Hénin, Onézime (1863-1944)

1. Le témoin

Né en 1863 à Ambleny dans l’Aisne, village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Soissons dans lequel Onézime Hénin résidera jusqu’à sa mort, en avril 1944.

Cadet d’une famille assez aisée de six enfants dont le père était maçon. Fréquente l’école primaire jusqu’à 14 ans puis entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Ce n’est pas un intellectuel mais un curieux : il observe et note ce qu’il considère comme les événements de la vie de son village durant la guerre.

Sculpteur amateur, il consacre son talent à la réalisation d’autels d’église, de calvaires ou de tombes. Culture religieuse fortement teintée de superstition. Il pratique régulièrement et fréquente assidûment l’église de son village.

Se marie en 1884 avec Stéphanie Hécart, également fille de maçon. Le couple eut deux enfants dont un seul survécut. Il parvient à s’enrichir du fruit de son travail et semble très attaché aux valeurs traditionnelles : le travail, la religion et l’attachement à la vie locale. Dès avant la guerre, les Hénin peuvent être considérés comme une famille aisée d’Ambleny où ils possèdent plusieurs maisons et de nombreuses terres. Bien qu’étant maçon de métier, son horizon culturel demeure avant tout celui d’un homme de la terre.

2. Le témoignage

Ambleny, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (1914-1918), Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1993, 224 p. (avant-propos et introduction de Robert Attal et Denis Rolland).

Le journal – du fait du caractère redondant des notes au jour le jour – n’a pas été publié en entier.

Des annexes sont consacrées aux combats de mai à juillet 1918 dans la région d’Ambleny (pp 211-222)

L’ouvrage est illustré de cartes, photographies et documents d’archives évoquant le secteur.

Le journal est commencé dès le début de la guerre (25 juillet 1914). Son auteur semble être rapidement conscient qu’il va être témoin d’événements importants. Il s’arrête peu après la fin du conflit, le 31 décembre 1918. Seuls deux rajouts non publiés mentionnent très brièvement des événements évoquant le mois de janvier 1919.

A noter que l’auteur ajoutera à la fin (non publiée) de son journal un répertoire de 613 noms de soldats, tombés pour l’essentiel en juin et juillet 1918 et dont les corps ont été enterrés sommairement à Ambleny ou dans ses environs.

3. Analyse

Le témoin demeure à Ambleny durant toute la durée du conflit, à l’exception de la période du 30 mai au 25 août 1918 durant laquelle les habitants du village sont évacués par ordre de l’autorité militaire.

Il s’agit d’un témoignage de première main, écrit par un homme simple mais bon observateur du quotidien des civils et des militaires résidant ou venus au repos dans ce village de l’immédiat arrière front. Ses notations, souvent répétitives, ne sont jamais pour autant abandonnées ou réduites à leur plus simple expression. L’aspect local de la guerre est toujours privilégié.

O. Hénin ne s’interroge jamais sur les causes de l’irruption du conflit ni même sur sa portée dans le temps. Que cette guerre devienne mondiale et totale semble complètement lui échapper. A l’instar de l’agriculteur confronté à une catastrophe naturelle inévitable, il décrit presque au jour le jour les événements d’un quotidien qui devient au fil des mois empreint d’une banalité sinistre mais inéluctable. La guerre est là, il faut donc faire avec… Il s’agit avant tout de faire face, tout en s’efforçant de poursuivre au mieux ses activités du temps de paix. Deux bémols dans cette attitude de résignation face à la guerre : le sort du fils unique parti sur le front et, avec le temps, l’apparition de frictions et de tensions entre civils et militaires (chapardages et ivrognerie des troupes, conflits avec les autorités militaires lorsque des pratiques commerciales se mettent en place entre les civils du cru et les militaires).

Son témoignage repose pour l’essentiel sur des événements qu’il a vus ou qui lui ont été rapportés directement par des soldats qu’il a croisés dans son village natal lors des relèves de régiments. Il fait souvent preuve de discernement lorsque les déclarations des uns et des autres s’apparentent à des rumeurs sans fondement.

Ambleny, situé à moins de 3 km du front, subit jusqu’en mars 1917 des bombardements sporadiques. Ce village se retrouvera en première ligne au moment des combats de  juin et juillet 1918. A cette époque le village est complètement évacué. O. Hénin n’y fait un retour définitif qu’à partir du 25 août pour y constater l’ampleur des destructions.

P 22 : 25 juillet 1914, le témoin entend parler pour la première fois par son fils Gaston de l’éventualité d’une guerre. Il demeure assez incrédule et poursuit ses travaux aux champs. Son indifférence choque son fils, permissionnaire : « (…) Gaston n’était pas content de moi car je ne prenais pas fait et cause de sa situation et qu’il se rappellerait longtemps de mon insouciance.»

On notera ici que la perception de l’éventualité de la guerre diffère en fonction des générations. Cet aspect « générationnel » dans la perception du conflit se poursuivra durant toute la guerre (voir par exemple chez Gabriel Chevalier dans La peur).

P 23 : 1er août, « L’après-midi à 5 heures on sonne la grosse cloche à Ambleny, c’est un triste moment à passer, tout le monde quitte le travail pour rentrer à la maison, les gens font des provisions à l’épicerie (…) »

P 23 : 2 août, départ précipité du fils Gaston pour le front. Crise de nerfs du père qui n’a pu revoir son fils.

La famille reçoit rapidement une assez importante correspondance de ce fils unique, du moins dans un premier temps.

P 24 : 6 août, premières rumeurs sur les atrocité allemandes en Belgique. Arrivée de réfugiés en provenance de la région de Verdun.

P 25 : 8 août, rumeurs qualifiées de « fantaisistes » par l’auteur : Français à Mulhouse, pertes effroyables dans les unités françaises et allemandes. « (…) cela me fait frémir. »

P 27 : 16 août, nombreuse assistance à la messe où « on prie pour les soldats ».

P 29 : 24 août, passage de 3 trains de blessés à Ambleny, « nous sommes de plus en plus inquiets. »

P 30 : 29 août, les Allemands sont dans l’Aisne. Passage d’émigrés venant de Guise. Passage d’avions, « on sent que la guerre approche. »

P 31 : 30 et 31 août, arrivée des Anglais à Ambleny. « (…) nous cachons ce que nous voulons préserver du pillage, ou des flammes. » Départ de certains habitants.

P 36 : 1er et 2 septembre, occupation temporaire du village par les Allemands. Achat des troupes allemandes qui paient en marks. Les habitants « se racontent les orgies que les Allemands ont faites dans les maisons où il n’y avait personne. »

P 37 : 3 septembre, retour du maire et réquisitions allemandes : « ils ont pris beaucoup de literie, du linge et un peu de tout. »

P 38 : 5 septembre, retour de certains habitants. Le village se repeuple après une période de « calme épouvantable ».

P 38 : 6 septembre, reflux des Allemands. Une habitante est mal traitée par les Allemands qu’elle a voulu exclure de chez elle.

P 39 : 7 septembre, reflux de troupes du génie allemand mêlé de réfugiés « qui ont bien souffert et qui ont la terreur. »

P 40 : 10 septembre, « jour terrible », reflux massif de troupes allemandes.

P 40 : 12 septembre, arrivée des Français. Bombardement du village. Pillages importants accomplis par les troupes allemandes en repli.

P 43-44 : 20 septembre, « grande bataille de Fontenoy » : offensive des troupes françaises pour prendre pied sur le plateau de Nouvron où les Allemands se sont retranchés. Espionite : arrestation d’un électricien, exécution de deux habitants de Fontenoy, l’un d’eux hébergeaient des Allemands, un autre aurait fourni les plans des carrières de Tartiers aux Allemands.

P 60 : 8 octobre, évocation par un soldat de 1500 cadavres d’Allemands à enterrer et qui seraient morts lors des combats autour de la ferme de Confrécourt le 20 septembre.

Pp 60-61 : 10 octobre, « C’est d’abord Monsieur le Curé qui me dit allez-vous-en, ne venez pas par ici, car on va fusiller deux déserteurs. En effet aux Marronniers, quatre compagnies d’infanterie sont sur les rangs, les gendarmes vont conduire les deux malheureux dans Béron où aura lieu l’exécution, les fosses sont faites d’avance, ils y seront enterrés. Je ne suis pas allé, c’est trop triste. »

P 61 : 15 octobre, interdiction faite à des civils de se rendre dans leurs champs : espionite.

P 66 : 21 octobre, dégradation d’un militaire pour vol.

P 69 : 23 octobre, un habitant de la commune doit passer en conseil de guerre pour vol.

P 77 : 13 novembre, « On nous dit qu’hier nous n’avons pas eu de succès parce que le 305e de ligne n’a pas voulu marcher, c’est la troisième fois qu’ils refusent. »

P 79 : 18 novembre, « Parmi les soldats qui ont refusé de marcher à la dernière attaque de Fontenoy il y en a quinze en prison qui vont passer en Conseil de Guerre. Ils se sont blessés à la main gauche pour ne pas marcher. »

P 80 : 24 novembre, « Maintenant les Français bombardent simplement les tranchées allemandes sans faire d’attaque à la baïonnette car cela faisait mourir trop de monde. »

P 92 : 8 et 9 janvier 1915, « J’écoute causer les soldats qui parlent d’une attaque mais pas un ne voudra marcher. On peut supposer d’avance que ce sera un raté, enfin attendons et espérons. » ; « Chez nous à Ambleny, les soldats se montent toujours la tête au sujet de l’attaque qui doit avoir lieu. Ils ne veulent plus marcher du tout. Ces soldats n’ont pas de patriotisme, ils ne sont pas courageux, sales dans les cantonnements et n’aiment que boire du vin et de la gnôle. »

P 94 : 21 janvier, « Un nouvel engin de guerre Allemands (sic) jette la terreur dans les tranchées, c’est la minenwerfer (sic) qui fait des dégâts effrayants et rend fous les soldats qui ne sont pas touchés. »

P 104 : 26 avril, venue de Poincaré et de Joffre à Ambleny pour assister à une attaque sur le plateau de Nouvron.

P 155 : 7 décembre 1916, « A 9 heures du soir un petit ballon vient atterrir aux Fosses. Il est éclairé, la batterie contre avions qui est là l’arrête. Il contient une trentaine de kilos de journaux écrits en français, principalement « la Gazette des Ardennes », des vieux journaux invendus. On y trouve le nom de 70 prisonniers soldats français et ces journaux reprochent à la France d’avoir voulu la guerre. »

P 156 : 9 décembre, « Le 72e RIT s’en va, il est remplacé par le 25e territorial. Les habitants d’Ambleny regrettent les hommes mais pas les officiers surtout le colonel que l’on appelle « Déguisant ». Il avait la haine après les commerçants, il était plus sauvage que les Boches, il n’aimait que les femmes. »

P 166 : 18 mars 1917, les Allemands ont quitté le plateau de Nouvron. Repli sur la ligne Hindenburg. « Dans la matinée, on nous dit que les Boches sont partis, qu’ils ont abandonné Nouvron, Osly, Cuisy. On n’en croit rien. L’artillerie lourde du Soulier [hameau d’Ambleny] s’en va, beaucoup d’artillerie s’en va toute l’après-midi dans la direction de Fontenoy. On sait que nos troupes sont dans Nouvron et Osly. On entend encore quelques coups de canon mais au loin et un peu dans la direction de Soissons. Je vais bêcher derrière la Tour car il fait beau, je vois le soleil luire sur la côte de Tartiers et de Cuisy, cela émotionne en pensant qu’ils sont redevenus français, et l’on espère qu’Ambleny ne sera plus bombardé. »

P 169 : 20 avril, « Ici à Ambleny une compagnie de forçats de la Guyane est logée dans un baraquement derrière la ferme des Fosses, on dit que c’est pour travailler. »

P 169 : 1er mai, « Beau temps sec, le canon tonne sur Laffaux, il arrive à Ambleny beaucoup de malades. Des Sénégalais. »

P 169 : 2 mai, « Toujours du beau temps et du canon du côté de Laffaux. Les soldats qui étaient à St Bandry et Pernant [villages proches d’Ambleny] s’en vont, c’est un bon débarras pour nous car c’étaient de mauvais sujets, insolents et voleurs. Ils ont pris des poules, des lapins, paons et tout ce qu’ils trouvaient. Ils tiraient du revolver, des grenades et même de la mitrailleuse. C’était la panique dans St Bandry. »

P 170 : 25 mai, « Ici il y a un grand mécontentement parmi les soldats, le 228e qui est à St Bandry et ceux du Soulier [un hameau d’Ambleny] sont obligés de remonter en ligne au bout de 9 jours de repos, pourtant ils étaient ici pour 20 jours, ils veulent se révolutionner, malgré cela ils partent quand même à 7 heures du soir. »

P 187 : 30 mai 1918, « On reçoit l’ordre d’évacuer le pays. C’est pitié de voir les gens quitter leur maison avec une brouette ou un autre véhicule. Nous, nous partons avec le camion par Maubrun. Que c’est dur de dire au revoir à tout ce qu’on ne peut emmener de nos maisons. Tous les habitants sont partis aujourd’hui, nous, nous lâchons 48 lapins dans la cour et les chats, cela fait pitié de les laisser là. »Dans la suite du journal, les lieux d’évacuation où réside la famille sont qualifiés de « stations » comparables à celles d’un chemin de croix…

P 198 : 5 août, retour à Ambleny. Le village a subi de très importantes destructions. La famille Hénin s’installe dans l’une des ses maisons qui n’a pas trop souffert. La principale tâche sera désormais de sauvegarder et remettre en valeur le patrimoine endommagé.

P 204 : 11 novembre, « Signature de l’armistice, le soir les soldats tirent un feu d’artifices, en signe de joie. »

P 207 : 31 décembre, « Dernier jour de mon journal, car je ne vois plus rien d’intéressant à dire. »

4. Autres informations

D’autres témoignages évoquant le même secteur :

Bertier de Sauvigny Albert, Pages d’histoire locale. Notes journalières et souvenirs, réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p.

Clermont Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p.

Etévé Marcel, Lettres d’un combattant (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, 252 p.

Maurin Emile, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Cêtre, 2002, 336 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, octobre 2008

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Lacombe de La Tour, Bon (1889-1940)

1) Le témoin

Né le 19 novembre 1889 à Paris (18e arrondissement). Père : Alphonse Eugène Elie Lacombe de la Tour, militaire de carrière ; chef d’escadron de hussards puis commandant de l’Ecole de Guerre puis commandement d’une division de cavalerie pendant la Grande Guerre. Gouverneur militaire de la province de Luxembourg après la guerre. Mère : Marie-Madeleine Martelet.

Différentes affectations dues à son statut de militaire de carrière. 21 septembre 1910, 2e classe au 21e Régiment de Chasseurs à cheval. Brigadier puis maréchal des logis en 1911. Entre à Saint-Cyr le 12 décembre 1911. Sous-lieutenant le 10 juillet 1913. Affecté au 3e Chasseur à cheval. A la déclaration de guerre, appartient au 4e Chasseur à cheval. Nommé lieutenant le 1er octobre 1914.

Appartient au 10e BCP durant la guerre. Le corps franc est constitué d’éléments hétérogènes provenant du Centre d’instruction divisionnaire et de différentes unités constituant la 170e D.I. (3e et 10e B.C.P., 17e et 116e R.I.). L’auteur mentionne des « chasseurs », des « cavaliers » et même des territoriaux lorsqu’il est chargé d’occuper et diriger le centre de résistance de la Renière (le front est tenu de façon discontinue grâce à ces multiples C.R. du côté français comme du côté allemand). Pour une opération particulière, le corps franc peut être renforcé par des pelotons d’élite d’autres unités (voir, par exemple, p 20) ou des unités ayant des compétences particulières (sapeurs du Génie pour destruction des réseaux, p 21).

Nommé capitaine le 26 juillet 1918.Marié le 17 décembre 1934 à Cécile Ker-Saint-Gilly. Campagne en Syrie et au Levant. Affecté au 1er Régiment de Spahi Marocain puis au 21e Spahi en 1921. En 1932, est nommé chef d’escadron au 6e Régiment de Spahis algériens. Rentre en France en 1939, prend le commandement d’un groupe de légionnaires volontaires du 1er Régiment Etranger de Cavalerie. Mortellement frappé au combat le 9 juin 1940 dans le bois de Noroy (Oise).

2) Le témoignage

La Vosgienne 1917-1918. Une compagnie franche dans la Grande Guerre. Souvenirs du lieutenant-colonel Bon De la Tour, Société philomatique vosgienne (collection « Temps de Guerre »), 2000, 104 p.

Présentation et préface : Jean-Claude Fombaron et Yann Prouillet.

3 cartes, photos, 3 annexes.

3) Analyse

Décembre 1917 – janvier 1918 : patrouilles spatialement très restreintes dans le secteur de la ferme de la Planée (ouest de la forêt communale de Celles-sur-Plaine) puis, dans un premier temps, prudentes patrouilles aux lisières du « bois Neutre ». Occupe et dirige parallèlement le centre de résistance dit de la Renière (avec P.C « au château d’eau »). L’exploration du bois Neutre est faite lors d’ « une vaste opération » sans aller jusqu’au lignes allemandes.Cantonne au village de Nompatelize (lieu qu’il connaît déjà pour y avoir combattu en 1914).

Février 1918 : patrouilles dans le secteur de Launois et du Ban-de-Sapt.

Mars 1918 : à partir du 1er, préparation d’un coup de main d’envergure dans le secteur de Saint-Jean-d’Ormont. Répétitions et entraînements dans le secteur de Nompatelize. L’opération prévue pour la nuit du 8 au 9 est finalement déclenchée puis annulée face aux difficultés techniques. L’auteur part vers le Moulin de Frabois pour continuer la préparation du coup de main qui a échoué. Le projet de coup de main est reprogrammé pour la nuit du 12 au 13. Les choses ne se passent pas comme à l’entraînement et on ne parvient pas à mettre en place les charges allongées avant le déclenchement des tirs de l’artillerie.

21 au 31 mars : région de la Faite, cote 604, pour la préparation d’un autre coup de main visant à faire des prisonniers. L’opération qui échoue dans la nuit du 31 au 1er est remontée la nuit suivante et réussit.

Avril 1918 : du 7 au 15 avril, préparation d’un coup de main sur le bois de Laitre (Ban-de-Sapt). L’opération initialement prévue pour la nuit du 15 au 16 est abandonnée du fait d’un orage. L’opération est accomplie le 15, de jour, à la faveur d’un brouillard. Entre temps, Bon de La Tour a modifié ses plans et obtenu l’aval du général Rondeau.

Nuit du 15 au 16 : constatant que l’unité allemande qui est face à lui n’a pas encore opéré de patrouille, il préfère tendre une embuscade à cette éventuelle patrouille (secteur Saint Jean d’Ormont – Vercoste). Une patrouille allemande sort de la tranchée de la Sane par le point 53-36 mais échappe à l’embuscade française qui n’a pas su respecter les plans initiaux. Le coup de main est reprogrammé pour le 17 au soir dans le même secteur, avec soutien d’artillerie. Il réussit et permet de ramener 3 prisonniers.

19 avril : La Vosgienne doit épauler un autre corps franc sur le secteur de la Chapelotte mais la 170e D.I. est avisée qu’elle doit changer de secteur. L’opération est annulée.

Mai 1918 : déplacement de la 170e D.I. dans la région d’Epinal puis transport jusque dans la région de Senlis (Fleurines). Le corps franc est entraîné comme troupe de choc en vue d’une offensive ou contre offensive.

Septembre 1918 : mention de la dissolution de « la Vosgienne ».

Les souvenirs du lieutenant colonel Bon de La Tour constituent un témoignage d’une belle tenue et d’une grande précision chronologique pour appréhender le fonctionnement d’une compagnie franche dans les Vosges en 1917-18. Le premier mérite de ce témoignage est sans doute de montrer combien il est délicat et complexe de monter un coup de main afin de ramener des prisonniers. Pénétrer dans les lignes adverses défendues par des réseaux atteignant par endroit plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur et gardés par des petits postes n’est pas chose simple. Parvenir à capturer des prisonniers qui ont reçu l’ordre de se replier en cas d’attaque, dans des lignes très faiblement occupées l’est encore moins. Les objectifs des premières patrouilles sont donc modestes mais permettent à la troupe et à son commandement de s’aguerrir. Pour un type d’opération plus ambitieuse, une préparation minutieuse s’impose. Les membres du corps franc passent bien plus de temps à observer les habitudes de l’ennemi, préparer et répéter l’opération qu’à l’accomplir. Ils se construisent patiemment un savoir-faire technique : analyse du renseignement pris au contact de l’ennemi, neutralisation des réseaux et coordination de l’action avec l’artillerie.

Le second mérite de ce témoignage est de montrer que l’échec est un paramètre incontournable de ce genre d’entreprise : l’action respecte rarement les scénarios répétés au cours des entraînements. L’imprévu fait partie intégrante de l’opération et menace sans cesse ses chances de réussite. Les échecs sont au cœur de ce témoignage. C’est l’analyse de leurs causes qui permet d’améliorer la préparation de l’opération suivante.Loin des clichés littéraires (Capitaine Conan de Vercel), Bon de la Tour montre aussi que les corps francs ne sont pas exclusivement constitués de soldats d’élite et que les défaillances de certains soldats ne sont pas si exceptionnelles que cela. La compagnie franche ne s’aguerrit qu’avec le temps et chaque échec permet d’en éliminer les maillons les plus faibles. Et même lorsque le corps franc ne sera plus constitué que d’éléments triés, notre témoin montre qu’il tolère chez ses hommes une défaillance ponctuelle. Tolérance d’autant plus naturelle que l’auteur de ces souvenirs sait également objectivement mesurer les siennes (cf. p 62).

Soulignons enfin combien l’existence de ces compagnies atypiques est précaire : leur longévité au sein d’une division est souvent liée à leur capacité à réussir les difficiles missions qui leur sont confiées.

J.F. Jagielski, juin 2008

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Muzart, Georges (1869-1961)

1. Le témoin

Né le 11 mars 1869 à Fismes (Marne). Géomètre-expert de formation (fonction qu’il remplira jusqu’en 1927). Service militaire au 3e Génie d’Arras. S’installe à Soissons en 1898. Elu conseiller municipal de cette ville en avril 1912. Mobilisé du 2 au 31 août 1914 comme G.V.C. puis de décembre 1916 à février 1917 (rappel de la classe 1889). Maire de Soissons en 1915 par délégation préfectorale jusque fin 1916. Conseiller d’arrondissement à partir de 1919 (radical-socialiste). Reçoit la Légion d’Honneur pour son comportement durant la Grande Guerre (décret publié au J.O. du 10 janvier 1921). Premier adjoint au maire en 1925. Occupe différentes fonctions durant l’entre deux guerres : président de la chambre des géomètres experts de l’Aisne, président du syndicat agricole de petite et moyenne culture, président de la société coopérative de reconstruction. Suite au décès du maire de Soissons, Fernand Marquigny, prend la succession de celui-ci en 1942. Se retire de la vie publique après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Décédé le 1er août 1961.

2. Le témoignage

La première version publiée de ce témoignage l’a été dans le journal La Dépêche de l’Aisne.

La première version éditée de ce témoignage s’intitule Soissons pendant la guerre, Editions Soissonnais 14-18, 1998, 261 p., ISBN 2-9508870-2-3 (préface de Denis Rolland et Jean-Luc Pamart, illustrations photographiques). Cette édition comprend deux annexes qui ne font pas partie du témoignage de Muzart : « Visite de Georges Clemenceau en 1919 » (p 241-249) et « Visite de Raymond Poincaré, le 12 février 1920 et remise de la Croix de la Légion d’Honneur à la ville » (pp 249-260). L’édition de 1998 ne respecte pas la version présentée dans la presse : elle ne traite que de la période allant de 1914 à 1925 alors que le manuscrit (conservé par la famille) couvre la période allant jusqu’en 1944 ; un redécoupage en chapitres a été établi, découpage que nous reprenons dans l’analyse de ce témoignage. Les préfaciers indiquent la suppression de « rares passages » tout en précisant que « la forme, malgré certaines lourdeurs, n’a pas été modifiée. » (voir préface p 5)

Notons enfin que ce témoignage cite régulièrement le contenu de certains documents officiels (affiches, délibérations, comptes-rendus de conseil municipaux, etc…) et rapporte le contenu d’autres témoignages de civils et militaires (oraux ou écrits) qui ont été confiés sans doute tardivement à l’auteur (pp 55-56, 78-80, 109-118 par exemple). Il se veut également un témoignage visant « à rétablir la vérité historique » (p 122), notamment lorsque les propos du témoin ou des témoins cités contredisent les versions officielles défendues par les militaires (affaire de Crouy).

3. Analyse

L’intérêt de ce témoignage de semi-civil (quittant assez rapidement son affectation de G.V.C) repose sur deux aspects qui nous paraissent essentiels : la durée sur laquelle porte ce témoignage (des prémices de la guerre jusqu’en 1919) et la place qu’occupe ce témoin dans une ville de province où la quasi totalité des édiles abandonnent la ville face à la menace ennemie ou aux conditions de vie extrêmement délicates puisque Soissons, jusqu’en 1917, est une ville qui se trouve en première ligne.

Prémices et occupation allemande (p 6-57)

La relation de la période qui précède l’occupation de la ville par les Allemands est particulièrement riche. On y voit l’entrée en guerre d’une petite ville de province qui se trouve sur la route de Paris. La description de cette période abonde en notations relatant la mobilisation et le départ de la garnison locale (67e R.I.), les premières mesures prises par les autorités municipales face à la menace de guerre (comité de secours), l’attitude des Soissonnais en cette période de tension (brèves manifestations patriotiques et ambiance d’union sacrée, montée de l’angoisse face à l’absence de nouvelles et à l’afflux de réfugiés colportant les premières rumeurs d’atrocités allemandes, rapide apparition de l’espionnite) et la première prise de contact avec les réalités de la guerre (trains de blessés, mise en place d’ambulances, mobilisation des services hospitaliers, premières inhumations).

Avec l’arrivée des Allemands, le témoignage se précise encore : abandon de la ville par les troupes franco-anglaises, disparition des édiles locales à de rares exceptions près, peur et violence des troupes allemandes envers les civils (boucliers humains, pillages, viols, menaces de brûler la ville, exécutions sommaires, prise d’otages). Muzart fait alors partie des rares élus qui sont demeurés en ville et qui décident, par la force des choses, de devenir les interlocuteurs de l’armée d’occupation. Les Allemands se servent (vins, vivres) ou ont recours aux réquisitions que l’auteur doit essayer de satisfaire au mieux sans toutefois aller trop loin et devenir ainsi complice de l’ennemi. La position est délicate et ce, d’autant plus, qu’il faut remettre en état de fonctionnement les commerces ou les industries de première nécessité (boulangeries, moulins) pour nourrir la population civile qui est restée dans la ville ainsi que les réfugiés (populations venant de Belgique et du Nord, Verdunois). Bénéficiant d’un laisser-passer lui permettant d’aller réquisitionner la campagne, Muzart décrit également les violences que subissent les fermes aux alentours de Soissons.

L’apparition de convois allemands se dirigeant vers le nord, bientôt suivis de soldats, laisse entendre aux habitant de la ville que la situation évolue. Le reflux des troupes allemandes s’accompagne d’un renforcement des pillages. Les nouvelles réquisitions ne pouvant être satisfaites, l’autorité allemande se raidit et menace d’emmener le témoin pour en faire un prisonnier. Ce dernier est alors contraint à la fuite.

Après la Marne (pp 59-108)

Les Français entrent dans la ville le 13 septembre. Les Allemands font sauter l’ensemble des ponts qui permettent le franchissement de l’Aisne. Un groupe de sapeurs allemands, victime d’une panne de camion, est fusillé sommairement. Ces destructions bloquent l’avance des poursuivants et les contraignent à construire des ponts provisoires au moment où les Allemands s’installent sur les hauteurs septentrionales qui dominent la ville. Soissons connaît alors une première vague de bombardements intenses, obligeant les populations civiles à s’installer durablement dans les caves des habitations. La position des troupes françaises demeure inconfortable. Dominées par un ennemi qui a décidé de s’installer durablement en creusant les premières tranchées, éprouvées par les récents combats de la Marne, elles ne parviennent pas à déloger les Allemands des hauteurs de Pasly et Cuffies. L’état-major de la 45e D.I. (général Arrivez) s’installe à l’hôtel de ville qui est copieusement arrosé d’obus. C’est à cette époque que se répandent les premières et tenaces rumeurs d’espionnite comportées tant par les civils que par les militaires. L’une d’entre elles prétend que le maire de Soissons, Becker, aurait été fusillé pour avoir, avant la guerre, préparé l’installation de l’artillerie ennemie dans les carrières de Pasly. En fait, depuis l’arrivée des Allemands, le maire de Soissons a quitté la ville et c’est sans doute cet « abandon » qui est à l’origine de la « légende infâme ».

Avec l’installation des états-majors apparaissent rapidement des tensions entre le pouvoir civil et militaire. Les militaires, qui ont tendance à voir des espions partout, se méfient des civils. Muzart intervient auprès de Maunoury (commandant la VIe armée) pour sauver du peloton d’exécution deux de ses concitoyens accusés à tort d’espionnage.

Il prend à nouveau en charge la délicate question du ravitaillement des civils et des militaires dans la ville en réorganisant le « Fourreau économique ». Cette question est d’autant plus sensible que la ville ne possède plus les fonds qui ont été emmenés par le receveur municipal au moment de l’avance des Allemands. Ne sont restés à Soissons que « les habitants qui n’avaient pas les ressources suffisantes pour entreprendre un voyage vers un but incertain. » Ces habitants pauvres – femmes, vieillards et enfants – ne peuvent subvenir à leurs besoins que par leur travail. Or toutes les activités économiques ont été arrêtées. Un ravitaillement public est organisé. Le prix des denrées de première nécessité est contrôlé afin d’éviter toute spéculation. Les services municipaux sont en cours de réorganisation. Ils assurent l’évacuation des cadavres de chevaux ainsi que le déblaiement des maisons incendiées ou bombardées. Le manque de ravitaillement et d’argent oblige les plus nécessiteux à s’engager dans ces travaux de première urgence. Du travail contre des denrées, tel est le système adopté, faute d’argent…

La ville de Soissons reçoit la première visite du préfet de l’Aisne. A cette occasion Muzart est nommé maire de la ville et le préfet lui demande de révoquer les fonctionnaires municipaux qui ont déserté leur poste, ce que refuse l’intéressé. Muzart apprend qu’un comité de solidarité en faveur de la ville – il s’agit du Comité central des Réfugiés de l’Aisne – est en train de se constituer à Paris. Quelques jours plus tard, Muzart reçoit la visite du président de ce comité, Gabriel Hanotaux. Peu de temps après cette visite arrivent les premiers colis de vêtements et de vivres de ce comité dont la distribution est réservée aux plus nécessiteux. Un comité de secours est constitué dans la ville pour assurer équitablement la distribution de ces dons. L’évêque de Soissons, Mgr Péchenard, en prend la direction.

Le sous-préfet Andrieux qui avait évacué ses services sur Oulchy-le-Château, se réinstalle à Soissons. Les services postaux sont également réorganisés. En cette période de réaménagement des services de l’Etat, le nouveau maire est amené à prendre une série d’arrêtés visant à organiser la vie des Soissonnais dans une ville à proximité immédiate du front. L’installation d’un nouveau général à l’Hôtel de Ville, détend les relations entre les autorités militaires et civiles. L’arrivée dans l’état-major du général Legay du député du Nord Cochin permet de mettre à l’abri les objets de valeur du musée ou de la cathédrale ainsi que l’évacuation des manuscrits de la bibliothèque vers la B.N. Une passerelle et un pont de bateaux sont jetés sur l’Aisne par les Anglais, permettant ainsi de relier le quartier Saint-Waast au reste de la ville.

De nouvelles rumeurs s’installent dans la ville. L’une d’elles prétend que les carrières qui dominent la ville auraient été repérées par l’armée allemande bien avant la guerre pour leur servir de base de repli. Muzart dément clairement ces allégations pourtant reprises dans les mémoires de Mgr Péchenard qui se contente alors de paraphraser les allégations de Léon Daudet.

Les civils constatent l’inefficacité des attaques partielles pour reconquérir les crêtes ou des tentatives de destruction des réseaux allemands par le Génie à l’aide de cisailles. L’inexpérience et l’entêtement du commandement sont criants…

Le retour du secrétaire général de la mairie à la fin septembre provoque un mini scandale parmi le personnel municipal resté en poste. Muzart l’écarte définitivement. L’autorité militaire évacue sans ménagement la population civile du quartier de Vauxrot qui se trouve en première ligne et qui doit servir à l’installation d’une tête de pont au nord de l’Aisne (préparation de « l’affaire de Crouy »). Des renforts coloniaux arrivent pour cette opération. Les enfants de moins de 14 ans et les vieillards doivent évacuer la ville.

L’ « affaire de Crouy » (pp 109-123)

Muzart relate les événements de la bataille de Crouy en s’appuyant sur le témoignage du commandant Schneider du 231e R.I. « qui séjourna avec son régiment à Soissons du 13 septembre au 1er mai 1915. » Cette relation souligne combien le manque de préparation pour cette attaque était criant : cartographie du secteur d’attaque plus qu’approximative, encombrement extrême des boyaux avant même que l’attaque n’ait démarré, mauvais positionnement des troupes d’assaut par rapport aux plans établis, impréparation des postes de commandement, dotation en matériels de guerre nettement insuffisante, liaisons entre les unités d’assaut quasi inexistante… Comme pour la plupart des offensives françaises de la Grande Guerre, l’effet de surprise est nul : avant même le déclenchement de l’offensive, les Allemands bombardent copieusement les pentes et amènent immédiatement des renforts. Chez les assaillants, dans l’obscurité de la nuit du 8 au 9 janvier, souffle un vent de panique qui augure mal pour la suite car les pertes sont déjà sévères. Ne pouvant avancer, les Français peuvent tout au plus conserver les tranchées qui ont été conquises au début de l’offensive par les troupes marocaines. La situation empire encore lorsque les Allemands contre-attaquent et atteignent la saillant de Saint-Paul aux abords de la ville. Seule l’intervention très tardive de la 14e D.I. parvient à contrecarrer l’attaque allemande et empêche que la situation ne tourne à une véritable débâcle française. Le témoignage du commandant Schneider souligne enfin que l’échec de cette offensive est dû plus à la mésentente entre deux divisionnaires qu’aux conséquences de la crue de l’Aisne qui furent présentées à l’époque comme la raison principale de ce revers.

Le 14 janvier, Muzart rencontre Maunoury et lui demande un ordre écrit lui intimant de faire évacuer Soissons. La réponse orale du commandant de la VIe armée va dans ce sens. Toutefois Maunoury fait parvenir à Muzart un courrier contredisant ses propos et lui conseillant uniquement « de faire pression » sur les Soissonnais pour évacuer définitivement la ville. Comme le souligne à juste titre l’auteur, « en insérant au communiqué que la ville de Soissons avait été évacuée, n’allait-on pas affoler l’opinion publique ? » L’autorité militaire – en pleine bataille – ne peut (et ne veut…) accorder son concours à l’évacuation massive des civils et ne sont finalement évacués que les vieillards et les infirmes. Il faut attendre l’arrivée de la 63e D.I. pour que l’organisation d’un réel système défensif aux abords de la ville soit mis en place.

La guerre au quotidien (pp 125-156)

Les efforts de l’artillerie allemande se concentrent sur l’usine élévatoire de Villeneuve-Saint- Germain afin de priver la ville en eau courante. L’usine, placée sur une éminence, est protégée par une enceinte bétonnée. Une seconde captation d’eau est organisée. L’hôtel de ville, repéré par les Allemands, est en partie abandonné. Les archives municipales sont déplacées à Hartennes. Seule une permanence est maintenue dans les locaux de la mairie. Malgré la remise en état du moulin de Chevreux, l’approvisionnement en blé et farine demeure problématique. Il en est de même pour la viande. Les épiceries sont rares mais parviennent à satisfaire le ravitaillement. Les Soissonnaises sont mises à contribution pour la fabrication de masques à gaz voués aux civils. Des abris contre bombardement sont réalisés, notamment dans les caves d’une banque et celles de l’hôtel de ville. Les services hospitaliers sont réorganisés. C’est un médecin militaire qui assure l’essentiel des consultations.

La qualité des relations entre autorités militaires et civiles dépend fortement des interlocuteurs sollicités. Muzart dénonce les agissements d’un commandant major de la garnison qui, ayant senti que des tensions existaient entre le préfet et le sous-préfet, cherche à « donner libre cours à ses instincts d’autoritarisme » que lui autorise l’état de siège. Ce représentant de l’autorité militaire affirme son pouvoir en jouant avec la délivrance des laisser-passer qui ne sont accordés qu’à ceux qu’il peut soudoyer.

Le charbon fait défaut. Des stocks appartenant à la Compagnie du Nord sont rachetés par la ville et distribués aux habitants sur présentation d’un bon signé du maire. La situation empire lorsque le préfet décide de réquisitionner ces stocks, décision contre laquelle Muzart ne peut agir. Du fait de cette décision autoritaire, les relations entre la ville et l’autorité préfectorale se dégradent également. Muzart intervient cependant avec succès auprès de Franchet d’Esperey pour se débarrasser définitivement du major de garnison.

Certains habitants de Soissons opèrent des déménagements de leurs biens meubles. Muzart encourage cette démarche et parvient même à organiser un service régulier autorisant l’amélioration de la qualité de ces transports. L’autorité militaire consent, de son côté, à évacuer certains stocks précieux laissés à l’abandon, notamment des cuirs. Les convois sont organisés nuitamment pour ne pas éveiller l’attention des artilleurs allemands. Des collections archéologiques du musée et des ouvrages de la bibliothèque sont à nouveau mis à l’abri.

A l’image de Reims, Soissons devient une ville-martyre. Elle est fréquentée par « des visiteurs de marque. » Hommes politiques (Sarraut, Damimier, Klotz), hommes de lettres (Loti, Kipling, Ginisty) et journalistes (Babin de l’Illustration) la parcourent et narrent dans de nombreuses publications le quotidien d’une ville du front. C’est aussi l’époque où Muzart est sollicité pour témoigner en faveur de tel ou tel civil susceptible de recevoir – à tort ou à raison – la croix de guerre qui est accordée à une certains nombres de femmes pour leur réel dévouement (épouse du sous-préfet, directrices d’hôpitaux, etc).

Les tiraillements au sein de l’autorité civile, entre le préfet et le sous-préfet, se poursuivent et entraîne la constitution de « clans » qui s’entredéchirent, tout en favorisant leur clientèle respective… L’autorité du maire est même quelque peu écornée par ces querelles de palais où l’attribution de décorations ou de prix aux civils paraît prépondérante (affaire Macherez pour l’attribution du prix Audiffred décerné par l’Académie des Sciences morales et politiques).

Conseil municipal de guerre (pp 157-184)

La difficulté de réunir dans la ville en état de siège un conseil municipal oblige Muzart à convoquer cette réunion, le 4 novembre 1916, à Paris dans les locaux de la mairie du 10e arrondissement qui accueillait déjà le Comité de l’Aisne. Les mémoires de Muzart reproduisent ici in extenso le procès-verbal de ce conseil municipal transplanté.

L’année 1917 (pp 185-206)

Les querelles au sein de l’autorité civile ne se sont pas éteintes. Loin s’en faut. En novembre 1916, Muzart, qui est entré en conflit ouvert avec le préfet au moment de l’attribution du prix Audiffred à Mme Macherez en lui refusant son soutien, se voit menacé par ce dernier de mettre fin à son sursis d’appel qui lui a été octroyé afin d’exercer les fonctions de maire. Muzart (qui appartient à la classe 89 !) acquiesce à la décision préfectorale et se rend au dépôt du 9e Territorial à Dreux dans lequel il demeure affecté jusqu’en février 1917. Un nouveau maire est nommé par le préfet. Muzart est finalement mis en sursis d’appel comme agriculteur et revient dans le Soissonnais à Arcy-Sainte-Restitue où il dirige une exploitation agricole. Conservant sa qualité de conseiller municipal, il reste en contact avec sa ville (dans laquelle il semble résider assez fréquemment) et se tient parfaitement au courant des événements du quotidien qu’il continue à relater pour la période où il n’occupe plus les fonctions de maire, tout en participant aux différents conseils en tant que conseiller municipal « mobilisé ».

L’anéantissement (pp 207-213)

Suite à l’enfoncement du front sur le Chemin des Dames le 27 mai 1918, Muzart est contraint d’abandonner avec sa famille la ferme d’Arcy-Sainte-Restitue. Les réfugiés si dirigent vers Oulchy-Le-Château puis Fossoy (environs de Château-Thierry). Contraints d’évacuer du fait de la violence des combats, ils quittent l’Aisne pour la région d’Auxerre. Là, Muzart intervient auprès du préfet afin d’améliorer le sort des axonais nouvellement arrivés. Apprenant le recul des armées allemandes sur l’Aisne, il décide de repartir pour Arcy-Sainte-Restitue. La ferme n’a subi que des dégâts mineurs mais les cultures ont souffert des combats. Les champs « sont débarrassés de tout ce qui pouvait gêner le passage de la moissonneuse. » De retour à Soissons, Muzart ne peut que constater les nouveaux et importants dégâts qu’ont provoqués les bombardements aériens.

La vie repend (pp 215-240)

La ville n’est plus qu’un champ de ruines où ne demeurent que certains bâtiments épargnés. Le retour des Soissonnais est pénible : « Leur consternation était navrante à voir, la plupart revenaient du centre ou des côtes, ne pouvaient malgré quelques nouvelles reçues, se faire à la vision qu’ils avaient de nos ruines. »

Le retour de la municipalité permet d’organiser les premiers secours. « Chacun se loge comme il peut dans ce qui reste de maisons, se confectionne un abri avec les débris utiles qu’il peut trouver. » Un hôtel épargné rouvre ses portes. Muzart, dont le domicile a été détruit, réacquière un nouveau domicile à Soissons. En février 1919, Fernand Marquigny, premier adjoint démobilisé, prend les fonctions de maire et préside le premier conseil municipal d’après guerre. Les priorités sont naturellement d’organiser la reconstruction de la ville : intervention des S.T.P.U, construction de baraquements provisoires pour l’accueil des ouvriers de la reconstruction, réouverture des commerces, remise en état des infrastructures essentielles. C’est la période où chaque propriétaire qui a subi des dommages de guerre doit constituer un dossier d’indemnisation qui devra être adressé aux commissions de réparations que l’Etat vient d’instituer.

Fin 1919 sont organisées les élections municipales. Le vote des Soissonnais se porte majoritairement sur les anciens membres de la municipalité et tout particulièrement sur ceux qui eurent des responsabilités durant la guerre. Muzart est facilement réélu (y compris aux élections du conseil d’arrondissement). Sur proposition de Fernand Marquigny, il refuse cependant la charge de maire qu’il estime ne pouvoir remplir convenablement et soutient la candidature de ce dernier.

La reconstruction permet de modifier la ville « en lui donnant de belles et grandes places, de larges avenues, des grandes rues permettant le roulage nouveau en assurant la sécurité et la commodité aux piétons ». Manquant d’argent, l’Etat français incite les villes détruites à contracter des emprunts de démarrage auprès de banques étrangères. En 1921, le Canada est sollicité. Le 14 février de la même année, la ville reçoit la Croix de Guerre, « conséquence directe de la distinction de la Légion d’Honneur qui lui avait été accordée le 12 février 1920. » Soissons s’enrichit « d’un stade de toute beauté permettant aux habitants de se délasser, de se distraire ». Le nouveau maire devient député, la ville est ainsi « représentée à la Chambre des Députés ».

4. Autres informations

Anonyme, Soissons avant et pendant la guerre, Guide illustré Michelin des champs de bataille, 1919, 63 p.

Babin Gustave, « Soissons sous le canon », L’Illustration du 6 mars 1915.

Barbusse Henri, Lettres de Henri Barbusse à sa femme 1914-1917, Flammarion, 1937, 261 p.

Baudelocque, Une œuvre de guerre – 1914-1920 – Le Comité Central des Réfugiés de l’Aisne. Son organisation – Ses ressources – Son action, Imprimerie Risch, s.d., 202 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, juin 2008

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Freinet, Célestin (1896-1966)

1) Le témoin

Né le 15 octobre 1896 à Gars dans les Alpes maritimes dans une famille d’origine paysanne. Après avoir étudié au cours complémentaire de Grasse, il entre à l’école normale d’instituteurs de Nice. Freinet est mobilisé le 10 avril 1915, à 19 ans. Le 15 août, il entre à Saint-Cyr et en ressort avec le grade d’aspirant. Il est grièvement blessé le 23 octobre 1917 au lors de la bataille de la Malmaison au Chemin des Dames, dans le ravin des Gobineaux. Combat dans les rangs de la 2e compagnie du 140e R.I. (27e D.I.). Il reçoit, suite à cette blessure, la Croix de guerre et la Médaille militaire avec la citation suivante : « Jeune aspirant qui s’est vaillamment comporté au combat du 23-10-17. Très grièvement blessé en enlevant la position ennemie à la tête de sa section. » Renvoyé dans ses foyers le 9 novembre 1918. Il traîne, d’hôpital en hôpital, une longue convalescence qui durera quatre ans. Atteint au poumon, il ne se remettra jamais complètement de ses blessures et gardera toute sa vie un souffle court. Après passage devant plusieurs commissions de réforme, il est déclaré invalide et reçoit une pension d’infirmité évaluée à 70%. En 1920, il est nommé instituteur et commence à mener des recherches dans le domaine de la pédagogie qui aboutiront à l’élaboration de la « pédagogie Freinet ». Décédé à Vence, le 8 octobre 1966.

2) Le témoignage

Touché. Souvenirs d’un blessé de guerre, Atelier du Gué, 1996, 104 p. (ISBN 2 902333 33 1) Une illustration (portrait de Freinet en 1914). Une postface présentant des éléments biographiques succincts.

La quatrième de couverture précise que « ce texte a été rédigé dans le courant de l’année 1919, à partir des notes d’un carnet de campagne [que l’auteur] a tenu depuis son incorporation jusqu’au 11 novembre 1918. »

Ce texte a été publié une première fois sous le même titre en 1920 par la Maison française d’art et d’édition (72 p).

3) Analyse

Ce témoignage accorde très peu de place aux circonstances de la blessure par balle. Il y a, chez l’auteur, une véritable volonté de minimiser la période d’engagement pour mieux mettre en valeur l’évocation du traitement de la blessure et de la période de convalescence.La suite du récit privilégie deux types d’évocation : celle d’un homme face à sa blessure (« J’ai soif !… j’ai soif !… (…) J’ai froid, la poitrine nue… Personne ne peut m’entendre. Des soldats errent – pressés. On me marche dessus… Il fait froid… Moi qui naguère… et cette loque à présent », p 21) et celle d’un blessé dont la convalescence va être longue et difficile. La douleur physique est véritablement au centre du récit. Elle devient rapidement le seul leitmotiv qui justifie la narration. L’arrivée dans un hôpital du front (non localisé) autorise l’auteur à décrire toutes les souffrances que subissent les évacués : transport, déshydratation, plaintes des blessés, lutte contre la mort… Commencent alors les premières interventions chirurgicales puis une première convalescence. Cet hôpital – probablement un H.O.E. – est tout, excepté un lieu de repos… Les blessés geignent, perdent la raison. Un colonel y passe, pour distribuer les médailles. Un infirmier y écrit une lettre sous la dictée d’un blessé (pp 38-39). La nuit, on évacue les morts. Le matin, on refait les pansements : « Ce matin, je regardais faire le pansement de mon nouveau voisin : son front a un énorme trou et un morceau de cervelle gros comme le poing déborde du crâne. » (p 40) Un artilleur valide y recherche jusqu’au petit matin son frère : « Au jour, il est reparti, désespéré, rejoindre sa batterie, désespéré de n’avoir pas retrouvé son frère. » (p 41). Les blessés qui craignent l’amputation se rassurent comme ils peuvent, en tâtant leurs membres au réveil. Les infirmiers venus relever la température des corps mentent pour ne pas aggraver le désespoir des patients ou demandent aux moins mal lotis de prendre en charge leurs camarades de souffrance car ils ne peuvent « pas toujours être là… » (p 45) Le seul instant de répit demeure celui des repas. Encore faut-il que la blessure n’handicape pas trop celui qui veut s’alimenter. La présence d’une infirmière réconforte à peine : « Quand elle m’a fait le bandage autour de la poitrine ses cheveux m’ont frôlé… Elle était parfumée… Et mon être n’a pas frémi ; j’en suis encore tout triste. » (p 51) L’hôpital demeure un lieu où « les minutes sont éternelles. » (p 52) et où les cauchemars des blessés demeurent hantés par les récentes scènes de combat. Même les besoins naturels du corps, lorsqu’ils se mêlent aux rêves, l’avilissent encore un peu plus : « Quand les soeurs sont arrivées pour faire le lit, elles ont été surprises de voir des draps trempés et salis (…) » (p 59) Après trois semaines d’hospitalisation, le blessé se sent mieux. D’autant mieux qu’autour de lui, le nombre de mourants diminue. Des parents sont désormais autorisés à venir rendre visite aux blessés.

Freinet ayant été classé « transportable » est évacué par péniche vers Compiègne. Début 1918, nouvelle hospitalisation dans un « château » là encore non localisé. Si la fièvre baisse, le corps reste faible. L’auteur parvient cependant à retrouver une certaine autonomie. Il se réalimente et son corps quitte progressivement sa maigreur inquiétante : « Je dévore, assis sur mon lit. Je ris de mon appétit. » (p 84) Cette longue période de convalescence, où l’auteur réapprend à marcher, évoque pour lui les souvenirs de la petite enfance et doit bien sûr être mise en relation avec le devenir de sa pensée pédagogique. Toutefois, la période des souffrances n’est pas complètement terminée : une balle est restée dans l’épaule. Il faut donc remonter sur la table d’opération pour l’extraire : « On contemple ma balle. Quelqu’un m’a dit : « Vous pourrez en faire une breloque. » (p 93) Durant cette deuxième convalescence, le rétablissement est plus prompt et plus aisé : « Je vais… Ma seconde enfance communie avec le printemps dont elle est l’image, et je mordille les jeunes pousses. » (p 95) Dans cet univers de convalescence où la souffrance demeure, chacun se console comme il le peut, sous le regard de l’autre : « Le manchot se sent favorisé quand il regarde son voisin, l’amputé de la jambe. Celui-ci a pitié du trépané. Ce trépané est heureux de voir. Cet amputé des deux bras a encore un moignon au bras droit – auquel un jour il a fait attacher une fourchette. Et l’aveugle bénit le ciel d’être encore en vie. » (pp 96-97) La région est menacée par l’offensive allemande du printemps 1918, le « château » des convalescents doit donc être évacué. L’expérience de cette blessure ne se cicatrisera jamais tout à fait comme le laisse clairement entendre la dernière phrase de ce témoignage : « Non, nous [les blessés] ne sommes pas « glorieux », nous sommes « pitoyables ». Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. » (p 101)

4) Autres informations

Louis Legrand, « Célestin Freinet (1896-1966) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, no 1-2, mars-juin 1993, p. 407-423. Consultable à l’adresse suivante :

http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/freinetf.pdf

J.F. Jagielski, 8/03/08

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Riou, Gaston (1883-1958)

1. Le témoin

Né le 7 janvier 1883 à Vernoux-en-Vivarais (Ardèche). Homme de lettres qui commence sa carrière littéraire en 1913, année durant laquelle il publie Aux écoutes de la France qui vient. Participe début 1914 à un ouvrage collectif avec Henri Bergson, Charles Gide et Henri Poincaré intitulé Le matérialisme actuel. Soldat ambulancier de 2e classe durant la guerre. Unité inconnue. La mention d’une ancienne appartenance au 31e R.I. (p 103 de l’édition de 1916) ne peut être retenue car ce régiment n’est pas engagé dans le secteur de Dieuze fin août 1914 où le témoin a été fait prisonnier. A cette époque, son unité semble appartenir à la 29e D.I. (111e, 112e, 3e et 141e RI) qui a été engagée dans la bataille dite de Morhange.  Interné pendant 11 mois en Allemagne dans la forteresse d’Orff près d’Ingolstadt. Semble rapatrié à l’occasion d’un échange de prisonniers. Publie à partir de 1923 plusieurs romans qui constitueront les différents volets d’une œuvre d’ensemble sous le titre de La vie de Jean Vaucanson. Participe en 1926 à Vienne au premier Congrès paneuropéen. Devient cette même année le principal animateur de l’Union économique et douanière européenne. Publie en 1927 un essai politique dans lequel il défend l’idée d’un fédéralisme européen, Europe, ma patrie. Il reçoit pour cette publication les encouragements de deux hommes politiques aussi différents que Poincaré et Briand. Poursuit une activité consacrée à la défense de l’idée européenne. Publie en 1928 un second livre en faveur de la construction de l’Europe, S’unir ou mourir. Fonde en 1930 la Ligue France-Europe qui deviendra la Ligue internationale pour les Etats-Unis d’Europe dont il est élu président en 1935.  Proche d’Herriot, il fonde en 1934 la fédération radicale-socialiste de son département natal, l’Ardèche. Est élu premier vice-président du parti radical et président d’honneur des Jeunesses radicales. Est élu député de l’Ardèche aux législatives de 1936 dans la première circonscription de Privas. Siège à la commission des affaires étrangères. En février 1938, quand le chancelier Schuschnigg refuse tardivement de céder aux pressions allemandes au moment de l’Anchluss, il intervient dans le débat d’interpellations tout en apportant son soutien au gouvernement. Il se livre alors à une critique des traités de 1919 qui ont morcelé l’Europe et se déclare favorable à la poursuite de négociations en vue d’un règlement pacifique des tensions. Il vote les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940.  Mort le 12 juillet 1958 à Lablachère.

2. Le témoignage

Gaston Riou, Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Hachette, 1916, 251 p. (préface d’Edouard Herriot, illustrations de Jean Hélès). Cette édition – que nous utilisons ici – possède des passages censurés. Réédité en 1917 chez Hachette et traduit cette même année en espagnol. Cet ouvrage est également réédité après la guerre sous le titre Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Valois, 1931, 283 p., avec restitution des passages censurés. Bien qu’antérieur à 1928, ce témoignage n’a pas été recensé par J.N. Cru.

3. Analyse

Les 26 chapitres de ce témoignage possèdent tous des repères chronologiques précis, notés en tête de chapitre, permettant de dater précisément les faits ou l’évolution du ressenti de la captivité.

Capture et entrée en captivité

Le premier chapitre évoque l’arrivée en Allemagne du prisonnier par le train, le 2 septembre 1914. L’accueil est glacé : menaces de mort à l’égard des ambulanciers qui, selon la propagande allemande, achèvent les blessés, premières privations alimentaires et manifestations d’hostilité par la population civile allemande (femmes et enfants). Cette arrivée est aussi l’occasion pour l’auteur d’évoquer un récent voyage en Allemagne accompli en 1913 à Heidelberg et Leipzig, voyage durant lequel l’auteur fut accueilli dans les milieux intellectuels allemands libéraux. Riou intercale dans ces souvenirs l’évocation de sa campagne en Lorraine dans une division qui « était sacrifiée d’avance » pour permettre la retraite. Il est fait prisonnier à Kerprich près de Dieuze. Cette période de la fin août est ressentie par lui comme particulièrement difficile à vivre : « (…) défaillant de sommeil et de fatigue, dix fois mis en joue par les patrouilles, jour et nuit, j’ai charrié de la chair humaine : des morts, encore des morts (…) » (p 26) Les Allemands lui confient une quarantaine de blessés français issus du 20e corps qui agonisent dans une tente dépourvue de matériel médical. L’auteur relate l’exécution sommaire d’officiers français blessés par des patrouilleurs allemands (p 28). Ignorant son statut – retenu ou prisonnier ? – il est finalement emmené le 28 août sur Dieuze d’où il embarque pour Ingolstadt, toujours persuadé d’être en partance pour la Suisse du fait de son statut d’ambulancier. Lors de son transfert à pied vers son futur lieu de détention, il peut constater les effets de la propagande allemande sur les civils et militaires de l’arrière qui accusent les Français d’être les « agresseurs » (p 34).

Les conditions matérielles de la détention

Le fort d’Orff, situé dans la région d’Ingolstadt, possède le « confort » des vieilles bâtisses militaires… Toutefois, son architecture et son étendue offrent aux prisonniers la possibilité de longues promenades dans les contre-escarpes du fort. L’étendue des lieux atténue assurément le sentiment d’enfermement (p 71-72). La réclusion n’est pas totale. L’auteur est ainsi invité – sous bonne garde – à se rendre en ville avec deux camarades et trois officiers français des services de santé grâce à l’autorisation d’un commandant-major allemand (pp 145-146). Une autorisation spéciale, accordée par le commandant de la forteresse, lui permet également de rendre visite à d’autres détenus français internés dans une redoute située à plusieurs kilomètres de son lieu de détention. La configuration matérielle des lieux et les conditions de détention y sont nettement plus dures que celles du fort  d’Orff (pp 179-183). Riou mentionne un rationnement de la nourriture dès son arrivée. Les privations matérielles sont toutefois légèrement atténuées par un trafic clandestin de marchandises, notamment du thé et du tabac (p 71 et 93). Le temps passant et le nombre de prisonniers augmentant, la nourriture devient moins abondante et la question des vivres demeure la préoccupation principale des prisonniers. Le commandant du camp n’est pas tenu pour responsable de cette pénurie. Ce sont « deux épiciers d’Hepperg », profiteurs de guerre détournant des vivres pour leur profit personnel qui subissent la vindicte des prisonniers… Les gardes allemands, chargés de fournir la part de vivres attribuée aux prisonniers, sont également accusés de se servir largement et d’alimenter le marché noir (p 129-130). Il en est de même pour certains officiers, notamment un certain Bursch dont les agissements douteux ne semblent guère être connus du commandant du camp (pp 139-143). Les querelles d’ordinaire entre compagnies au sujet des parts attribuées à chacune sont arbitrées par les gradés français du camp, en l’occurrence les majors appartenant au service de santé (pp 125-126). Les « canards » les plus fréquents ont pour sujet la question de la répartition des vivres (p 131). Les colis envoyés par les familles ne sont mentionnés qu’à partir du mois de décembre (p 185). A la pénurie de vivres s’ajoute la description de la vie « vide et stérile » du prisonnier et de son amertume face à l’interdiction de correspondre avec les proches. Cette dernière est cependant levée en octobre 14. Toute correspondance est soumise à une réglementation qui paraît sévère aux prisonniers : des cinq compagnies présentes (1 100 hommes) dans la citadelle, seule l’une d’elle a droit à l’envoi d’une lettre chaque 5 jours. Le contenu des lettres est soumis à la censure et ne peut en aucun cas évoquer la guerre (p 92). L’évocation du contenu de cette correspondance par l’auteur laisse apparaître les mêmes phénomènes d’autocensure affective que l’on retrouve chez les combattants (pp 94-95). L’arrivée du rare courrier (lettres et paquets) est toujours vécue comme un événement : « On chante, c’est qu’il y a des lettres ! » (p 183) Outre la description des lieux  et des conditions de détention, l’auteur – qui est et demeure un intellectuel – revient à plusieurs reprises sur la souffrance de vivre en permanence en compagnie d’autres prisonniers dans une promiscuité complète et pesante (p 38, pp 55-56 et p 85). Il parvient, grâce à l’intervention d’un  camarade, à obtenir l’accès à un lieu d’isolement à proximité d’une cuisine et se félicite d’y avoir une table pour écrire (pp 55-58). Rien ne permet d’affirmer de façon sûre que l’ensemble du récit de Riou ait été totalement rédigé au moment de sa captivité mais rien non plus ne permet d’infirmer cette hypothèse : à plusieurs reprises l’auteur s’adresse à une « amie » qui semble être la première destinatrice de ce récit (p 88, p 109). Les datations au début de chaque chapitre et la mention de carnets de captivité (note 1 p 186) confortent l’idée d’une rédaction au moins partielle en captivité. Ce n’est qu’au début novembre que l’auteur mentionne le départ d’une centaine d’hommes pour un camp de travail situé à 8 km de la citadelle. Cette proportion correspond donc à moins de 10% de l’effectif des détenus du fort. L’auteur ne précise pas si l’engagement se fait sur la base du volontariat ou de la contrainte. La seule compensation matérielle est d’ordre alimentaire : « une petite saucisse d’un doigt. » Le rythme de travail paraît assez peu soutenu, les carences alimentaires ayant affaibli les organismes (p 135). Ce recours à la main d’œuvre des prisonniers est à mettre en relation avec les départs des soldats allemands qui, jusque là, n’ont pas encore rejoint le front.

Une expérience de guerre, courte mais intense.

L’évocation des scènes de guerre est également au centre des discussions de ces hommes de derrière les murs. Même si leur campagne a été courte, on y retrouve le rappel des faits de guerre, de l’attitude des supérieurs hiérarchiques au feu, de leur plus ou moins grande compétence, du comportement des hommes au combat, empreinte de peur ou, au contraire, d’une trop grande assurance due à leur inexpérience (pp 49-53). L’auteur revient également sur son expérience d’infirmier et sur le manque de moyens du service de santé dans les premières semaines de la guerre : insuffisance des brancards pour récupérer les corps, recours à « une fourragère de réquisition, rembourrée de paille » pour évacuer les blessés vers des postes de secours improvisés dans des fermes, majors débordés par l’afflux de blessés, manque de matériel chirurgical, conditions d’hygiène plus qu’insuffisantes entraînant des amputations abusives et constantes menaces pesant sur ces postes de secours improvisés qui, à tout moment, risquent d’être pris par l’avance de l’ennemi (pp 74-80).

La guerre vue… d’Ingolstadt.

Pratiquant peu la langue allemande, Riou parvient pourtant à obtenir des renseignements sur le déroulement du conflit grâce à l’Alsacien Durupt. Ce dernier qui parle l’Allemand couramment mène à l’encontre des gardiens allemands une véritable guerre de propagande visant à miner le moral de l’adversaire. Les arguments de ce dernier, sincères, sont certes un peu courts mais témoignent de la confiance et du patriotisme des prisonniers en ce début de guerre (pp 59-66). Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la forteresse d’Orff n’est pas un univers hermétiquement clos aux visites de l’extérieur. Des civils – dont des femmes – y déambulent régulièrement. Ces contacts avec le monde de l’extérieur sont l’occasion de discussions au cours desquelles les prisonniers maîtrisant l’allemand parviennent à connaître l’essentiel des informations véhiculées par la presse. Leur contenu permet également de mesurer l’efficacité de la propagande de guerre allemande sur les civils (p 66-68). La fréquentation des offices religieux catholiques par les civils et les prisonniers favorise également ces échanges entre prisonniers et civils allemands (pp 70-71). Certaines idylles platoniques parviennent parfois à se nouer entre prisonniers et civiles allemandes (pp 116-118). A l’évidence, les relations privilégiées que l’auteur noue avec le commandant du camp (promenades en sa compagnie) l’autorisent à bénéficier d’un régime de faveurs d’autant plus important que les conditions de captivités demeurent libérales. Au fil des mois, le poids de la guerre sur la population allemande est une réalité qui semble relativement bien perçue par les prisonniers français, sans pour autant que l’auteur  n’omette l’affirmation de quelques clichés bien rodés : « Ces pauvres gens souffrent. Ils ont tous sept ou huit enfants. Leurs économies sont épuisées. La misère menace (…) Ce sont de bonnes natures, point compliquées du tout, un tantinet serviles, lourdes d’un infini de siècles de soumission silencieuse. » (p 228) Riou s’emploie – à l’image de la propagande alliée – à bien différencier le « petit peuple allemand » de ses gouvernants pour mieux disqualifier ces derniers. Il n’hésite pas à forcer le trait sur la prétendue soumission des Allemands aux ordres de leur hiérarchie militaire ou civile (pp 231-232). Le chapitre intitulé « Le petit peuple allemand et la guerre » (pp 228-245) est bien une œuvre de propagande qui n’a sans doute pas été entièrement rédigée à Ingolstadt… L’arrivée de nouveaux prisonniers dans la citadelle en provenance de l’hôpital d’Ingolstatdt permet également aux prisonniers d’avoir des nouvelles récentes de la guerre. Ainsi l’arrivée d’un caporal du 146e R.I.  ayant entendu les récits d’un officier hospitalisé permet-il à l’auteur de connaître la victoire de la Marne et de prendre ainsi conscience de la stabilisation du front occidental (pp 80-84).

La mise en place d’une sociabilité des barbelés : de l’acceptation résignée aux inévitables tensions.

Dans un premier temps, les relations entre prisonniers et geôliers sont cordiales. L’obligation de vivre ensemble crée visiblement des liens. Ainsi des apports de nourriture supplémentaire sont effectués par certains gardiens de façon tout à fait désintéressée (p 89). Il arrive que quelques prisonniers aillent trinquer et fumer avec leurs geôliers (pp 102-103). L’officier responsable du camp, le baron Von Stengel, est qualifié de « type achevé du gentilhomme, amène, courtois, juste. » (p 104) L’auteur lui consacre un chapitre dans lequel il dresse un portrait amène de ce septuagénaire  plutôt francophile qui a participé à la campagne de 1870 (pp 150-164). Son départ, en décembre 1914, est source d’inquiétude pour les prisonniers français : « Il me semblait qu’avec le rappel de Von Stengel une nouvelle captivité commençait, vexatoire, sans sécurité, inhumaine ; que ça allait être désormais la vraie prison… » (p 201). Ce pressentiment est par la suite confirmé par les faits (pp 210-212). A l’opposé, les subalternes de Von Stengel sont dépeints comme de « francs hypocrites, tonitruant de patriotisme, qui vantent les vertus allemandes et simulent des rhumatismes et des faiblesses de cœur pour ne point partir au feu. » (p 172)   Les récits de malades venant d’autres camps confirment l’idée que le régime de détention d’Ingolstadt est, sur tous points, bien moins sévère qu’ailleurs (pp 105-106). Un fourrier allemand pourtant qualifié de « franc malotru et bassement haineux vis-à-vis des Français » n’en fournit pas moins une paillasse à l’auteur en vue d’affronter les rigueurs de l’hiver (p 110-113). L’esprit de camaraderie et d’entraide entre prisonniers est largement évoqué. Du moins dans un premier temps. Pourtant, l’ennui aidant, le désoeuvrement de certains peut devenir un prétexte à tensions. Les rumeurs sont monnaie courante : « Il y a toujours un canard dans le fort. Aujourd’hui, par exemple, l’on commente, sur les couverts, la prise de Breslau par les Russes ! », précise l’auteur (p 107). L’apparition de trafics liés à la pénurie alimentaire est un autre facteur de tension entre les prisonniers. Un petit noyau d’une vingtaine d’entre eux parvient ainsi à créer une oligarchie de nantis dans un monde où « l’on [ne] dure, par ruse, violence ou génie, qu’au prix d’une constante victoire. » (p 120) L’illusion d’une guerre courte s’étiole avec l’arrivée de l’hiver. Désormais les plus optimistes prévoient que « la guerre durera deux ans » et « tous sont à bout de patience. » (p 135) Un chapitre consacré au « cafard » fait son apparition à la fin novembre (pp 170-174). Il est à l’évidence à mettre en rapport avec la perception d’une guerre qui est désormais entrevue comme forcément longue.  L’absence de courrier, la séparation des proches, le désoeuvrement, le « mal du pays » et la découverte de l’enlisement du conflit sont à l’origine de ce que l’auteur nomme un « énervement dont je ne suis point maître.» La vieille forteresse devient alors un « sépulcre ». La qualité des soins apportés aux prisonniers blessés se dégrade fortement à partir de décembre. Le fort d’Orff accueille des prisonniers français convalescents qui ont dû quitter précipitamment l’hôpital d’Ingolstast face à l’afflux de populations civiles venues de Poméranie. Un soldat français sévèrement touché à la face doit endurer les dures souffrances de sa blessure, faute de soins appropriés. « Un abcès maintenant se déclare dans l’oreille interne, il en mourra sans doute », observe lucidement Riou  (pp 196-198). L’arrivée en avril 1915 de prisonniers russes avait été présentée aux prisonniers français comme une menace par les gardes allemands. Ceux-ci sont pressentis comme « une peste asiatique » (p 213). L’accueil qu’organisent les Français pour leurs alliés russes semble contredire cette tentative de mise en opposition. Echange de vivres et de cigarettes, chants et danses mêlent les deux communautés de prisonniers qui sont désormais appelées à vivre ensemble. Mais derrière cette attitude bienveillante des prisonniers français il faut sans doute aussi percevoir un moyen approprié de s’opposer aux discours des gardiens allemands… Les Russes paraissent s’intégrer facilement, notamment en participant activement aux diverses corvées (p 226).

Les maigres distractions…

Au début de la détention, assez peu de travaux d’intérêt général sont imposés aux prisonniers, à l’exception de la confection des maigres repas. Les scènes descriptives de la vie des prisonniers laissent plutôt apparaître une réelle liberté pouvant confiner au désoeuvrement. L’occupation du temps est et demeure donc l’une des plus grandes préoccupations des prisonniers. Les distractions sont rares : observation grâce à « un poste d’observation » des manœuvres d’artilleries lourdes dans une forêt proche du lieu de détention, participation aux offices religieux protestants (en guise de distraction…), jeux sportifs, sculpture sur cailloux de képis ou casques à pointe « écussonnés aux armes de Bavière », exploration de la citadelle en ses parties souterraines ou inconnues (pp 97-99 et pp 118-119). La fabrication d’objets ainsi que l’organisation d’une forme de marché noir entre prisonniers permettent de s’occuper mais apportent également un certain enrichissement visant à lutter contre la faim (pp 120-121 et 178-179). L’existence de cette pratique, où le principe du chacun pour soi est de mise, heurte la conscience de l’auteur qui reconnaît pourtant que le système D demeure une obligation incontournable permettant d’améliorer l’ordinaire. La lecture reste l’un des passe-temps favori de ceux qui ont un goût pour les occupations intellectuelles. Les livres sont rares, « on se les passe les uns aux autres jusqu’à effritement complet. » (p 185). On écrit également beaucoup : des poèmes, des chansons dont les textes caustiques amusent la communauté des prisonniers. L’écriture de carnets de captivité demeure l’activité littéraire la plus répandue. L’autorité allemande s’oppose à cette pratique et l’auteur confie que c’est au moyen « de ruses quasi-quotidiennes » qu’il peut conserver ses carnets personnels (note 1 p 186). Certains soldats profitent de leur captivité pour relater les péripéties des combats d’août et leur capture. Riou les retranscrit textuellement (et sans doute partiellement) dans ses propres carnets (pp 187-193). On notera combien les activités manuelles ou intellectuelles de ces prisonniers ressemblent à bien des égards à celles des combattants du front.

L’échappée belle…

Riou est finalement libéré par la Suisse. Rien dans son témoignage n’explique les circonstances précises de cette libération. Il semble que l’auteur se soit livré ou à une autocensure ou que son manuscrit ait subi une censure extérieure sur cette question sensible au moment de son édition, ce qui pourrait expliquer qu’aucun passage de ce dernier chapitre n’ait eu à subir les foudres d’Anastasie…

4. Autres informations

Archives de l’auteur déposées aux archives départementales de l’Ardèche (cote 69J1-26), manuscrits et correspondance littéraires.

J.F. Jagielski, 27/02/07

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