guerre éclate et envoie au Times des articles relatant les combats sur le front russe.
De retour en Grande-Bretagne, il rend compte de la guerre sur le front oriental et donne des conférences sur la spiritualité russe. En septembre 1917, il rejoint les Scots Guards et entame ses classes en tant que simple soldat au camp de Caterham. Baptisé la Petite Sparte par la troupe, ce camp se distingue par la sévérité de sa discipline. Après un bref passage à la caserne londonienne de Wellingon, à Londres, pendant lequel il monte plusieurs fois la garde devant Buckingham Palace, il part pour la France en mars 1918. D’abord affecté au secteur d’Arras, il participe à la guerre de mouvement du printemps à l’automne 1918. Après l’armistice, les Scots Guards pénètrent en Allemagne et occupent Cologne.
De retour en Grande-Bretagne, Stephen Graham se demande quel nouveau tournant prendra sa vie, les Occidentaux étant désormais indésirables en Russie. En 1921, il revient sur les champs de bataille et s’interroge sur l’avenir de l’Europe. Le sacrifice de ceux qui sont tombés au champ d’honneur n’est-il pas en passe d’être oublié ? Le compte rendu de son itinéraire dans les villes en ruines de France et de Belgique sera publié sous le titre The Challenge of the Dead, en 1921. Stephen Graham ne peut cacher sa tristesse face aux villes en ruines et à la faculté qu’a l’être humain d’oublier. Il estime qu’un jour les cimetières militaires qu’aménage la Commission Impériale des Sépultures de Guerre ne seront plus visités par personne. Si l’avenir lui donnera tort, on ne peut qu’attester l’amertume qui a saisi tous ceux qui se sont rendus sur le front occidental au lendemain de la guerre. L’ampleur des ruines ne pouvait qu’engendrer un sentiment d’abattement que la foi en l’avenir ne parvenait pas toujours à surmonter.
Par la suite, Stephen Graham continuera de mener une vie de globe-trotter, avec notamment de longs séjours aux Etats-Unis et en Yougoslavie, qui donneront lieu à des récits de voyage. Il publiera également plusieurs romans et travaillera pour la BBC pendant la guerre.
A l’instar d’un Cendrars ou d’un Kessel, Stephen Graham faisait partie de ces écrivains-voyageurs pour qui l’aventure n’était pas un simple mot et qui n’ont jamais hésité à prendre des risques pour rendre compte de l’état du monde par le biais de l’écriture, mêlant avec talent l’art du reportage à celui de la littérature romanesque.
2. Le témoignage
A Private in the Guards est publié en 1919. Le livre inclut des articles précédemment publiés dans la Saturday Westminster Gazette, le Times, le Spectator et The English Review.
3. Analyse
Les premiers chapitres consacrés à la période d’entraînement en Grande-Bretagne occupent plus d’un tiers de l’ouvrage. L’auteur tient à nous montrer tous les aspects de la formation militaire pour nous amener à réfléchir sur les notions de discipline et d’esprit de corps. Les recrues sont humiliées, verbalement ou physiquement. Les punitions ne sont pas toujours justifiées et l’atmosphère exécrable. Cette description sans concession sera jugée excessive par bon nombre de lecteurs, outrés que l’on puisse ainsi critiquer le fonctionnement de l’armée. D’autres témoignages attestent pourtant de la brutalité inutile qui régnait sur les champs de manœuvre, notamment au célèbre Bull-ring d’Étaples.
Dans les chapitres relatant les combats en France, Stephen Graham décrit la brutalité de la guerre et s’attarde notamment sur les mauvais traitements que subissent les prisonniers allemands. Selon une règle tacite, les prisonniers sont même devenus indésirables et les prétextes pour s’en débarrasser deviennent monnaie courante. Pourtant, quand les Scots Guards occupent Cologne à la fin de l’année 1918, Stephen Graham est frappé par l’absence de ressentiment entre les soldats britanniques et la population allemande. Il note toutefois que la guerre a rendu les comportements plus agressifs, avec une forte dose de violence intériorisée.
Ces commentaires acerbes pourraient laisser penser que l’auteur s’inscrit dans une démarche de dénonciation et de pacifisme. Il n’en est rien. Stephen Graham constate, pointe du doigt les abus mais ne remet pas en question le fonctionnement de l’armée. La première phrase du livre énonce clairement que plus la discipline est sévère, plus le soldat sera valable. Le regard que l’auteur porte sur son expérience combattante est fondamentalement ambigu. Et c’est en cela qu’il est intéressant. Il comprend et atteste de la nécessité d’une discipline implacable pour gagner la guerre tout en déplorant le coût humain. Ce paradoxe moral est exposé sans être véritablement tranché. Un des chapitres s’intitule « War the brutaliser », préfigurant le concept de « brutalisation » que développera l’historien George L. Mosse au début des années 1990 à propos du champ politique allemand après la guerre [mais les travaux de Benjamin Ziemann ont montré que la plupart des soldats allemands aspiraient à une vie paisible au sortir de la guerre].
Le point de vue de Stephen Graham est celui d’un journaliste engagé. Sa position de simple soldat n’appartenant pas au monde ouvrier lui permet d’être un observateur privilégié de la troupe. Ses commentaires sur le niveau culturel, les mœurs et le langage des hommes du rang ne sont guère flatteurs. Un de ses officiers lui ayant demandé d’interroger ses camarades et ses officiers pour écrire une chronique du bataillon, il s’attelle à cette tâche. Nous avons ainsi au milieu de l’ouvrage un retour en arrière pour présenter l’historique des Scots Guards depuis août 1914. Ces passages ne sont pas ceux qui présentent le plus d’intérêt. Par contre le chapitre consacré aux morts, qui puise quant à lui dans le vécu de l’auteur, constitue un véritable brûlot qui expose à la lumière la plus crue la déshumanisation qu’implique l’expérience combattante. Stephen Graham nous décrit sans ménagement le comportement de certains survivants envers les morts au bout de quatre ans de guerre. Chez de nombreux soldats, l’extraordinaire manque de respect envers les morts était devenu un comportement habituel. Il donnaient des coups de pied dans les cadavres, perçaient leurs poches du bout de leurs fusils, les déshabillaient et se moquaient de leurs expressions faciales. Les morts sont dépouillés de toutes leurs possessions, y compris les bagues et médailles religieuses. Les lettres et photos sont par contre laissées sur le champ de bataille car elles n’ont aucune valeur marchande. Stephen Graham dénonce ces comportements qui restent cependant marginaux au vu de la grande majorité des témoignages britanniques publiés, dans lesquels le respect envers les morts est amplement attesté. Soucieux du problème d’identification des corps et de l’attente douloureuse dans laquelle sont plongées les familles de disparus, il lui arrive régulièrement de récupérer ces lettres et d’écrire aux familles concernées. Le chapitre concernant les aumôniers nous propose également un tableau acerbe de la communauté cléricale, qui ne tombe cependant jamais dans la caricature. La tâche des aumôniers semble impossible et beaucoup d’entre eux laissent tomber le Sermon sur la Montagne pour prêcher une haine justifiable de l’ennemi.
Les derniers chapitres concernent la traversée de la Belgique après l’armistice et l’occupation en Allemagne. La haine qui avait animé les Britanniques pendant quatre ans n’a plus cours. Il existe même entre Britanniques et Allemands une « affinité raciale » évidente. Comme le dit un des hommes de l’unité de Graham : « J’ai passé quatre ans et demi là-bas, en France et en Belgique, et je peux te dire que ceux dont je me sens le plus proche sont les habitants de ce pays. » Là aussi, Stephen Graham n’hésite pas écrire des choses qui déplairont aux lecteurs et à exposer la dure réalité de l’homme en guerre, sans recours à aucune idéologie.
Francis Grembert, mars 2016