Laffargue, André (1891-1994)

1. Le témoin

André Laffargue est né en 1891. Il est originaire de Ligardes, un village situé aux limites du Gers et du Lot et Garonne. Après des études au lycée d’Agen, il entre à St Cyr, et entame une carrière militaire de quarante ans. De fait, on se trouve avec André Laffargue devant une existence marquée par les grandes guerres européennes de l’époque moderne. Comme il l’écrit. Il effectue son année de service préalable à Aix en Provence, au 55e régiment d’infanterie. Il quitte St Cyr en décembre 1913, et rejoint en tant que sous-lieutenant le 153e régiment d’infanterie de Toul, au sein duquel il vit la mobilisation d’août 1914. Après une mission initiale de couverture en Lorraine, il prend part aux combats de Morhange à la fin du mois d’août. Puis, la « course à la mer » l’envoie combattre jusque dans les Flandres. En avril 1915, son régiment rejoint l’Artois. Il est blessé gravement à la jambe début mai 1915, lors d’une offensive. Il quitte définitivement les lignes de combat. Lors de sa convalescence, il rédige deux mémoires sur les conditions de réalisation de l’attaque dans la guerre moderne (ces deux études sont publiées chez Plon en 1916, sous les titres Etude sur l’attaque dans la période actuelle de la guerre. Impressions d’un commandant de compagnie, et Conseils aux fantassins pour la bataille). Sur la recommandation de Foch, il entre alors au Grand Quartier Général, où il est affecté au 3e bureau, celui des opérations. Il quitte le GQG début 1917, et rejoint l’Etat-major d’une division d’infanterie. Il vit l’annonce de l’armisitice du 11 novembre 1918 chez Maurice Barrès. Cette amitié révèle l’un des traits principaux de sa personnalité : Laffargue est profondément conservateur, très attaché notamment à la notion de légitimité, à l’idée d’une « terre des morts », garante d’un certain ordre social, à ses yeux disparu.

Après la guerre, Laffargue poursuit son avancée dans les les responsabiltés et les grades, jusqu’au généralat. De 1922 à 1924, il suit l’enseignement de l’Ecole Supérieure de Guerre, dans la même promotion que Charles de Gaulle. En 1926, il entre au cabinet militaire de Joffre, puis, après un séjour dans l’armée du Rhin, il intègre l’Etat major du général Weygand. Il s’attache notamment à la formation de l’infanterie, ce dont témoigne la publication d’un manuel, Les leçons du fantassin. Le livre du soldat, qui connut… 214 éditions jusqu’en 1951! Durant la Deuxième Guerre mondiale, il vit la défaite dans les Ardennes. Au milieu de la débâcle, il traverse les lignes pour rentrer dans le Gers. Weygand l’appelle à ses côtés, et lui confie la direction de l’infanterie. Après avoir assuré le commandement « clandestin » de l’armée des Alpes, il intègre à la fin de la guerre l’entourage de de Lattre de Tassigny, qui lui confie diverses missions au sein de la Ière armée.

Laffargue accepte de témoigner en faveur de Pétain lors de son procès. Mis en disponibilité peu après, il est finalement réintégré, avant de terminer sa carrière militaire en 1951. Il meurt centenaire, en 1994.

2. Le témoignage

Publié en 1962, chez Flammarion, sous le titre Fantassin de Gascogne. De mon jardin à la Marne et au Danube (317 pages). Entre souvenirs et réflexions, le témoignage d’André Laffargue ne laisse finalement qu’une place assez restreinte à son expérience de la Grande Guerre. Le récit de sa participation à la Première Guerre mondiale occupe trois chapitres de l’ouvrage : Ma capote bleu foncé à Morhange, qui couvre les premières semaines de la guerre, avec les opérations de couverture en Lorraine et la Bataille des frontières. Ma capote bleu horizon à l’assaut du 9 mai 1915 aborde l’offensive en Artois, jusqu’à sa blessure à la jambe. Enfin, la pelouse de Chantilly traite de son passage au Grand Quartier Général. La plus grande partie de l’ouvrage traite de l’entre-deux-guerres, et de son parcours durant et juste après la Seconde Guerre mondiale.

3. Analyse

Ce que propose l’auteur, c’est dans un premier temps le compte rendu d’un parcours de militaire durant le 20e siècle : sa vocation, ses études (et notamment son passage par St Cyr et l’école de guerre), ses relations à ses semblables à l’institution. En ce sens, la première moitié de l’ouvrage est assez intéressante, par ce qu’elle nous révèle des éléments qui composent l’imaginaire professionnel d’un soldat comme Laffargue. On soulignera sa critique de l’enseignement proposé à St Cyr, jugé trop morne et sclérosé, les nombreux passages qui témoignent de son admiration pour les chefs (Foch, Joffre, Weygand…), et ses remarques sur la difficulté de l’armée française à s’adapter aux conditions nouvelles de la guerre moderne. Ce qui invite à une lecture attentive de ses deux ouvrages publiés en 1916. Par contre, on comprend assez vite que l’auteur poursuit un autre but dans son livre : justifier sa défense de Pétain lors du procès de ce dernier, réhabiliter l’ « armée de Vichy » (avec de longs développements sur la fiction du « Pétain bouclier » qui préparait en secret la revanche), appuyer son rejet du gaullisme, de la résistance et du parlementarisme (avec notamment une haine prononcée contre Aristide Briand). Il ne faut donc pas se tromper : c’est aussi à un ouvrage politique que nous avons affaire, à travers un exposé de valeurs conservatrices (la légitimité, l’appel au chef…). Bref, le long plaidoyer d’un homme qui semble se refuser à abandonner ce en quoi il a toujours cru.

 

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1. Le témoin

Originaire de Lozère, Bernard de Ligonnès est né en 1865. A vingt ans, il embrasse la carrière militaire (comme son frère), et s’engage au 87e RI, où il est nommé caporal, puis sergent. En 1890, il entre comme élève officier à l’école de Saint-Maixent. En 1904, il devient capitaine au 75e RI, basé à Romans. On vante son sérieux et son professionnalisme. Ses supérieurs lui reprochent cependant de manquer d’ardeur et de passion militaire.

Ligonnès est un catholique réactionnaire peu porté sur la République. Avant-guerre, deux incidents témoignent d’une certaine intransigeance sur ses principes : en 1899, à Avignon, il indique publiquement qu’il ne veut plus que les livres de la bibliothèque des officiers soient achetés chez un libraire franc-maçon. Et en 1911, il se heurte à un officier qui reçoit Armée et démocratie. Mais il est désavoué par sa hiérarchie. En 1912, il demande alors un congé de trois ans sans solde, pour, officiellement, s’occuper de ses affaires, en fait parce qu’il ne veut plus servir une armée qui lui apparaît de plus en plus comme « républicaine et anticléricale ». La guerre le tire de sa retraite : il est rappelé en août 1914. Mobilisé à Romans, Ligonnès participe à ses premiers combats en Lorraine. En décembre 1915, le capitaine de Ligonnès passe au 157e RI. Il n’y reste que quelques mois, avant de rejoindre, en mai 1916, comme chef de bataillon, le 227e RI, qui va bientôt se transformer en unité alpine et partir se battre sur le front d’Orient.

Fin 1917, Bernard de Ligonnès, épuisé, est remis à disposition du ministère de la Guerre par le général Sarrail. La guerre, qui l’aura vu combattre en Lorraine, puis dans les Vosges et en Champagne, avant de terminer sa campagne en Orient, est finie pour lui. Après sa permission de convalescence, il est nommé adjoint du commandant du centre de réentraînement de Nolay, près de Beaune. En mai 1919, atteint par la limite d’âge, il est mis en congé illimité. Il a 54 ans, et partage désormais son temps entre son château de Ressouches et une carrière politique. Il est ainsi élu, sur une liste de la droite catholique, adjoint au maire de Chanac, puis conseiller d’arrondissement, avant de devenir maire de sa commune en 1925. Il participe également à la création et à l’animation de la Ligue des hommes catholiques dans le département de la Lozère.

Bernard de Ligonnès meurt en 1936, à l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

Publié en 1998 aux Editions de Paris, sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès. 1914-1917, ce court témoignage (le livre ne contient que 143 pages) est précédé d’une longue présentation rédigée par l’historien et ethnologue Yves Pourcher. Il reprend les trois petits carnets rédigés semble-t-il juste après la guerre par Bernard de Ligonnès, conservés depuis dans une armoire du château familial. Les deux premiers sont intitulés « Mes souvenirs » et couvrent, pour le premier, la période 8 août 1914 – février 1915, pour le second, la période février 1915 – 1er janvier 1917. Avec pour titre « Campagne d’Orient », le troisième carnet couvre lui les mois de janvier à novembre 1917. Il n’y a pas de mention précise des raisons qui ont poussé Ligonnès à rédiger ses souvenirs. Le texte lui-même est une composition, réalisée à partir des notes qu’il a prises durant la guerre.

3. Analyse

Est-ce dû à sa formation? A sa position d’officier? À son caractère? Le témoignage de Bernard de Ligonnès présente, à première vue, un aspect aride. S’il est très précis sur les lieux fréquentés et les dates des différentes actions menées, il n’offre que peu de développements sur la manière dont l’auteur vit sa guerre. Sa perception de l’adversaire, ses rapports avec ses hommes, ses relations avec sa hiérarchie, les liens avec sa femme… tout ceci est présent dans son texte, mais de manière assez fugace, et il faut donc, pour le lecteur, saisir au vol les quelques commentaires plus personnels que Ligonnès s’autorise.

Le premier carnet, qui couvre les six premiers mois de la guerre, est cependant d’une lecture très profitable, pour qui s’intéresse par exemple à la transformation de la nature de la guerre au début du conflit, avec l’installation dans la guerre de tranchées. Le récit des premières attaques en Lorraine témoigne ainsi de deux éléments. D’abord, du professionnalisme de Ligonnès, officier très consciencieux qui cherche à mener jusqu’au bout les attaques qu’on lui demande d’effectuer. Mais sa volonté se heurte à la puissance du feu des armes modernes : «  Pris sous les feux de fusils et de mitrailleuses, le débouché du bois devant lequel se trouve un long glacis, battu et enfilé, ne peut se faire. Nous nous reportons un peu en arrière » (8.09.14, p.75). Ou encore : « Le déploiement se fait. Les bonds se font, mais sont souvent arrêtés par un feu nourri d’artillerie. Les balles et les obus font rage autour de nous. Mes blessés sont nombreux. La progression est lente et difficile. La nuit arrête notre mouvement, nous restons sur nos positions. J’ai 32 hommes ou gradés hors de combat » (28.09.14, p.78-79).  Dès la fin du mois de septembre, c’est l’installation dans les tranchées : « Chacun s’ingénie à se créer un abri et une chambre de repos dans un trou creusé sous le parapet. Pendant la nuit, tout le monde veille. On travaille ferme de la pelle et de la pioche. On pose des réseaux de fil de fer. L’échange de balles et d’obus se fait continuellement! ». « Pendant cette période, c’est l’alternance pendant quatre jours avec le 35e colonial pour l’occupation des mêmes tranchées. C’est énervant cette vie monotone dans ce large et profond fossé. Toujours le même horizon » (p.81). Le rythme d’écriture du carnet témoigne d’ailleurs de cette installation dans le temps monotone et répétitif de la tranchée : de quotidienne, l’écriture devient bimensuelle, voire mensuelle. Ainsi, pour février 1915, Ligonnès note : «  ce mois s’est écoulé de la même façon que le premier ».

Le deuxième carnet (1915-1916) traduit cette installation progressive dans le temps long de la guerre de tranchées. Quand le catholique Ligonnès décrit l’église du village de Flirey, détruite par les Allemands, il reconnaît : « On est tellement habitué à ces ruines et à ces actes de vandalisme que l’on passe indifférent au milieu de tout cela » (février 1915, p.91). Dans la tranchée, les hommes s’ennuient, tuent le temps en discutant, en jouant aux cartes, célèbrent le moment attendu entre tous, celui de l’arrivée du courrier. Ligonnès évoque aussi deux cas de fraternisations dans son secteur. Par exemple, ces échanges amicaux entre deux tranchées : «  On y fait la conversation, on échange vin et tabac, puis des coups de fusil lorsque le vin est bu et le tabac fumé » « Un sergent français parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous : « Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé » (fin février 1915, p.93-94). Il est intéressant de noter que pour Ligonnès et ses hommes, l’installation dans un secteur « calme », comme leur premières tranchées lorraines, est vécue comme une manière acceptable de faire la guerre. Ainsi, entre avril et juillet 1915, ils occupent des tranchées au nord de Seicheprey : « Ce secteur moins agité que celui de Flirey nous semble être un paradis ». En effet : « Les Boches semblent animés d’un grand esprit pacifique, ce qui ne supprime pas cependant l’échange quotidien de balles et d’obus » (p.96). Et lorsqu’en septembre 1915, le régiment doit quitter la Lorraine pour la Champagne, Ligonnès évoque une forte déception. Ainsi, l’officier Ligonnès, catholique et réactionnaire, témoigne à sa façon de ses pratiques du « vivre et laisser-vivre » analysées, entre autres, par les historiens Tony Ashworth ou Rémy Cazals. On peut donc être un professionnel consciencieux et préférer faire « sa » guerre dans un secteur calme, où le risque de mort n’est pas omniprésent, et où des formes nouvelles de règles, tacites, s’installent de part et d’autre des lignes de tranchées.

Le troisième et dernier carnet est peut-être, paradoxalement, le moins riche. De son expédition en Orient, Ligonnès tire essentiellement un récit de voyage. Sans se délier d’une certaine forme d’exotisme, il note en détails tout ce qu’il rencontre d’inédit, les vêtements, les maisons, la nourriture, les pratiques religieuses… Les quelques actions de guerre de montagnes auxquelles il prend part dans le secteur de Leskovec, sur les bords du lac Prespa, sont vite évoquées. La fin de sa campagne, qui l’amène à Monastir, n’est d’ailleurs pas abordée, comme s’il avait fini sa guerre depuis un moment déjà… dès son arrivée en Orient?

Présenté de manière très complète par Yves Pourcher, le témoignage de Bernard de Ligonnès peut donc au final apparaître d’une lecture bien plus riche pour les parties qui concernent le front ouest, que le récit de sa participation à la campagne d’Orient.

Benoist Couliou. Septembre 2008

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Pomiro, Arnaud (1880-1955)

1. Le témoin

Né le 5 juin 1880 à Bardos (Pyrénées Atlantiques) d’un couple d’agriculteurs. Brevet élémentaire en 1897. Entre à l’école normale de Dax cette même année. Devient instituteur en 1900. épouse Jeanne Lalanne en 1909. Deux filles. Décédé le 12 mars 1955 à Capbreton (Landes).

2. Le témoignage

Arnaud Pomiro, Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, Toulouse, Privat, 2006, 392 pages.

La source est constituée de cinq cahiers manuscrits de petit format, dont le texte original n’a jamais été repris ou modifié par l’auteur.

Le texte s’accompagne de plusieurs croquis de certains lieux marquants observés par le témoin : abords du Vittoria College (Alexandrie) le 29 mars 1915, p. 66 ; secteur d’Harbonnière au 13 janvier 1917, p.204 ; secteur de Berny-en-Santerre au 27 janvier 1917, p. 223 et 224 ; secteur de Namur-Craonnelle au 25 avril 1917, p. 293 ; secteur de Craonnelle au 10 juin 1917, p. 344.

Le récit est continu et journalier, à l’exception des périodes de permission et de convalescence de l’auteur, ainsi que de la période couverte par le cinquième et dernier carnet (juillet 1917 – janvier 1919).

3. Analyse

Arnaud Pomiro est mobilisé le 23 février 1915, au 144e RI, en tant que sergent. Il sera ultérieurement nommé sous-lieutenant (juin 1915) puis lieutenant (mars 1918).

Le 25 février 1915, il est affecté au 175e RI (3e bataillon, 2e compagnie), nouvellement constitué en vue de l’offensive franco-britannique dans la région des Dardanelles.

L’unité d’Arnaud Pomiro est débarquée sur la côte des Dardanelles le 27 avril 1915, deux jours après le déclenchement de l’offensive.

L’auteur est présent sur ce front jusqu’au 12 juillet 1915, date à laquelle, victime d’un malaise, il est évacué vers un hôpital militaire avant d’être rapatrié en France.

Convalescent jusqu’au 22 décembre 1915, il est affecté au 49e RI le 3 janvier 1916. Il devient officier instructeur (base de Vorges, Aisne) jusqu’en septembre 1916 puis rejoint le dépôt divisionnaire du 49e RI le 1er octobre 1916.

Intégré à une unité combattante le 13 janvier 1917, il participe à l’offensive du Chemin des Dames (avril 1917).

Le 12 juillet 1917, le 49e RI est dirigé vers l’Alsace, où il demeure, occupant différents secteurs, jusqu’en mars 1918, avant d’être successivement déplacé vers l’Oise et la Meuse. Le régiment se trouve à nouveau dans l’Oise lorsque intervient l’annonce de l’armistice.

Arnaud Pomiro est rendu à la vie civile en janvier 1919.

Du fait de ses affectations à compter de son arrivée sur le front occidental (janvier 1916), Arnaud Pomiro n’est que peu exposé aux dangers du combat de façon directe. Il est d’ailleurs conscient de l’effet négatif produit sur ses camarades par ses affectations « protégées » (p.235). Il ne recherche cependant pas volontairement ces dernières, et se trouve activement engagé dans les combats des Dardanelles et du Chemin des Dames.

Comme nombre de ses compagnons d’armes, Arnaud Pomiro est un patriote. Il accueille avec fierté son intégration au régiment en partance pour le front des Dardanelles (p.47) et se montre sensible à certains aspects du cérémonial militaire (p.74). Il fait un usage régulier des qualificatifs « boche » (première occurrence p.45) et « bochie » (p.227).

La haine de l’ennemi au sens propre est cependant absente de ses écrits, et, de façon classique, le baptême du feu, reçu le 12 mai 1915, est pour lui l’occasion d’une prise de conscience et d’un rejet des horreurs de la guerre (p.118). Véritable archétype de l’instituteur de la IIIe République, il se montre sensible aux inégalités de traitement entre officiers et soldats (p.56), aux méthodes brutales employées par certains officiers (assaut lancé sous la contrainte d’une arme de poing, p.118) et condamne une influence conservatrice et cléricale qui lui semble par trop manifeste au sein du corps des officiers supérieurs (p.56, p.69, p.71, p.72). Il accueille favorablement la nouvelle de la première révolution russe (qu’il apprend le 17 mars 1917, p.254), qu’il salue comme la souhaitable substitution d’un régime parlementaire à une monarchie absolue.

Trois originalités majeures confèrent au témoignage d’Arnaud Pomiro une valeur particulière.

–          En premier lieu, l’auteur manifeste une curiosité naturelle et un sens de l’observation qui se concrétisent par des descriptions détaillées des différents lieux qu’il est appelé à traverser, en particulier au cours de l’expédition des Dardanelles : Marseille (p.43), Bizerte (p.44), la Baie de Bizerte (p.48), Malte (p.49), la Baie de Moudros (p.52), Moudros (p.59), Alexandrie (p.64), une école élémentaire égyptienne (p.71), les côtes de la Corse (p.193), le château de Mailly-Chalou (p.261). Sa curiosité s’étend également aux domaines techniques (la salle des machines d’un navire de transport, p. 45 ; le fonctionnement des « crapouillots », p.142 et p.144 ; les appareils du parc d’aviation d’Esquennoy, p.233).

–          Arnaud Pomiro se montre très attentif aux divers ragots, bruits et rumeurs qui sont colportées au sein de la troupe. Dès les premières pages de ses carnets (première occurrence 7 mars 1915, p.46), il prend en note ces informations et commente leur fiabilité. D’abord incluses dans le corps du texte, ces rumeurs font l’objet d’une rubrique spéciale au sein de ses écrits journaliers à compter du 18 avril 1915 (p.86). Cet aspect, tout à fait exceptionnel, du texte d’Arnaud Pomiro, permet de mieux cerner la nature, les modes de diffusion et le rythme de ces « informations » officieuses, souvent infondées, mais d’une grande importance pour des soldats privés de tout moyen d’appréhension globale de la situation de guerre. Les thèmes les plus fréquemment mentionnés sont l’entrée en guerre de nouvelles nations (la Grèce, par exemple, p.50, p.54 et p.154), les succès et les infortunes des opérations alliées et les prévisions quant à l’échéance du terme du conflit. Quelques jours après le déclenchement de la désastreuse offensive du Chemin des Dames, Arnaud Pomiro mentionne l’apparition de rumeurs (infondée, bien entendu) évoquant l’arrestation au titre de leur incompétence de plusieurs généraux français, dont certains auraient été exécutés (p.293 et p.295).

–          La participation d’Arnaud Pomiro aux opérations du Corps Expéditionnaire d’Orient dans les Dardanelles confère à son témoignage une valeur particulière, tant s’avèrent rares les textes décrivant cette zone de combat. À remarquer notamment sa description détaillée de la phase initiale de l’offensive (26 et 27 avril 195, p.94 et p.95), de son baptême du feu (2 mai 1915, pp.98-101) et des violents combats dans lesquels il se trouve impliqué (2 mai 1915, p.104 ; 4 mai 1915, p.106 ; 6 mai 1915, p.110 ; 8 mai 1915, p.113).

Enfin, le texte d’Arnaud Pomiro offre un éclairage supplémentaire sur l’offensive du Chemin des Dames (déclenchée le 16 avril 1917), qui vient compléter les nombreux témoignages publiés évoquant ces événements. Après avoir observé les préparatifs de l’opération – dont il tente de déduire l’ampleur en confrontant rumeurs et informations glanées dans les journaux – à compter de février 1917 (p.229 et suivantes), l’auteur décrit le premier jour de l’offensive (p.281) puis l’attaque du plateau de Californie, près de Craonne (pp.304 à 308). Les mutineries au sein de l’armée françaises, qui débutent en mai 1917, sont également mentionnées par Arnaud Pomiro, bien que son unité n’en fut jamais partie prenante. Il évoque plus particulièrement les événements qui secouent les 9e et 32e corps d’armée le 27 mai (p.318), le 18e RI le 28 mai (p.319), le 34e RI le 31 mai (p.323), le 174e RI le 18 juin 1917 (p.352). Il mentionne également le cas du mutin condamné à mort, évadé et engagé dans un long périple solitaire pour rejoindre l’Espagne Vincent Moulia, originaire comme lui du département des Landes (13 juin et 18 juin, p.347 et p.352).

Fabrice Pappola, le 25 août 2008.

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Laporte, Henri (1895-1982)

1. Le témoin.

Henri Laporte est né à Étréaupont (Aisne) en 1895. Reçu au concours d’entrée des Arts et métiers, il intègre finalement avant guerre l’administration des chemins de fer. Témoins de la retraite en août 1914 alors qu’il habite avec sa famille à Hirson (Aisne, à quelques kilomètres de la frontière belge), il reçoit son ordre d’appel à Montreuil sous bois où il est réfugié avec sa mère et ses deux sœurs le 27 novembre 1914. Après plusieurs mois d’instructions au dépôt du 151e RI à Quimper (stationné en temps de paix à Verdun), Henri Laporte part volontaire pour le front le 10 avril 1915. Deux fois évacué, une première fois en 1915, puis en 1916 après une blessure par obus, il termine la guerre au dépôt à l’arrière, inapte au service armé.

2. Le témoignage

Publié en 1998 (Laporte Henri, Journal d’un poilu, Paris, Mille et Une Nuits, 135 p.), l’ouvrage ne reprend que des extraits du journal de guerre d’Henri Laporte dont on peut consulter les originaux auprès de l’Association pour l’autobiographie (APA, 015000 Ambérieu-en-Bugey). Du point de vue de la forme du témoignage, à plusieurs reprises, l’auteur évoque ses « souvenirs » mais qu’il appuie dans une première partie sur un carnet de route tenu pendant le conflit (jusqu’au chapitre VIII, p. 92). La deuxième partie n’est écrite qu’à partie « de souvenirs lointains, basés sur quelques notes prises au hasard, sans beaucoup de détails » (p. 92). L’auteur semble avoir arrêté son carnet après son passage, difficile, dans la fournaise de Verdun. L’ensemble du récit couvre une période s’étalant de la fin août 1914 à janvier 1919 au moment de la démobilisation de l’auteur. Henri Laporte décrit dans son récit avec minutie à la fois la variété des combats auxquels il a participé, et la découverte du feu de l’artillerie qui anéantit les hommes sans que ceux-ci ne puissent en maîtriser la puissance. D’abord en Argonne, il découvre le front dans le secteur de La Harazée, précisément dans le ravin de Blanloeil. Il participe alors à plusieurs combats très meurtriers dans une partie du front alors active (voir attaque allemande et résistance du 1er juillet 1915 décrites avec beaucoup de détails, p. 56-58). En juillet 1915, il est une première fois évacué du front pour une fièvre typhoïde et après plusieurs séjours dans les hôpitaux de la zone des armées et de l’arrière (Tarascon), il reprend le chemin du dépôt en septembre. Comme Henri Despeyrières (caporal fourrier), Laporte devient très rapidement agent de liaison dans la compagnie de mitrailleuse de son régiment. Après un séjour « monotone », marqué par le froid et l’humidité en Champagne, entre Suippes et Tahure fin 1915, le régiment d’Henri Laporte se porte par une marche forcée de trois jours sur le front de Verdun dès le 25 février 1916. Les pages consacrées à cette période couvrent une partie importante du témoignage publié, dans lesquelles s’étalent l’horreur des combats, entre la fureur du bruit et la puissance des obus, et le « massacre » des hommes tirés à vue par les mitrailleuses. Mis au repos plus au sud toujours en Lorraine, le combattant Laporte est gravement blessé dans la Somme. Evacué sur l’arrière, il se voit définitivement classé « inapte aux armées » à Quimper en août 1917. La guerre pour lui se terminera entre dessin et formation musicale dispensée aux blessés et aux jeunes recrues avant leur départ au front.

3. Analyse.

Le récit d’Henri Laporte permet en premier lieu de suivre l’intégration progressive de la jeune recrue dans son uniforme de soldat, puis dans la guerre elle-même. D’« amateur », le civil, encore vêtu du costume de ville au dépôt, devient après le « baptême du feu », un vrai « poilu ». Ainsi, la guerre se découvre peu à peu, de l’arrivée dans la zone des armées à celle en première ligne. Très vite, elle impose une réalité qui ne correspondait pas à ce qu’en attendait le jeune homme. Devant le spectacle des corps mutilés de ses camarades, Henri écrit après quelques jours dans les tranchées, « quelle horreur, la guerre » (p. 45). Les lettres reçues de sa mère l’aide sans aucun doute à tenir, tout comme la participation aux cérémonies religieuses lorsqu’il le peut (p. 42). Si l’on retrouve certains thèmes connus (duels d’artillerie qui ravagent les unités, conditions de vie des fantassins au front, mouvements de troupes), ce témoignage met en lumière la grande variété des secteurs rencontrés (secteur où parfois une entente tacite permet de limiter la violence – p.95) et le cycle irrégulier de violence/repos. L’auteur regrette ainsi l’Argonne (pourtant secteur actif mais où la guerre vécue correspond à la représentation de l’auteur) lorsque son régiment se porte en Champagne où l’artillerie écrase les hommes. Verdun reste la grande épreuve, tant du point de vue de la violence subie, que de celle mise en œuvre contre un ennemi qui n’est dans son récit jamais rabaissé.

Henri Laporte évoque avec force le rapprochement entre les hommes provoqué par la guerre : certains camarades deviennent des compagnons, parfois des amis avec lesquels la complicité partagée permet d’atténuer la pesanteur de la vie militaire et guerrière. Parti seulement soldat, Laporte devient combattant, puis « poilu », le bleu s’efface pour devenir vis-à-vis des autres « l’ancien », alors que peu de camarades partis avec lui ont survécu. Riche de plusieurs mois dans les tranchées, il est porteur d’une expérience partagée ensuite avec les nouveaux arrivants. Cette camaraderie de tranchée s’étend au-delà du champ de bataille, puisque Henri trouve lors de sa convalescence une place dans une entreprise parisienne grâce à l’un de ses camarades de combat.

Ainsi, sans être forcément d’une grande originalité, ce témoignage offre néanmoins quelques informations supplémentaires pour la compréhension de l’impact de la guerre sur les hommes qui la firent.

Alexandre Lafon, juillet 2008.

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Bion, Wilfred (1897- 1979)

1. Le témoin

Né aux Indes, Wilfred Bion est revenu en Angleterre à l’âge de 8 ans pour y suivre sa scolarité. Il s’engage à l’âge de 18 ans au sortir d’une public school (école privée). Durant la Première Guerre mondiale, W. Bion sert dans les chars (5e bataillon de blindés) comme sous-lieutenant, lieutenant puis capitaine et reçoit pour ses actions la Distinguished Service Order ainsi que la Légion d’honneur. Après la guerre, il effectue des études de médecine à Londres. Au début des années trente, il débute sa formation de psychanalyste avec notamment John Rickman et plus tard Mémanie Klein.

Batailles : 3e bataille d’Ypres (31 juillet-novembre 1917) ; offensive allemande du printemps 1918 (avril) ; bataille d’Amiens (août 1918)

2. Le témoignage

L’ouvrage Mémoires de guerre. 26 juin 1917-10 janvier 1919 est une traduction de Wilfred Bion : War Memoirs, 1917-19, London, H. Karnac Books, 1997. L’édition française (Larmor-Plage, Editions du Hublot, 1999) a été dirigée par Francesca Bion, son épouse. Cet ouvrage se compose de plusieurs pièces : d’une part le « journal » qui est en réalité une somme de souvenirs mis en récit en 1919 au Queen’s College à Oxford (p. 209). Le récit débute par cet avertissement : « je ne suis pas absolument sûr de l’exactitude de certaines choses car j’ai perdu mon journal. » (p. 17).

Dans son introduction Francesca Bion précise : « Voici le rapport de Bion sur ses états de service en France dans le Royal Tank Regiment de juin 1917 à janvier 1919. Il le rédigea peu de temps après son arrivée au Queen’s College à Oxford suivant la démobilisation et l’offrit à ses parents, sous la forme de trois cahiers cartonnés et manuscrits, en compensation de n’avoir pas écrit durant la guerre [In place of letters I should have written ! écrit W. Bion] » (p. 13)

L’ouvrage reproduit un certain nombre de croquis et photographies.

Wilfred Bion relut son « journal » cinquante-trois ans plus tard, en 1972, au moment où sa femme décide de transcrire le « journal » afin d’en faciliter la lecture et de prévenir la perte de l’original. Il a alors 75 ans et une solide expérience en tant que psychanalyste. Cette transcription et relecture donna à Bion l’idée de commenter son « journal » ; Francesca publie donc les « commentaires » à la suite du « journal » proprement dit. Cependant, Bion et son épouse avaient également effectué un voyage en France en 1958 et visité les champs de bataille où Bion avait combattu près d’Amiens. Le texte inachevé issu de ce voyage dans le passé est également publié.

Ces témoignages successifs se complètent de manière très attachante et stimulante. Ils ne constituent pas seulement un témoignage de plus sur la guerre, mais aussi un document de première main pour tous les chercheurs travaillant sur le fonctionnement de la mémoire.

3. L’analyse

Stratégie d’évitement : un certain nombre d’officiers « avaient connu bien des combats et qui pour s’y soustraire s’étaient engagés dans les blindés » (p 20).

Chars : description du char Mark IV (p. 25-26) : « Un des grands inconvénients de ce char était que quand on voulait tourner, il fallait s’arrêter pour le faire […]. Cela vous transformait en cible et parfois quand on mettait du temps pour réenclencher la vitesse, c’était extrêmement dangereux » (p. 28) ; le char Mark V Ricardo : plus facile à manoeuvrer ; mais gaz toxiques émanant du moteur qui asphyxient les hommes (p. 123 et 127).

La mauvaise réputation des chars : 7 novembre 1917, retour au camp de Wailly ; « au cours de notre séjour, la 51e division des Highlands vint s’entraîner avec nous. […] Ypres avait détruit leur foi dans les chars et ils n’avaient que mépris pour nous » (p. 50-51).

12 avril 1918 : « L’ennemi avait percé et n’avait pas été refoulé. Le corps des blindés avait été rappelé en renfort, mais cette fois en tant que troupes d’infanterie – pas assez de chars n’étaient prêts et de toute façon le lieu de l’action ne prédisposait pas à leur déploiement […] Notre mission serait de tenir de petits postes isolés et d’y rester même si l’ennemi perçait. » (p. 89) ; « Nous avancions en file qui n’en finissait plus, trébuchant et jurant, quand l’aube commença à poindre. On ne savait pas dans quoi on allait se retrouver et on s’en moquait – de toute façon, « grâce à dieu, nous n’avions pas nos « f…s » chars » » (p. 91)

Août 1918 : « Le corps des blindés avait grand besoin de nouvelles recrues, mais nos pertes au combat faisaient mauvaise impression auprès des troupes. […] Deux batailles surtout y contribuaient en plus de la bataille du 8 août. L’une était le désastre du 10, l’autre la bataille effroyable à laquelle avait participé le 1er bataillon. […] Il n’y eut aucun survivant en dessous de grade de major. Malheureusement tous ces chars détruits étaient visibles de la route. Le manque de main d’œuvre ne permit pas d’enterrer les morts et pendant des jours, ces chars restèrent là où ils avaient été frappés – un spectacle effroyable pour chaque soldat qui empruntait cette route pour monter au front. Le résultat fut que tout le monde était convaincu que les chars étaient des pièges mortels. » (p. 149)

Les devoirs des chefs :

30 juillet 1917, départ pour Hazebrouk ; la troisième bataille d’Ypres et Passchendaele est déclenchée le 31 juillet. Débarqués à 6 km du front, en pleine nuit ; la négligence et l’incompétence des chefs révoltent officiers et soldats (p. 33) ; (p. 51) ; (p. 52)

Avril 1918 : remonter le moral des hommes : « […] Plaisanter bêtement au mess, afficher sa peur, tout ça contribuait à détruire le moral et comme vous allez le voir, le mien était déjà bien bas » (p. 101) ; enrayer une panique par l’exhibition de leurs revolvers (p. 117) ; un officier méprisé : (p. 120).

Esprit de compétition entre unités: p. 33 ; p. 51, idem. Décorations : « La plupart d’entre nous se firent tuer alors qu’ils tentaient de mériter une décoration » (p. 214).

3e bataille d’Ypres :

Préparation de l’assaut sur Zonnebeke, 23-25 septembre 1917 (p. 33-39) : « Dans l’après-midi nos pigeons arrivèrent… » (p. 38-39)

Départ pour la bataille : « A 19 heures 30 on monta dans des camions qui nous amenèrent au canal. La tension diminuait – les hommes étaient très gais et chantaient. La traversée d’Ypres les fit taire cependant. On nous arrêta et il nous fallut mettre nos casques et préparer nos masques à gaz. La désolation s’empara alors de nous et à partir de là, il y en eut très peu qui continuèrent à parler. On s’arrêta au canal car il était dangereux de continuer en camion. […] On nous donna notre ration de rhum par char. Au contraire de l’infanterie, nous ne pouvions la consommer avant le combat, car le rhum avait tendance à endormir les hommes dans la chaleur du char. Au mess, on avait déjà surnommé le rhum le « passeur de canal », car il était supposé donner suffisamment de courage pour franchir le canal d’Ypres. Le nom lui resta. » (p. 39)

Attaque de chars : (p. 40-47) ; l’enlisement dans la boue, sous les obus et la mitraille ; les chars doivent être abandonnés ; deux chars seulement ont atteints leurs objectifs ; un mort, plusieurs blessés ; mais le lendemain, il faut tenter de récupérer les chars enlisés (p. 48)…

Accès de folie : p. 49 ; folie meurtrière : p. 294 ; Shell-shock : p. 76-77 ; perte croissante de sang froid : p. 168 ; p. 236-237 ; p. 245 ; p. 296-297

Doutes et réflexions sur le bien-fondé de la guerre : septembre 1917 : (p. 40) ; août 1918 : (p. 137) ; paix : (p. 203) ; démobilisation (11 janvier 1919): « On débarqua à Folkestone où l’organisation était excellente. On nous donna à tous, officiers et hommes de troupe, des biscuits et une grande tasse de thé. On marcha ensuite jusqu’au camp de Shorncliffe. Je crois que d’une certaine façon nous étions déprimés par le manque d’accueil. Personne ne nous prêta attention, personne ne semblait savoir que nous revenions du front et que nous étions contents de rentrer » (p. 205)

Démoralisation :

Noël 1917, une grande beuverie signe d’une profonde démoralisation ; sentiment d’abandon : « Une équipe d’officiers incompétents en France, et chez nous un pays qui ne se rendait compte de rien – tel semblait être notre soutien. Quant à la religion, sûr qu’elle n’avait rien à voir avec la guerre. » (p. 79-81) ; l‘offensive allemande du printemps 1918 : Bion apprend la nouvelle de l’offensive allemande pendant sa permission à Londres (début mars 1918) ; une curieuse ambiance à la gare Victoria : « Tout le monde était terriblement enjoué. Tous étaient convaincus que c’était la fin et faisaient des plaisanteries sur le retour aux camps et aux tranchées maintenant à des kilomètres derrière les liges allemandes » (p. 87) ; de retour sur le front : « […] Je me surpris souhaiter être tué car au moins alors je me serais débarrassé de cette intolérable détresse… » (p. 105-106) ;

Les ravages de la guerre sur les corps (p. 137.) [Bion revient sur un épisode particulièrement traumatisant dans le texte Amiens, p. 262-263. Voir plus bas.]

Photographie 39 : « Les effets d’un obus britannique sur un groupe de soldats allemands aux avant-postes. La photo a été prise sur un chemin donnant sur la route Amiens-Roye » (p. 139) ; au premier plan, un corps auquel manquent la tête et une jambe..

Combattre dans les chars : (p. 138-137) ; la photographie 41 montre un « Char frappé de plein fouet. Cette photo dépeint en fait l’engagement de Zonnebeke, le 26 septembre 1917. C’est là que ce char fut touché par un obus d’un calibre plus gros que d’habitude. C’est une scène qui m’est familière et qui continue à me remplir d’horreur. Bien entendu, après un tel coup au but, il n’est pas imaginable que l’équipage en réchappe. Même avec un obus de 18 livres, les chances de survie étaient limitées – surtout si le char était touché au niveau du siège du conducteur ou de celui du chef de char. Mais cet obus devait être un 150. C’est à ce genre de spectacle que l’infanterie canadienne fut confrontée au cours de la bataille du 8 août. La peur d’être ainsi touché rendait le travail des blindés déplaisant. Chaque fois que je partais au combat dans un char, je craignais que l’un de ces obus ne pénètre à tout instant, et le siège de l’officier n’en devenait que plus solitaire et plus exposé de minute en minute » (p. 143) ; Photographie 48 : « Une photo d’un char du 5e bataillon progressant dans la brume du 29 septembre au petit matin. Remarquez l’officier et le soldat qui suivent le char. C’était la technique employée pour autant qu’il s’agissait d’une situation du genre suivez-le-guide : on ne laissait dans le char que le nombre d’hommes nécessaire à son fonctionnement ; les autres suivaient, les mains dans les poches et les épaules courbées » (p. 163)

Soldats paralysés par la peur : p. 147 ; découverte d’un soldat allemand terrifié : p. 271 ; effet terrifiant des chars sur les fantassins allemands : (p. 274)

Les soldats des services de l’arrière sont raillés : p. 186-187 ; p. 189-191

Enfant de l’ennemi : p. 202 (Cf. S. Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi, Paris, Aubier, 1995)

53 ans plus tard, les Commentaires insistent sur la peur et la solitude ressenties (p. 213). Bion éprouve ce que l’on appelle le syndrome du survivant, mélange de dépression et de sentiment de culpabilité d’avoir survécu : « […] je ne me suis jamais remis d’avoir survécu à la bataille d’Amiens » (p. 219)

Amiens est un texte rédigé à la suite d’un voyage effectué à Amiens le 3 août 1958 ; dans le Prélude Bion émet cette réflexion qui peut sembler contredire la teneur essentielle du « Journal »: « […] pourra-t-on jamais de nouveau rassembler un aussi grand nombre d’hommes à l’esprit et au physique aussi splendides ? Est-il possible, s’ils se rassemblaient de nouveau, qu’ils soient imprégnés d’une telle dévotion pour la guerre, d’une foi si mystique et si totale en sa capacité à guérir les maux du monde […] ? Les merveilleuses expériences du temps de paix n’étaient vraiment rien à côté ou plutôt elles détenaient en elles les germes d’une sorte de malaise qui ne serait purgé que par le processus de la guerre. » (p. 226)

Le texte de souvenirs qui suit est rédigé à la troisième personne. A nouveau, Bion revient sur la peur éprouvée lors d’une reconnaissance la veille de l’attaque (p. 233-234) ; « Il se ressentait des activités d la matinée et il était en particulier en proie à la crainte anxieuse que sa détérioration [nerveuse], dont il était maintenant persuadé, ne se révèle de manière spectaculaire dans la bataille à venir. En fait, sa crainte était plutôt que ce ne soit pas quelque chose de spectaculaire, mais simplement cette sorte de terrible déclin qu’il avait vu si souvent chez d’autres… », p. 236-237 ; p. 248 ;

Nettoyage d’un village [Berle aux Bois, 8 août 1918]: « Au bout d’un moment, les troupes françaises de tête […] pénétrèrent dans le village qui tombait entre leurs mains en un quart d’heure. Elles procédèrent à l’opération de nettoyage qui consistait à passer de maison en maison en lançant des grenades dans les escaliers menant aux caves pour s’assurer de ne pas être tracassé de ce côté-là non plus » (p. 270).

Allusion à la plume blanche que certaines femmes anglaises tendaient aux garçons pour les incliner à s’engager en leur faisant honte : p. 302. (Cf. Nicoletta F. Gullace, The Blood of our sons, Men, Women, and the Renegociation of British Citizenship During the Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002, p. 73 et ss.)

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Leroy, Georges (1884- ?)

1. Le témoin

G. Leroy est instituteur à Lewarde (Nord) au moment de l’entrée en guerre. Le 22 août 1914, il quitte Lewarde afin d’échapper à l’avance allemande. Sa fuite le conduit à Poitiers où il arrive le 26 août au soir. Malgré la bataille de la Marne et le recul allemand, le Cambraisis demeure aux mains de l’ennemi : ses parents, ses sœurs se retrouvent en zone occupée. Georges Leroy occupe alors un emploi d’instituteur, d’octobre 1914 à avril 1917, à Poitiers.

Après avoir fait ses classes à Poitiers, il est nommé 1ère classe et fonctionnaire caporal le 15 août 1917. Il quitte Poitiers le 2 janvier 1918 en tant qu’élève-aspirant et rejoint l’école située près du front de Lorraine, à Fraisnes. Le 5 juillet 1918, il embarque à Rouvres (un trajet en wagon à bestiaux, p. 116) ; débarquement dans les Vosges, affectation au 264e R.I. le 6 juillet;

Première montée en ligne sur le front des Vosges le 20 juillet 1918. Travaux de protection de réseaux de tranchées. Patrouilles ; après une permission dans le Midi au cours de laquelle il retrouve son père et sa soeur (sa mère est décédée sans l’avoir revu), il retrouve son régiment dans l’Aube à Rance (16 septembre 1918) ; à Suippes le 24 septembre. Après un engagement très violent près de la Ferme Navarin le 29 septembre 1918 il est fait prisonnier avec 6 autres soldats.

2. Le témoignage

Le texte des carnets de guerre de Georges Leroy a été établi par Yves Leroy, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Annette Becker (éd.), Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 108-158.

Note de l’éditrice : « Parfois, Georges Leroy s’adresse à un lecteur potentiel, on peut se demander s’il n’a pas en partie réécrit une partie de ses souvenirs juste après la guerre, d’autant plus qu’il a été démobilisé extrêmement tard et qu’il a donc pu mettre ainsi à profit ses loisirs forcés » (p. 12). Ainsi peut-on lire page 129 : « Peut-être êtes-vous curieux de connaître l’âme d’un soldat en pareille circonstance… » ; par ailleurs, la datation est approximative (par ex. on passe du 18 octobre au 7 novembre)…

3. Analyse

25 septembre 1918 : entrée en ligne pour la dernière bataille, en Champagne, secteur de Souain : « Nous touchons des grenades et chacun fait son plein de cartouches. Le Commandant de la Cie nous harangue dans la cour du château, il nous recommande d’être courageux et nous dit que dès le lendemain nous commencerons la grande bataille qui de la Belgique aux Vosges doit mettre les Boches en déroute… » (p. 124)

La conscience de la supériorité matérielle alliée : « Nous avons devant nous, sous ce soleil radieux un spectacle grandiose, nous apercevons trois lignes d’artillerie échelonnées à environ 2 km de distance et à perte de vue. Ces lignes s’allongent jusqu’à l’horizon, les canons se touchant presque ; aussi quel vacarme, quel tonnerre continuel ! L’artillerie ennemie répond à peine… » (p. 125) ; id., 27 septembre 1918 (p. 127).

Combats près de la Ferme Navarin : 27 septembre 1918 ; Georges Leroy prend part à l’attaque proprement dite à partir du 29 septembre ; l’enfer et la solitude du combattant. Exténué par sa course folle, de nuit, sous les balles et les obus, et sous une pluie battante, il reprend son souffle un moment : « […] En ce moment, je pense, je ne puis croire que c’est moi qui se trouve en ce lieu. Les balles sifflent sans cesse. Une grenouille vient se poser sur mon bras et j’aime son regard paisible et bon, un regard presque humain que je n’ai plus coutume de voir, car dans cette obscurité, dans ces lieux de mort, on ne se regarde plus. Chacun est tout à son devoir, chacun aussi ne semble guidé que par l’instinct de conservation… » (p. 131)

G. Leroy fait part de visions peu aseptisées : 27 septembre 1918, « ce boyau, accidenté, boueux, nous fait deviner qu’il fut le théâtre de luttes récentes. Ici nous rencontrons des armes brisées, des équipements déchiquetés, des objets les plus divers criblés d’éclats d’obus ; là, un soulier renfermant encore la chair et les os sanguinolents m’attristent bien fort. Plus loin le corps inerte d’une jeune soldat barre notre chemin, les pieds disparaissent dans la boue et chacun, en passant, piétine un peu plus ce corps qui, peu à peu, sera lui-même réduit en boue. Ces sortes de spectacles désolent profondément et font haïr plus que jamais la guerre et ceux qui veulent de pareils carnages. » (p. 126) ; id., le 29 septembre 1918 (p. 132).

La capture. Le 29 septembre 1918 (p. 133), par des combattants allemands peu haineux : « Les Allemands nous emmenèrent et nous font suivre un boyau qui me paraît bien long et dans lequel, hélas, je rencontre beaucoup de cadavres que je dois enjamber. […] La grande préoccupation des Allemands est de s’informer si nous avons du chocolat dans nos musettes. Les combattants sont tout à fait convenables à notre égard, l’un d’eux cause un peu le français et se montre fort aimable. Il nous laisse nous reposer car pour moi je suis si fatigué que je ne sais si je pourrai sortir de ce lieu… » Les capteurs, qui sont des combattants, pansent les blessés, et transportent ceux qui ne peuvent marcher jusqu’à leur poste de secours (p 135). Plus en arrière, le comportement de certains allemands est moins honorable : « À Cauroy un officier interroge quelques-uns d’entre nous, pendant que des soldats pillards fouillent nos musettes et veulent nous prendre ce qui leur plaît » (p. 137) ; un soldat le dépouille de sa capote (p. 137).

G. Leroy est un prisonnier peu furieux d’échapper à la guerre : « Sur la route, au fur et à mesure que s’apaise le bruit infernal, malgré ma tristesse d’être aux mains des boches, j’éprouve une sorte de satisfaction de me sentir presque en paix dans cette campagne remplie d’obscurité et si calme » (p. 136)

Les camps d’une fin de guerre :

Camp d’Attigny, 8 octobre 1918 : surpopulation, faim, soif, absence d’hygiène, désolent Leroy : « […] Quelles misères. Des Russes, des Italiens dans leurs vêtements en loques et d’une saleté repoussante sont en train de faire cuire sur des feux de bois leur maigre déjeuner. […] La plupart sont joyeux cependant, depuis quelques jours, les Allemands les occupent à scier les arbres fruitiers de la région et cela est pour eux le signe d’une prochaine retraite et peut-être de la grande défaite » (p. 140) ; s’y trouvent aussi des Français et des Américains (p. 141) ; Leroy constate le poids croissant de la défaite annoncée chez de plus en plus de soldats allemands et l’évolution de leur état d’esprit (p. 139 et 141). 14 octobre 1918 : les prisonniers sont pris dans le flot de la retraite allemande. Manger devient une question obsédante pour les prisonniers ; ils reçoivent quelques secours de la part des civils ; 17 octobre 1918 : des allemands monnayent cher des suppléments de pain ; d’autres offrent généreusement du mauvais tabac… ; à plusieurs reprises, Leroy note que la fuite des troupes allemandes s’accompagne d’un pillage et d’un déménagement à grande échelle (p. 143-144)

Camp de Flize, 18 octobre 1918 ; Leroy évoque à nouveau la présence de prisonniers russes et italiens (p. 144) ; leur dénuement, leur aspect famélique frappent particulièrement Leroy ; plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : tout d’abord la longue durée de la détention de ces Russes et de ces Italiens ; mais plus encore les effets dévastateurs du blocus allié à l’endroit des populations des Empires centraux (à partir de 1916, la disette frappe particulièrement les populations des Empires centraux tant à l’arrière qu’à l’avant ; Leroy témoigne ici de la difficulté éprouvée par les Allemands pour nourrir leurs prisonniers : p. 138-139) ; on peut y ajouter l’abandon spécifique des prisonniers italiens par l’Etat italien (Cf. Giovanna Procacci, Soldati e progioneri italiani nella Grande Guerra, Editori Riuniti, 1993), l’incapacité enfin, de la Russie qui est en pleine révolution et en guerre civile d’assister ses prisonniers de guerre. Les prisonniers français, belges et britanniques ont quant à eux généralement bénéficié des secours de leurs pays respectifs pour atténuer les effets de la misère régnant dans les camps allemands. Mais tel ne semble pas être le cas des Français prisonniers du camp de Flize dans les dernières semaines de la guerre : « […] le moral des prisonniers est détestable, tous souffrent de la faim et sont devenus inabordables ; ils se refusent ordinairement tout service, se regardent comme des bêtes fauves et répondent avec acrimonie même aux paroles les plus délicates. C’est le cas de le dire : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Dès qu’une occasion se présente d’avoir des vivres, soit que les civils les donnent, soit qu’un Allemand offre un reste de repas, tous se précipitent sans égard pour les personnes qu’ils renversent à l’occasion et dévorent ces vivres sans même songer aux camarades aussi malheureux qu’eux.

A tout instant le pauvre morceau de pain que les plus prévoyants et les plus volontaires savent garder dans leur musette disparaît. Il y a parmi nous des voleurs de pain et c’est extraordinaire, avec quelle dextérité ils opèrent.

Pour moi, ma souffrance est grande de voir des Français en être arrivés à ce point et de donner un tel spectacle à nos ennemis qui sont responsables et à voir les mines hâves, les yeux presque vitreux, l’allure de vieillard des plus jeunes d’entre nous et qui maintenant déclinent si rapidement, ma haine pour l’Allemand ne fait que croître. » (p. 147) Annette Becker cite ce passage dans Oubliés de la Grande Guerre, humanitaire et culture de guerre. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noésis, 1998, p. 102-103. Sur la question des prisonniers français, voir Odon Abbal, « Vivre au contact de l’ennemi : les prisonniers de guerre français en Allemagne en 1914-1918 » in Sylvie Caucanas, Rémy Cazals, Pascal Payen, Les Prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 197-210.

Dans la retraite allemande :

À mesure que les troupes alliées avancent, les prisonniers de guerre doivent reculer avec les débris de l’armée allemande en direction de la frontière belge.

Sedan, 7 novembre 1918 : « […] Nous arrivons à Sedan dans l’obscurité, les rues encombrées de camions, couvertes de boue, où je distingue des cadavres de chevaux, du matériel brisé, abandonné. De fort nombreux soldats allemands ivres, hurlant, gesticulant, m’attristent fortement et je me demande peut-être pour la première fois ce que je vais devenir dans ce lieu de misère et de brutalité. Un Allemand ivre se jette même sur moi en hurlant, heureusement je me dégage avec rapidité, car je n’ai aucune envie de m’entretenir avec cette brute » (p. 148)

8 novembre 1918, départ de Givonne, entrée en Belgique (p. 149-150)…

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Maginot, André (1877- 1932)

1.   Le témoin

André Maginot est né à Paris le 17 février 1877. Fils d’Auguste, notaire parisien issu d’une vieille lignée de paysans meusiens. La famille passe régulièrement les congés scolaires en Lorraine, à Revigny (Meuse).  Après des études secondaires au lycée Condorcet (Paris) où il passe son baccalauréat, il fait de brillantes études supérieurs à l’École des Sciences Politiques et l’École de Droit. Docteur en Droit.

Il effectue un service militaire d’un an au 94e d’infanterie à Bar-le-Duc ayant obtenu une dispense de fils aîné de veuve. Admis au Conseil d’État, il devient rapidement chef-adjoint du Gouverneur Général de l’Algérie Célestin Jonnart. En 1905, André Maginot épouse Marie Dargent issue d’une vielle famille bourgeoise de Revigny. Après avoir mis au monde deux enfants, celle-ci meurt en couches le 12 décembre 1909. (Maginot perd son fils âgé de 20 ans, atteint par la grippe).

Conseiller général de Revigny, puis député de la Meuse en 1910. Inscrit à la Gauche démocratique, il fut élu secrétaire de la Chambre en 1912 et le resta jusqu’en 1913. Avec l’arrivée de Poincaré à la présidence de la République, Maginot s’engage très activement dans la défense de l’adoption de la Loi de trois ans. Il devient sous-secrétaire d’État à la Guerre (9 décembre 1913- 9 juin 1914).

Dès le 1er août 1914, il quitte Paris en compagnie du député Frédéric Chevillon, lorrain comme lui, et rejoint son régiment, le 44e Territorial, à Verdun. À cause du manque d’effectifs, et bien qu’appartenant à la Territoriale, dès le 11 août, Chevillon et Maginot montent en ligne.

Le 28 août, après avoir mené ensemble une patrouille téméraire, les deux députés sont nommés caporaux. Le 2 septembre, il écrit : « Hier j’ai fait du bon travail, je me suis avancé avec ma patrouille à 4 kilomètres d’Etain. Dans le village de Gincray, je suis tombé sur huit hussards de la mort, cinq ont été tués. J’en ai tué deux, dont le chef, auquel j’ai pris son sabre. » (Cf. Pierre Belperron, André Maginot, Paris, Plon, 1940, p. 30). Il est nommé sergent et cité à l’ordre de la division.

Grièvement blessé au cours d’une patrouille le 9 novembre. Après un long séjour à l’hôpital, il retourne à la Chambre. Le 11 janvier 1917, il est élu président de la Commission de l’armée. Le 19 mars, il entre comme ministre des Colonies dans le Cabinet Ribot et commence alors une brillante carrière ministérielle.

2. Le témoignage

Les Carnets de patrouille d’André Maginot ont été préparés par sa sœur, Mme R. Joseph-Maginot ; dans l’avant-propos, celle-ci présente « ce simple récit » comme des « notes jetées à la hâte, en ses brefs instants de liberté, sur de simples feuilles de papier à lettres ou de cahiers d’écolier » que l’auteur « n’a pas eu le temps de […] revoir. La mort est venue le surprendre avant qu’il les ait mises au point. Il y tenait beaucoup. Je les livre telles que je les ai trouvées sans y changer un mot »… Pour autant, contrairement à ce que peut laisser penser le titre donné à la publication de ce témoignage publié à Paris, chez Grasset en 1940 (181 pages), ces « carnets » s’apparentent davantage à des souvenirs recomposés par le député. En témoigne immédiatement cette phrase qui conclut l’évocation de l’ambiance du départ le 1er août : « Noble et courageux peuple de France, toujours prêt aux plus sublimes sacrifices, comme j’ai senti battre ton âme sur ce quai de gare et que de fois, par la suite, le souvenir que j’en ai gardé m’a aidé à traverser les rudes moments ! » (p. 12, mais seconde page du récit). Voir aussi p. 23, au chapitre II, « Verdun. 2 août 1914 » ; après avoir passé la nuit chez lui à Revigny, Maginot prend le train pour Verdun ; il écrit alors : « Je revois, en cours de route, tous ces jolis villages qui s’étagent de la vallée de l’Ornain à celle de l’Aire et sur lesquels, avant un mois, les hordes allemandes plus féroces cent fois que les bandes de Gustave-Adolphe…. » ; ces deux remarques, qui sont suivies par une multitude d’autres réparties tout au long du récit, suffisent à démontrer que ces « carnets » ont été composés après l’automne 1914. D’ailleurs, le dernier chapitre relate la « dernière patrouille » au cours de laquelle le député a été grièvement blessé, le 9 novembre 1914. Peut-on dater plus précisément la rédaction de ce récit ? Le ton et l’expression vigoureusement agressives peuvent indiquer une composition effectuée durant les années de guerre. Dans le chapitre VIII, Maginot fait une allusion au « brave et regretté Driant » (p. 135) ; nous savons que Driant est tombé au Bois des Caures (Verdun) le 22 février 1916… En tout état de cause, Jean Norton Cru aurait noté le faible nombre de dates précisées dans ce récit présenté comme des « carnets » : 1er, 2, 22, 26 août, 1er septembre, 12 octobre 1914,  « premiers jours de novembre » (p. 145), 9 novembre 1914 (p. 155).

1940. La date de publication est intéressante. Le livre paraît en effet en pleine « drôle de guerre » durant laquelle la foi en la capacité de la ligne Maginot à empêcher toute invasion est encore largement partagée. Durant cette même période, une brève biographie (hagiographie) d’André Maginot est publiée par Pierre Belperron, André Maginot, Paris, Librairie Plon, 92 pages. La quatrième de couverture reproduit un cliché du monument « André Maginot » dressé à Souville (inauguré le 18 août 1935). Quelques semaines avant le déferlement des Panzerdivisionen, la biographie s’achève sur ces mots : « L’homme, que fut Maginot, méritait d’être mieux connu et aimé de ceux que « sa » ligne abrite et protège et de tous ceux, de par le monde, qu’elle sauvera de la dictature hitlérienne, en arrêtant les armées allemandes »…

On notera encore que la biographie de Belperron et les « carnets » recèlent certains éléments communs qui apparaissent sous la forme de notes brèves, probablement extraites du véritable carnet de route tenu par Maginot durant ses aventures de patrouilleur (dans les Carnets de patrouille, sa sœur insère un certain nombre de ces notes) ; par exemple : « Le 23, il est tout « retourné », car il a trouvé trois patrouilleurs du 164e « le crâne défoncé à coups de talons, les oreilles coupées et le ventre ouvert à coups de baïonnette ». (p. 134 dans les « carnets » ; p. 32 dans la biographie). Cependant la biographie comporte davantage de citations de ce type. « Le 7 [novembre], l’attaque continue. Il entre le premier dans Mogeville. « J’ai sauté sur la sentinelle allemande qui m’a manqué à bout portant et je l’ai tué d’un coup de baïonnette ». » (p. 33). Dans les Carnets, cet épisode est quelque peu transposé ; il n’est plus question d’une sentinelle mais d’un officier… : « J’ai la chance de pouvoir, au sens littéral du mot, « parer la balle » et en guise de réponse, je plante froidement ma baïonnette dans le cou de l’Oberleutnant » (p. 152).

La confrontation de ces quelques notes « prises sur le vif » avec le récit intitulé « Carnets de patrouille », permet de percevoir la facture littéraire de ces derniers. Quelques mois, voire quelques années après les faits relatés, Maginot a construit – pour partie à partir de ses notes – un récit d’aventures (cette remarque indique clairement que tel était son projet : « c’est ainsi que surpassant les romans d’imagination de maints conteurs, surpassant les aventures de cape et d’épée de Dumas, quatre simples patrouilleurs réussirent à s’emparer d’un village occupé par l’ennemi », p. 154), plus cohérent, plus linéaire, mêlant anecdotes personnelles et considérations d’ordre plus général. Lui-même et quelques-uns de ses compagnons hauts en couleurs sont savamment mis en scène. Pour autant, cette reconstruction plus ou moins tardive ne s’accompagne pas d’une euphémisation de la violence de guerre : ainsi Maginot ne craint pas de se dépeindre en train de tuer (p. 114, 115, 152, 160); mieux, il s’en glorifie. Chez Maginot, on ne trouve pas de trace d’autocensure suscitée par un sentiment de culpabilité rétrospectif.

3.   L’analyse

1er août 1914 : le départ à la Gare de l’Est : le calme recueilli des quais contraste avec la frénésie bruyante des abords de la gare.

2 août 1914 : Verdun ; arrive en gare un train venant de Paris empli de réservistes chantant « la Marseillaise. Les portières des wagons, les embrasures des fourgons sont ornées de guirlandes de feuillages retenues par des rubans tricolores… » (p. 26)

Garde civique : à Verdun, un coiffeur intrigue Maginot par son accoutrement : « lui aussi a un képi ou plutôt une casquette que je ne puis mieux comparer qu’à celle d’un chef de fanfare, agrémentée de deux galons d’argent, insigne évident d’une hiérarchie que j’ignore. […] bon prince, [il] m’apprend […] qu’il est depuis la veille chef de la garde civique. En cette qualité, il parcourt la ville avec trois ou quatre citoyens qui constituent la dite garde, assurant l’exécution des ordres de la municipalité, veillant à ce qu’il ne reste personne de ceux dont le départ a été décidé, faisant fermer les boutiques et les cafés indûment ouverts, rappelant les civils et parfois même les militaires au respect de l’autorité et des règlements » (p. 29).

Le régiment de Maginot doit organiser la défense d’un petit plateau afin d’interdire à l’ennemi la route de Douaumont. La vision des villages envahis incendiés met en rage les soldats témoins : « Si jamais on les tient, les bandits, avec quelle joie on leur fera payer tout cela ! » (p. 45). Notons que la plupart des compagnons de Maginot sont originaires de territoires envahis et ravagés.

Maginot évoque le spectacle démoralisant de l’exode des populations civiles (22 août 1914) bientôt suivies, quelques heures plus tard, par les soldats en retraite (p. 47). Rien que très banal.

Mais le témoignage de Maginot vaut surtout pour son évocation d’un type de guerre peu décrit : la guerre de patrouilles : une guerre d’embuscades. Au début de la guerre, les reconnaissances étaient effectuées par des patrouilles, insuffisantes en nombre, et constituées par des détachements de volontaires sans cesse renouvelés. Dans son secteur (devant Verdun), le bouillant caporal Maginot suggère au général Moutey de constituer des corps de patrouille réguliers ; et le général autorise Maginot à constituer une « patrouille régulière » avec des volontaires pour la plupart « connaissant admirablement le pays, aimant par-dessus tout la chasse, tous un peu braconniers par tempérament, casse-cou et risque-tout »… (p. 55)

Les patrouilleurs de Maginot s’installent au village de Bezanceaux, à la pointe des avant-postes du secteur de Verdun.

26 août : mission à Maucourt et Mogeville. Les Allemands n’occupent pas ces villages. Maginot, deux autres députés, Chevillon et Abrami, et quelques hommes réussissent à rapporter de précieux renseignements. Ils sont félicités et promus caporaux.

1er septembre : à 3 heures du matin, départ en patrouille de reconnaissance depuis Fleury jusqu’à Gincrey ; les Allemands ne sont pas dans le village abandonné ; seul un couple de vieillards demeure caché dans une cave, dans l’attente du retour de l’armée française. Quelque peu dépité de n’avoir pas débusqué d’Allemands, Maginot persuade alors son capitaine de le laisser dans le village avec dix hommes pour tendre une embuscade aux cavaliers allemands qui ont pris l’habitude, le soir venu, d’abreuver leurs chevaux dans ce village (p. 108-115) ; « j’ai la chance de toucher mon Boche qui, atteint en pleine course, fait panache sur mon coup de fusil et s’abat pour ne plus se relever. – C’est toujours un de moins, conclut Muller en guise d’oraison funèbre. [Muller est un Alsacien, qui après avoir déserté de l’armée allemande s’est engagé dans la Légion. Il voue une haine féroce aux Allemands…] J’approuve sa réflexion de la tête [poursuit Maginot]. Bien que je ne sois pas d’un naturel sanguinaire, je trouve, en effet, que le rude Alsacien a raison. Moins il en restera de cette race de proie qui nous poursuit de sa haine implacable et déchaîne en ce moment sur l’Europe tat de calamités, mieux cela vaudra pour nous et pour l’humanité. La fameuse parole de Kipling me revient à l’esprit : « Le monde se divise en deux : les Humains et les Allemands ». (p. 115-116)

Maginot et ses camarades parviennent à se retirer du village et à rejoindre les lignes françaises. Son fait d’armes lui vaut une nouvelle citation à l’ordre de la division.

Le 7 octobre 1914, nouvelle citation à l’ordre de la division : « Le général commandant le 1er secteur, cite à l’ordre du secteur le sergent Maginot, du 44e régiment territorial. Au cours d’une reconnaissance effectuée dans la journée du 6 octobre, ce sous-officier commandant une patrouille d’éclaireurs, a vigoureusement entraîné ses hommes pour entrer dans le bois de Maucourt et a ainsi grandement contribué à chasser l’ennemi. »

Voilà quelques passages qui émoustilleront les « anthropologues » en herbe, découvreurs des liens pouvant exister entre la pratique de la chasse et la guerre : « De façon à permettre à mes hommes de recharger leurs armes le plus rapidement possible, je leur ai fait remplir de cartouches leurs képis posés à terre à côté d’eux. C’est un procédé que j’ai maintes fois, pour ma part, employé en battue et dont je me suis toujours bien trouvé… » (p. 110) ; un peu plus loin : « C’est presque un départ pour une partie de chasse que celui de notre patrouille. La nuit finit à peine. […] Mes compagnons sont bien dispos après un bon sommeil. Ils sont presque joyeux à l’idée que nous allons chercher du « boche » et que le véritable but de notre expédition est de ramener des prisonniers. N’est-ce pas après tout une véritable chasse ? » (p. 130) ;

La patrouille est fructueuse et un jeune soldat allemand est fait prisonnier ; au passage, il est à noter que l’un des hommes de la patrouille qui au moment du départ de la patrouille semblait particulièrement déterminé à ne pas faire de prisonnier et s’était doté d’un « long couteau », se montre en définitive ému par la jeunesse du prisonnier. Il lui offre même à boire pour le « remonter »… Ainsi, les déclarations volontiers assassines de cet homme (« dont la femme et le petit sont restés à Briey […] sous la férule de l’ennemi ») ont-elles été finalement contredites par des gestes d’humanité. Le « chasseur » a reconnu l’homme en sa prise… C’est pas simple l’anthropologie ! Le mieux est de ne pas oublier que les patrouilles en avant des lignes fortifiées, les coups de main, les embuscades, ne sont pas le quotidien de la majorité des poilus, loin de là. Ce type de guerre, que l’on pourrait assimiler à la « petite guerre », se distingue très fortement de la guerre de tranchées où les soldats subissent quasiment impuissants les fouilles meurtrières des artilleries.

12 octobre : affaire d’Ornes. Chaude alerte ; Maginot et ses hommes échappent de peu, grâce à la nuit, à un encerclement par un nombre supérieur d’ennemis.

Début Novembre : prise du village de Mogeville occupé par les Allemands.

Le dernier chapitre relate la dernière patrouille : le 9 novembre. Cette fois, l’affaire tourne mal. La patrouille est décimée ; Maginot est lui-même grièvement blessé et doit ramper sur 25 mètres, sous une pluie de balles pour rejoindre le gros de ses maigres forces ; il décrit un long calvaire durant lequel ses hommes se sacrifient (plusieurs sont tués) pour le ramener à l’abri (on peut confronter ce récit au témoignage du sergent Léonard rapporté par Belperron dans la biographie de Maginot, p. 34-36). Notons que dans sa relation de l’épisode, Maginot établit une comparaison entre les deux « races » : « les cris de douleur des soldats boches […] n’ont rien d’humain. Ce sont des hurlements de bêtes fauves, des plaintes tragiques, des appels effroyables qui, malgré toute l’horreur de ma propre situation, m’arrachent cette pensée qui maintenant domine mes souffrances : « Vraiment, comme ces gens-là portent mal la balle ». Et j’ai près de moi le contraste complet des deux races : hormis le malheureux Georges nous n’avons, de notre côté, que des blessés, mais eux ne disent rien. Résignés, silencieux, c’est à peine s’ils se plaignent, sauf le pauvre chapelet qui, le ventre entr’ouvert, commence à râler. Derrière moi je l’entends et faisant de mon mieux, je tâche de l’exhorter : « Fais comme moi… Bouffe-toi les poings… » » (p. 166)…

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Hugo, Jean (1894-1984)

1.   Le témoin

Né à Paris le 19 novembre 1894, l’arrière-petit-fils de Victor Hugo, Jean Hugo, peintre et décorateur de théâtre, a été un acteur et un témoin privilégié des milieux littéraires et artistiques. Mais il a été aussi un acteur et un témoin de la Grande guerre. Ses souvenirs rassemblés dans Le Regard de la mémoire débutent précisément au moment où la Première Guerre mondiale vient l’arracher à un séjour effectué par la famille Hugo à Guernesey à l’occasion de l’inauguration d’une statue de Victor Hugo sur l’île. Le 5 août, il rentre sur Paris avec sa mère, sa grand-mère et la femme de chambre de celle-ci. L’aisance de la famille est patente : résidences diverses, automobile, repas fréquemment pris au restaurant, fréquentation assidue des cafés, domesticité, etc. La famille de Jean Hugo possède des relations haut placées. En mai 1917, sa mère obtient de son ami Poincaré, la mutation de Jean en tant qu’interprète auprès des troupes américaines.

Le 4 septembre, Jean Hugo reçoit sa feuille de route pour le 36e de ligne, à Caen (p. 15).

Sa qualité de bachelier le fait désigner pour le peloton des officiers (p. 18). Il suit son instruction à Bernay. Il échoue ; il est tout de même nommé caporal, puis sergent en avril 1915. Le 20 mai de la même année, il rejoint le 36e de ligne alors stationné à Fismes en Champagne. Dès le 24 il est transféré avec son régiment en Artois et cantonne à Sus-Saint-Léger.

Fin Mai 1915 : montée en ligne en Artois, au village de la Targette, non loin de Neuville-Saint-Vaast (p. 30). 4 juin 1915 : blessé lors de son premier assaut. Evacué sur l’hôpital de Saint-Malo, puis à Meudon.

11 octobre 1915, départ du dépôt avec un renfort du 36e (p. 42).

Arrivée à Verdun, début avril 16 ; plusieurs attaques.

Chemin des Dames, à la périphérie de l’offensive Nivelle. Témoin du mouvement de mutineries.

29 juillet 1917 : mutation à Gondrecourt, QG de la 1ère division américaine. Hugo traducteur du Général Sibert. Mutation obtenue par les relations de sa mère avec Poincaré.

Avril 1918 : affectation à un bataillon d’infanterie, le 1er du 28e régiment U.S. (Bois l’Evêque) (p. 102). 28 mai 1918, attaque bois de Saint-Eloi près de Cantigny. (p. 104).

Termine la guerre auprès de la 99e escadrille américaine qui ne combattit pas.

2. Le témoignage

Dans Le Regard de la mémoire, Jean Hugo jette un regard rétrospectif sur trente années d’une vie riche en rencontres (Satie, Picasso, Cocteau, Radiguet, Cendrars, Dullin, jouvet, Proust, Colette, Maritain, Dreyer, Max Jacob, etc.), bornée par les deux guerres mondiales. Plusieurs indices permettent d’indiquer que les passages regardant la Grande Guerre ont été rédigés après la Seconde Guerre mondiale : « On m’affecta bientôt au 3e bureau, chargé des opérations […]. Son chef était le jeune major Marshall, qui devint plus tard célèbre… » (p. 94) ; « enfin le 3 septembre [1918], je passai le commandement à Koenig, qui restait dans l’armée où il devait faire une carrière glorieuse et devenir le vainqueur de Bir Hakeim… » (p. 128). Nous ne disposons pas d’informations précises sur la rédaction de ces mémoires. Nous ignorons également si le rédacteur a pu s’appuyer sur les notes d’un journal. Toutefois, certaines précisions de dates, de noms de lieux, de noms de camarades laissent à penser que malgré leur rédaction tardive, ces souvenirs se sont appuyés sur des notes précises.

Une partie  de ces souvenirs ont été publiés une première fois en 1976 chez Fayard sous le titre Avant d’oublier. En 1984, l’intégralité de ces mémoires ont été publiés par les éditions Actes sud sous le titre Le Regard de la mémoire. L’édition utilisée ici est une édition de poche de la collection Babel des éditions Actes sud parue en 1989. Cette édition s’accompagne d’un avant-propos signé Raymond Jean.

Le témoignage intéressant l’histoire de la Grande Guerre court de la page 11 à la page 109 d’un ouvrage qui en compte 585.

3.   L’analyse

Le départ des réservistes en gare de Granville, le 6 août 1914 : « […] le régiment de réserve du 2e de ligne, le 202e , s’embarquait. Les hommes avaient des barbes de plusieurs jours et des fleurs au bout de leur fusil. Sur les wagons, ornés de branchages, des guirlandes entouraient les mots « à Berlin », écrits à la craie » (p. 12)

Un mois plus tard, l’ambiance n’est plus aussi enthousiaste : Jean Hugo rapporte des propos que sa grand-mère aurait entendu durant une halte nocturne à Poitiers le 3 septembre : « Toute la nuit des trains de blessés passèrent. Elle entendit des femmes crier dans la rue : – Assez ! On tue tous nos enfants ! On tue tout, et quand même l’ennemi avance ! Ça ne peut pas durer ! »

ARTOIS

Fin Mai 1915 : montée en ligne en Artois, au village de la Targette, non loin de Neuville-Saint-Vaast (p. 30).

Dans un abri, sous un bombardement ; Hugo est secoué par l’explosion d’un obus qui tue un homme à ses côtés (p. 31-32) ; les difficultés d’évacuation du cadavre (p. 33)

Le 4 juin, montée en première ligne et le premier Assaut : « Les soldats se lamentaient : – C’est-il pas malheureux de faire massacrer les bonhommes comme ça !

Des objets passaient de main en main : des lettres, des grenades, un vieux fromage presque liquide […]. Les canons français tiraient un peu court ; parfois un obus tombait dans le verger. Nous regardions voler les torpilles ; elles s’arrêtaient en l’air, indécises, comme des éperviers, puis piquaient du nez, et tout tremblait… » (p. 35)

La blessure. (p. 36-37)

Religion et religiosité : Hugo est évacué sur l’hôpital de Saint-Malo ; les infirmières : « […] Les religieuses me firent chanter des cantiques, à la messe, et le clairon de Déroulède. » (p. 38)

Ambulance américaine du Chesnay : « Soeur Marthe me donna un paroissien du soldat. Cette semaine de douceur au Chesnay fut ma première rencontre avec la Sainte-Vierge » (p. 41).

Messe : « La Toussaint tombant un lundi, tout le régiment assista à la messe trois jours de suite. Beaucoup y allaient pour passer le temps… » (p. 45.)

Rituels :

13 octobre 1915 : une exécution : « L’homme s’était enfui de la ligne de feu lors de l’attaque du 25 septembre. » (p. 44)

Autre prise d’armes, huit jours plus tard ; remise de décorations (p 44). A ce sujet, voir Marie-Anne Paveau, « Citations à l’ordre et croix de guerre. Fonctions des sanctions positives dans la guerre de 1914-1918 », in Rémy Cazals, Emmanuelle Picard, Denis Rolland, La Grande Guerre Pratiques et expériences, toulouse, Privat, 2005, p. 247-258.

25 octobre : embarqués à Frévent pour Ailly-sur-Noye en « wagons à bestiaux » (p. 44)

Bordels militaires : Bordel d’Ailly (p. 44) ; Toul, janvier 1918 : « […] Dans la rue voisine, comme au XVe siècle, se trouvait le bordel avec sa façade en damier jaune et vert, le gros numéro au milieu. Un phonographe chantait derrière les fenêtres grillées. Tout un bataillon américain descendu les tranchées emplissait la rue ; chaque soldat attendait son tour. » (p. 101)

La boue :

14 novembre, départ d’Ailly-sur-Noye ; passage à Gentelles ; décembre : Fontaine-les-Cappy  (p. 47). « […] Parfois quelques torpilles tombaient et éclataient à grand bruit : les trous qu’elles faisaient devenaient vite des lacs. L’épaisse bouillie pénétrait partout. Les fusils étaient inutilisables. D’ailleurs nous n’étions là que pour sauter en l’air, dans un geyser de boue, si les silésiens sous nos pieds triomphaient des Flamands… » (p. 48-49)

Soldats originaires des Alpes.

« Ils ne savaient ni lire ni écrire et ne parlaient guère le français. Ils se mettaient en cercle et se racontaient en provençal des histoires de leurs montagnes… » (p. 51)

Patrouille : « un soir de janvier [1916], j’allai en patrouille avec le lieutenant Cabouat et quelques hommes. Arrivés devant le réseau de fils de fer allemand, nous nous mîmes à plat ventre sur l’herbe rase. La sentinelle, à dix pas de nous, toussait et se mouchait… » (p. 52-53)

Civils dont certains sont peu hospitaliers : 14 février, repos à l’arrière. Rainecourt ; Renancourt (faubourgs d’Amiens) ; Grandvilliers-aux-Bois, (p. 55)

VERDUN

La réputation de Verdun : « enfin Bettencourt-la-Longue, en Lorraine. Là, les automobilistes qui faisaient le service de Verdun nous disent :

– Nous revenons toujours avec la moitié des camions vides. » (p. 56)

Arrivée à Verdun, début avril 16 : « Nous voyions passer devant la porte les troupes qui descendaient de la bataille ; un adjudant et dix soldat hagards, c’est tout ce qui restait d’une compagnie » (p. 57) ; montée en ligne durant la nuit (p. 58-59).

Euphémisation ? « Un grand infirmier noueux et barbu faisait dans les bois la chasse aux cadavres. Ses mains et ses vêtements sentaient la pourriture. Il retrouvait sous les ronces les morts des premiers jours de la bataille, vieux d’un mois et demi, déjà secs et collés à la terre. Il ramassait aussi des mains et des pieds dépareillés, des lambeaux de capote où adhéraient d’informes quartiers de viande humaine…» (p. 59) ; (p. 61) ; « Devant la première ligne, des cadavres allemands tout secs et noirs, semblables à des parapluies cassés, étaient restés accrochés aux fils de fer » (p. 79).

L’angoisse des hommes avant l’attaque (p. 60).

L’assaut du 13 avril 1916 (p. 62-63) ; la contre-attaque allemande (p. 63) : « On fit le bilan. Ma compagnie avait perdu la moitié de son effectif et presque tous ses cadres. […] Nous avions fait des prisonniers, l’ennemi nous en avait fait ; nous avions conquis un bout de terrain, l’ennemi nous l’avait repris. Il ne faut pas chercher à comprendre, dit l’adage militaire. » (p. 65)

Tournée du chansonnier Botrel aux Armées qui fait un flop lorsqu’il veut faire reprendre en choeur aux soldats ses refrains patriotiques (p. 67)

Croix de guerre ; cérémonie ; peu après (mai 1916): « On nous embarqua dans les camions, à Tannois dans la vallée de l’Ornain. Les soldats murmuraient : – C’est toujours les mêmes qui se font tuer.. » (p. 67);

Cantonnement à Dugny ; puis Fleury-devant-Douaumont ;

Montée en ligne le 22 mai 1916 ; violent bombardement : « Se faire tuer sur place, dit-on. Mais l’eussions-nous voulu, il n’y avait pas moyen de fuir. » (p. 69)

Un des sergents perd la raison (p. 69)

Repos à la Houpette, hameau étiré en longueur de chaque côté de la grand-route de Saint-Dizier à Ligny (p 74).

Théâtre aux Armées, Marguerite Moreno (p. 74)

Montée en ligne dans les forêts des Hauts-de-Meuse ; village de Mouilly ; été-automne-hiver ; tranchées de Sommière-du-Loclont ; Les Eparges (p. 80);

CHEMIN DES DAMES

1917 : en marge de l’offensive du Chemin des Dames (p. 84-85) ; Le 16, départ d’Arcis-le-Ponsart ;  « nous n’allâmes pas plus loin que Breuil-sur-Vesles ». Marches et contre-marches. (p. 85)

Mutineries : (p. 87-90) ; après la reprise en mains, montée en ligne dans le secteur d’Essigny-le-Grand (juillet 1917): « Nous allions en patrouille chaque soir : il fallait faire des prisonniers, pour réhabiliter le régiment » (p. 90).

Mutation… : « Après la mutinerie du mois de mai, humilié et dégoûté, j’avais demandé à ma famille d’essayer d’obtenir mon changement de corps. Painlevé, que ma mère connaissait bien, était alors ministre et la chose fut facile. Mais, maintenant que mon régiment avait repris le combat et que ses faiblesses paraissaient oubliées, je n’avais plus envie de le quitter. Dire adieu au commandant Ménager, à mes frères d’armes La Crouée et Gerdolle, à mon ordonnance, le brave et fidèle Besnard, à mes soldats que j’aimais tant, dont certains étaient avec moi depuis 1915 – j’en avais le cœur fendu. Je dus cependant repartir aussitôt, et retourner à Paris. « Il s’embusque », ont dû penser mes camarades ». (p. 91)

Avec les Américains : le général Sibert demande « Comment chauffe-t-on les granges l’hiver ? » (p. 92) ; Affecté au 3e bureau, chargé des opérations. « Son chef était le jeune major Marshall, qui devint plus tard célèbre. Je traduisais en soupirant des circulaires et des règlements » (p. 94) ; « en octobre [1917], la division Bordeaux prit les tranchées, dans ce qu’on appelait le Grand Couronné de Nancy. A la Toussaint, on lui donna quelques bataillons américains qui occupèrent le secteur d’Arraucourt et du ruisseau de la Loutre Noire. Je fus envoyé auprès du général à Sommerviller, village situé sur la rivière Sânon et le canal de la Marne au Rhin, non loin de Saint-Nicolas-du-Port.

Attaque, 28 mai 1918, bois de Saint-Eloi (p. 104) ; l’entrain des Américains pour l’assaut ; des prisonniers égorgés à la sortie de leur abri (p. 104); la difficulté des Américains à supporter passivement un bombardement ; leur panique : « […] Je menaçai les fuyards et je tirai en l’air. D’autres parurent. Le jeune capitaine les injuria et déchargea sur eux son gros pistolet ; bon tireur, comme tous ses compatriotes, il brisa la jambe à l’un d’eux…. » (p. 104)

La nouveauté représentée par le bombardement aérien : « […] Jusque-là l’aviation s’était bornée à des transports de photographes, à des combats d’oiseaux dans le ciel et à quelques massacres de femmes et d’enfants. Elle entrait maintenant dans notre vie de fantassins. Le je ne sais quoi de hasardeux des bombes d’avion est plus énervant que le tir des canons, dont on peut, ou dont on croit pouvoir deviner le champ d’action. Et puis la guerre durait et le courage s’use. Je ne me sentais pas très brave dans ce village de folleville » (p. 105)

Frédéric Rousseau, mai 2008.

Identification du frère d’arme « La Crouée »

Ayant récemment pris connaissance de la publication en ligne du témoignage de Jean Hugo, je peux l’enrichir en complétant le nom d’un de ses frères d’arme, qu’il cite dans le passage relatif à sa mutation, après une mutinerie.

En effet, je suis le petit-fils de celui qu’il nomme « La Crouée« .

Mon grand-père : Gérard Thiébauld de la Crouée, était capitaine au 36ème R.I. et avait été recruté à Caen (classe 1906), comme Jean Hugo.

Il fut tué le 20 mai 1918, en même temps que son lieutenant (Gerdolle), lors d’un assaut pour la prise du Mont Kemmel. Tous deux reposent dans le cimetière de Lyssenthoech (Belgique).

Mon grand-père habitait à Caen, chez son père, lequel était peintre (comme Jean Hugo) ainsi que sculpteur, d’où probablement des affinités artistiques.

Cet additif apportera aussi une réponse à la question qui était posée en septembre 2008, par Geoffroy de la Crouée.

Vous remerciant de rattacher cette information à ladite publication.

Et vous faisant part de ma considération, au regard du large intérêt que présentent les diffusions de votre site.

Expéditeur : Christian Thiébauld de la Crouée (christian.thiebauld@outlook.fr)

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Fauconnier Henri (1879-1973)

1. Le témoin

Né le 26 février 1879 à Musset, Barbezieux (Charente), dans un milieu cultivé, artistique et catholique. Son père, Charles, était un petit négociant en cognac. Des six enfants, Henri est l’aîné.

Il est licencié en droit.

A partir de 1905, il dirige une plantation de caoutchouc en Malaisie anglaise, à Rantau Panjang. En 1910, le doublement du prix du caoutchouc lui permet de faire fortune. Il devient alors Directeur général des plantations du groupe Hallet en Extrême-Orient (Sumatra, Java, Indochine et Malaisie). Il se fiance avec Madeleine Meslier, sœur d’un planteur et ami de Barbezieux, peu avant le basculement de l’Europe dans la guerre. Lorsque la guerre éclate, il rejoint la France. Il est incorporé le 22 septembre au 93è Territorial à Périgueux. Le 26 novembre, il part en renfort du 310e R.I. ; en mars 1915, il intègre une compagnie de mitrailleurs comme agent de liaison puis devient, en octobre 1915, secrétaire au ravitaillement ; en mai 1916, il est nommé caporal fourrier. Sa compagnie est versée au 273e RI en juin. En décembre, il entreprend une formation, à Mourmelon, pour devenir chef de section. Le 21 janvier 1917, il obtient ainsi le grade de sergent. A l’issue d’une longue permission, en mars, pendant laquelle il épouse Madeleine Meslier, il est affecté en Malaisie puis en Indochine où on réclame son expérience de planteur pour développer les productions de sucre et de ricin. Jugé trop jeune pour servir ainsi en Indochine, il est rappelé en France, en novembre 1917 et laisse Madeleine, enceinte et trop malade pour voyager, à Saigon. Il arrive en France en décembre 1917, au moment de la naissance de sa fille, Hélène, et il parvient à être versé au dépôt des interprètes pour servir auprès des Anglais. C’est à l’arrière qu’il passera la fin de la guerre. Il est démobilisé en mai 1919 et regagne ses plantations en Malaisie. A partir de 1925, il s’installe en Tunisie, où il écrit Malaisie en 1930, grâce auquel il obtient le prix Goncourt. Il est alors en relation avec d’autres écrivains comme Jacques Boutelleau, Georges Bernanos, Colette, Jean Cocteau, Jean Paulhan ou Roger Martin du Gard. Sa sœur, Geneviève obtient le prix Femina en 1933. Il publie ensuite Visions, nouvelles (1938) et poursuis son œuvre littéraire avec Noël malais suivi de Barbara (Stock, 1941) et La Dame (Stock, 1943). Il meurt à Paris le 14 Avril 1973, et est enterré à Barbezieux. [source : Bernard Fauconnier, La fascinante existence d’Henri Fauconnier : Prix Goncourt 1930, préface de Jean-Loup Avril, Editions G.D., Saint Malo, 2004.]

2. Le témoignage

FAUCONNIER Henri, Lettres à Madeleine. 1914-1919, Paris, Stock, 1998, 374p.

De 1914 à 1919, il écrit de nombreuses lettres, le plus souvent à Madeleine, sa fiancée (puis sa femme à partir de mars 1917). Il envoie également des « notes » brèves, accumulées avant dêtre glissées dans une enveloppe. Il a vraisemblablement pris des photographies (signalées pp. 65- 85- 122- 187 mais non publiées).

3. Analyse

Les lettres d’Henri Fauconnier laissent apparaître un homme cultivé : amateur de musique classique (pp. 66, 253 et 271), il multiplie les références à Goethe (p. 202), La Bruyère (p. 231) ou Dante : « dans l’enfer de Dante, le plus affreux, c’est le cercle de la pluie (réservé aux gourmands… qu’est-ce que je vais prendre !) et celui où l’on ne peut même pas pleurer, parce que les larmes se congèlent en sortant des yeux, et les scellent. Je suis un peu dans cet enfer là, aggravé d’une autre torture dégradante que j’ignorais encore. Je suis dévoré vivant par la vermine ! […] Alors je suis vraiment un damné de Dante » (p. 128). Grand lecteur, il demande souvent à « Mady » de lui faire parvenir des ouvrages (exemple p. 206). Il maîtrise plusieurs langues en plus de sa langue maternelle : le latin (p. 107), le malais et le tamil (p. 129), et surtout l’anglais qu’il emploie régulièrement dans ses lettres. Directeur d’une affaire lucrative en Malaisie avant la guerre, il tente, depuis le front, de gérer ses affaires (p. 60).

Jeunes fiancés au moment du basculement dans la guerre, Henri et Madeleine apprennent à se découvrir au fil des lettres. Ainsi sent-on naître leur relation dans les tensions (pp. 41-42) et les déclarations enflammées (pp. 133 ou 157) qu’ils s’échangent. Les moments difficiles, comme celui où Madeleine perd son frère d’une maladie contractée dans les tranchées (p. 82), resserrent les liens entre les futurs époux. C’est d’ailleurs à l’organisation de leur mariage qu’ils vont se consacrer pendant plusieurs mois, fin 1916 – début 1917. L’arrivée de la petite Hélène, à la fin de l’année 1917, au moment où Henri rentre en France laissant sa famille à Saigon, occupe également une grande partie des discussions en 1918.

L’écriture est d’abord, dans le contexte de la guerre, un besoin (p. 28). H. Fauconnier est pris entre, d’une part, le désir de protéger ses proches de ses idées noires et de ne pas alimenter leur angoisse de le savoir exposé (certaines notes ne sont envoyées que plusieurs semaines après : p. 68) et, d’autre part, le besoin de se décharger de son expérience : ainsi, à propos du cafard qui le saisit, en mars 1915 : « il m’était impossible d’écrire. J’attendais que la bonne humeur revienne, et elle revient vite dès qu’on se met à penser. Pourtant, j’ai conscience d’avoir copieusement grogné dans mes notes ou mes lettres, assez pour me soulager. » (p. 71. C’est moi qui souligne.) Conscient de la censure (p. 75), il s’amuse quelque fois à la contourner (p. 39). L’écriture est également une expérience marquante dans sa vie : s’il projette depuis des années de s’y consacrer (voir la préface), la guerre le pousse à se confronter à la difficulté d’enserrer son expérience dans des mots (pp. 170-171). En novembre 1917, il tente d’écrire un roman à bord du bateau qui le ramène en France : « j’essaye d’écrire quelque chose. Ce serait le moment de voir si j’en suis capable. Mais je me perds dans une abondance d’idées qui manquent de lien entre elles. Si je tenais mon sujet, je crois que ce ne serait pas difficile d’écrire. J’en avais un jadis, mais je le garde pour plus tard. En ce moment, c’est de guerre et d’amour qu’il faudrait parler. » (pp. 246-247). Ce sujet qu’il garde « pour plus tard » est vraisemblablement celui qui, en 1930, lui permettra d’obtenir le prix Goncourt, Malaisie.

Parti à la guerre dans la fièvre et l’émotion, il ne cache pas son enthousiasme : « si je n’aimais pas, je me réjouirai de cette guerre qui manquait à ma vie, et qui la complète si bien. » (p. 18) Cet empressement à rejoindre le combat, qu’il peine à se représenter mais qu’il pressent « plein d’horreur » (p. 20) se heurte pourtant à l’administration militaire qui l’affecte dans un premier temps avec des hommes mûrs (des territoriaux). Se jugeant plus « belliqueux » (p. 21), il est frustré et se porte volontaire pour rejoindre le front. Mais il doit se résigner à une attente désespérante et à l’ennui d’une vie de caserne (p. 26). Lorsqu’il est enfin appelé à rejoindre le front dans un groupe de mitrailleurs, il découvre très vite les dangers et les souffrances matérielles et morales des combattants. Ses descriptions sur son environnement matériel sont précises durant les premiers mois. Puis s’habituant à la guerre, il note : « il y a tous les jours des bombardements, fusillades, incidents, qui pourraient faire le sujet d’une lettre. Je ne pense même plus à en parler. Quant à les noter sèchement, avec le jour et l’heure, cela ne serait qu’une nomenclature. J’aime mieux essayer de vous faire voir, de temps en temps, quelques épisodes au hasard. » (p. 76) Les attaques sont toutefois relatées avec finesse, de même que les souffrances des soldats. L’enthousiasme du début de la guerre s’émousse au contact des réalités de la guerre, faite de tracasseries de la « servitude » militaire contre lesquelles il s’emporte fréquemment (p. 153), de coups durs et d’attentes sans fin, écrasantes d’ennui.

Cette désillusion le pousse à tenter de se soustraire aux dangers et aux souffrances de la vie quotidienne des combattants : « alors je pensais à décembre. Décembrrrre… ! On a beau avoir fait le sacrifice de soi-même, la bête est toujours là, qui cherche son petit bien-être du moment, et l’esprit se révolte aussi, parce qu’il veut que ce sacrifice soit utile. » H. Fauconnier est partagé : d’un côté, il multiplie les demandes pour « s’embusquer », comme interprète, par exemple (« tous les Anglais que j’ai interrogés se plaignent de ceux qu’ils ont. […] Pour moi ce ne serait pas m’embusquer que de devenir interprète. J’accepterai même sans scrupule un congé d’hiver en Malaisie s’il m’était offert » (p. 105) Face aux « vulgaires gueules devant le créneau », p. 105), et d’un autre, il culpabilise au moment où sa fonction de caporal fourrier le soustrait au feu : en effet, l’attaque se prépare et il reçoit l’ordre de regagner l’arrière-front et de laisser ses camarades : « j’étais horriblement partagé entre la joie de partir et l’envie de rester. C’est curieux : un soulagement de l’instinct et une révolte de la volonté. […] Je suis revenu ici avec l’impression d’être presque un déserteur. » (p. 173) Il parvient à force de démarches à s’extraire du danger, en suivant une formation d’officier, puis en obtenant d’être envoyé en mission en Indochine, et enfin, de retour d’orient, en obtenant une place dans un bureau à l’arrière, d’où il commente la fin de la guerre et la démobilisation.

Un regard sur ses sentiments en 1916 est éloquent sur l’évolution de son état d’esprit, belliqueux en 1914 : « Quelle dose d’enthousiasme il a fallu que j’ai au début pour résister si longtemps à ce qui m’est le plus pénible, le froid, la saleté, la contrainte et la promiscuité des imbéciles ! […] Si la guerre dure encore un an, elle me rendra à vous morose et pessimiste. » (p. 145) Quelques mois plus tard : « si, je peux dire que je hais la guerre. C’est une façon, et la vraie, d’aimer sa patrie. » (p. 176) Ou encore : « il ne faut attendre ici nulle pitié. Il importe peu qu’on souffre, pourvu qu’on puisse encore marcher. La chair à canon n’a pas le droit de se plaindre. Et c’est bien embêtant qu’on ne puisse l’empêcher de penser. […] J’aurais assez volontiers donné ma vie, maintenant je préfère la garder. Pourquoi ? Je crois que ce sont les journaux qui ont tué mon idéal. Ils ne sont pleins que de mensonges, de louanges hypocrites pour nous, d’articles navrants de bêtise et de mauvais goût. Et ils parlent au nom de la France… (ils finiraient par vous faire haïr la France !) Et si parfois une lueur de vérité ou de bon sens apparaît chez eux, vite la Censure efface. Les grands quotidiens nous ont dégoûtés de la guerre, qui est déjà assez dégoûtante par elle-même. Il ne reste plus qu’à la subir comme une affreuse maladie. Mais qu’on ne dise pas que nous la trouvons belle ! Ce qui est beau, c’est la vie, dans la paix, l’amour, et la liberté. » (pp. 193-194).

A ces observations, il conviendrait d’en ajouter d’autres, sur la durée de la guerre, au cœur de beaucoup de conversations (p. 104), sur les combattants moins cultivés et le malaise qu’il ressent dans la promiscuité imposée avec eux (p. 201), sur son sentiment à l’égard de l’ennemi, qu’il ne veut pas voir caricaturé (p. 197), sur la nécessité de l’oubli pour tenir (p. 197) et sur de nombreux autres sujets qui font d’Henri Fauconnier un témoin au parcours atypique et un observateur fin des hommes en guerre.

Cédric Marty – 30.04.08

 

 

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Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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