Tissot, Henri (1888-1950)

Agé de 27 ans au moment de la déclaration de guerre, Henri Tissot, juriste de formation, est d’abord mobilisé au 18e dragons de Dole avec le grade de brigadier puis passe au 11e dragons en janvier 1915. Après deux ans de pérégrination sur le front (Artois, Marne, Meuse et Meurthe-et-Moselle) et plusieurs engagements sérieux, Henri Tissot devient sous-lieutenant d’infanterie affecté au 14e RI de Toulouse à partir d’août 1916. Il participe encore aux combats d’avril-mai 1917 à l’est du Chemin des Dames autour du massif de Moronvilliers, ainsi qu’à la deuxième bataille de la Somme en 1918. Son récit montre combien cette période renoue avec la guerre de mouvement (p. 217 et 220 : « tout est provisoire »), la violence des combats et l’importance du volume des pertes. Il faut attendre le mois de juin pour voir chez notre témoin « le moral » se raffermir. Il est gazé en août de cette même année et évacué. Il revient à son poste dans les Vosges quelques jours avant l’armistice, attendu avec impatience. Le 11 novembre, devant l’affiche annonçant la fin des combats : « Pas de cris, par de manifestation, une joie calme et contenue. » Puis à 11h, et aux bruits des cloches : « (…) de toutes les poitrines s’élève un hurrah triomphal, où passent en tempête, la joie, la souffrance, les rancœurs. » (p. 267-268). Henri Tissot entre en Alsace quelques jours plus tard avec son régiment.

De cette longue expérience de guerre, Henri Tissot a laissé un récit de plus de 500 pages et conservé environ 150 photographies bien légendées. L’ensemble a été retrouvé par la famille bien après la mort de l’auteur, sans que l’on sache à quelle date exacte Henri Tissot a mis au propre les notes qu’il a prises au front (comme en témoigne plusieurs passages de son carnet cf. p. 100). Une partie seulement de l’ensemble de ce témoignage a été publié sous le titre La guerre est déclarée. Journal du sous-lieutenant Henri Tissot pendant la Grande Guerre par Sophie Arnaud en 2014 (304 p.). Un ensemble d’annexes (biographie, synthèse du parcours du combattant, index des personnages cités) permet de prendre connaissance de l’identité de l’auteur et facilite la lecture du texte.

Henri Tissot s’inscrit dans cette classe moyenne des tranchées, soucieuse de conserver la mémoire de son expérience, marquée par la guerre et sa mise à l’épreuve dans le cadre de l’impôt du sang. Il justifie d’emblée son souci de mettre au propre ses souvenirs : «  En les mettant au net, je n’ai eu d’autre but que de revivre les heures les plus passionnantes et les plus remplies de mon existence. Peut-être les liens et quelques amis trouveront-ils plus tard quelque intérêt à parcourir ces pages. »  (p. 9) L’expérience de la guerre n’a pas été pour lui que violence et deuil, mais a été aussi marquée par des « heures douces » et surtout la camaraderie, qui l’a fortifié à plusieurs reprises dans son patriotisme. Ainsi, la guerre est perçue aussi comme une expérience sociale débouchant sur le rêve d’une société nouvelle : « Ce contact forcé de la guerre dans la vie des tranchées aura permis aux uns et aux autres de se deviner, de se savoir mutuellement. Je le souhaite. (…) Espérons qu’à la paix, la camaraderie de la tranchée ou du trou d’obus ne disparaîtra pas avec le geste de dépouiller l’uniforme. » (9 mai 1917).

Henri Tissot mêle à ses réflexions sociales, marquées parfois du sceau d’un certain paternalisme de « classe », un rapport personnel fort à la religion. Fervent croyant, il participe dès qu’il le peut aux offices religieux et remet à plusieurs reprises son destin entre les mains de Dieu (p. 212). Sa foi l’oblige d’ailleurs parfois à soutenir de violentes polémiques sur les sujets religieux avec certains de ses camarades (p. 72).

Juriste de formation, le sous-lieutenant Tissot est confronté directement comme acteur de la justice militaire. Le 18 octobre 1916, il assiste le président du conseil de guerre de sa division. A cette occasion, il fournit une description minutieuse des lieux et des acteurs, dont celle de l’accusé, un territorial qui, ivre, a injurié et frappé son chef de bataillon. Le jugement peut aboutir à la peine de mort : « Enfin ! Un soupir de soulagement, ce n’est pas une condamnation à mort. » (p. 87)

Pour Tissot, le passage de l’état de soldat à celui d’officier nécessite une adaptation progressive. Le rapport aux autres soldats change, leurs regards aussi. Mais il prend à cœur cette nouvelle charge : « La troupe marche comme on l’entraîne. Etre un chef, c’est savoir être devant partout et en tout. » (p. 92). Les combattants deviennent alors « la troupe », « les hommes », « les piou-pious », tout à la fois désincarnés et magnifiés par Tissot dans leur abnégation quotidienne. Il adapte également son rapport à la guerre, se perfectionne dans le métier (usage de plusieurs expressions en rapport avec le monde du travail) par l’expérience, se professionnalise et s’aguerrit. Comme le montrent les photographies publiées, le cercle centrale de la camaraderie devient celui des officiers subalternes qu’il côtoit dans le cadre du service, au repos, à la popote.

Henri Tissot n’a pas de mots assez durs pour qualifier les alliés britanniques, qu’ils se trouvent sur le front (de piètres combattants) ou qu’ils paradent à l’arrière : « Ils tiennent le trottoir avec des allures de conquérants », écrit-il avec colère lors d’une permission à Rouen en mai 1918. Les seuls vainqueurs des Boches, envers lesquels les sentiments de Tissot varient beaucoup en fonction des circonstances, sont le soldat français et le commandement (notamment Foch).

Ces quelques éléments développés dans les parties publiées du témoignage n’épuisent pas les nombreuses autres indications utiles à la compréhension de l’expérience combattante et de son épaisseur : les loisirs (chasse, pêche), les rumeurs, les rivalités entre officiers, les liens de camaraderie, la complexité des rapports hiérarchiques (comment blâmer des soldats en « maraude » qui rapportent du vin à l’ensemble de la troupe ? (p. 245-246), mais aussi la description d’un épisodes de trêve tacite (octobre 1917 – p. 189).

La qualité de l’écriture et la probité du témoin auraient sans doute fait entrer le récit d’Henri Tissot parmi les bons témoignages retenus par Jean Norton Cru.

Alexandre Lafon, mai 2015.

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Mourlot, Gaston (1894-1926)

Né le 2 juin 1894 à Paris dans un milieu très modeste, Gaston Mourlot entre en apprentissage dès 14 ans chez Abel Bataillard ferronnier d’art après avoir obtenu le certificat d’études. Incorporé à 20 ans avec sa classe par anticipation en septembre 1914, il n’a pas connu la vie de caserne avant guerre. D’abord fantassin au 65e RI, il intègre le génie à partir de 1915 et met à profit sa formation technique au profit de l’organisation matérielle et logistique du front.

Il connaît d’abord le front de la Somme en novembre 1914, puis successivement la Champagne, la Marne et l’Aisne, puis l’Argonne. Il passe par deux fois par le front de Verdun. Il stationne dans le tunnel de Tavannes dans les derniers mois de l’année 1916 et en donne une description qu’il est intéressant de croiser avec celle du capitaine Charles Delvert. Il est ensuite sur le Chemin des Dames début 1917 et le 16 avril. Mobilisé un peu à l’arrière du front, il voit arriver les premiers blessés, et avec eux le récit d’un échec. Cette période se révèle encore plus pénible que Verdun. On peut lire alors ce type de passage : « Cette déveine ne va pas donner un atout de plus à la réussite de l’attaque : d’abord le terrain sera quelque peu détrempé, et par suite d’une nuit passée sous la lance, l’ardeur des assaillants sera sûrement émoussée. » (16 avril 1917). Des Vosges, il revient avec son unité dans la Marne en septembre 1918 où il participe à l’avance française. Il sera finalement démobilisé en février 1919.

Gaston Mourlot a consigné d’une écriture serrée sa guerre dans dix carnets, a correspondu avec plusieurs personnes dont parfois des combattants comme lui, a dessiné, pris ou récupéré des photographies pendant toute la durée de sa mobilisation. L’historien se trouve devant un témoignage multiforme et cohérent, issu d’une unique expérience de guerre. Cet ensemble apparaît même témoigner d’une « culture » en guerre plutôt que d’une « culture de guerre ».

Il change très souvent de secteur bien qu’il partage son temps de guerre essentiellement entre le front de la Marne, de la Meuse et de l’Aisne. Il change également très souvent de groupe : de l’infanterie au génie, de simple soldat à sapeur, puis sergent. Ainsi, il décrit une vie de nomade qui fait ressembler finalement la guerre de siège à une guerre de mouvements pour les unités combattantes. Elles se trouvent ainsi ballotées de secteurs en secteurs sans jamais ou presque savoir par avance leur destination. Deux types d’activité guerrière peuvent rendre un secteur actif : les grandes offensives et attaques d’envergures longuement planifiées, et le harcèlement par des tirs de mines et tirs d’artillerie constants ou périodiques et autres coups de mains qui tiennent les unités en alerte. Ces « temps » apparaissent très variables en durée et en intensité. Quant aux secteurs tranquilles, ils se caractérisent par une activité guerrière réduite permettant une certaine oisiveté (fin juillet 1916). Mais on est d’abord saisi, comme à la lecture d’autres témoignages de fantassins, de la place prise par les travaux d’aménagements dans le temps combattant. D’abord fantassin, Mourlot utilise davantage la pioche et la pelle que son fusil. Devenu sapeur, il devient un véritable ouvrier du champ de bataille, creusant des puits, construisant des ouvrages de fortification, dirigeant des travaux de restauration de tranchées ou de « gourbis ».  Des mots et expression comme « chantier », « collègue », même si ce dernier terme renvoie aussi à la notion plus simple de camarade, « aller au travail », « travailleurs », « équipe », « mes associés », montrent que Mourlot aborde peu à peu sa guerre comme un métier. Les temps d’attente dans les tranchées ou au cantonnement sont mis à profit pour écrire, s’adonner à la sculpture ou à la photographie, au sport aussi et à certaines autres pratiques collectives comme la pêche ou la navigation. L’ouvrier Mourlot en profite également pour s’initier à la typographie. Ces pratiques,  méticuleuses, constantes, sont à l’image de l’écriture très descriptive de Mourlot qui s’applique durant toute son expérience de guerre à noter scrupuleusement les petits « faits » du quotidien, au ras de la tranchée.

Que retient Gaston Mourlot des combats dans le long récit de plus de quatre années de guerre qu’il a laissé ? A la première lecture, on peut s’étonner de trouver si peu de notes à ce sujet alors qu’il écrivit assez longuement tous les jours. Certes, nous savons que toutes les divisions de l’armée française n’ont pas également été utilisées durant le conflit, et certaines deviennent plus combattantes que d’autres, notamment les unités d’infanterie coloniale et d’Afrique en général : « Rencontre des troupes noires et des zouaves qui ne doivent pas être là pour rien et si la fantaisie prenait aux boches d’avancer ils trouveraient à qui parler » (février 1916). Intégré dans le génie, il ne participe pas directement aux attaques, mais évoque des moments clés du conflit, comme la préparation de l’offensive de septembre 1915 en Champagne. Il témoigne alors de l’agitation des troupes, de la difficulté pour les hommes de base de comprendre l’organisation de la bataille, la nervosité aussi des fantassins (24 septembre 1915). Le 25 septembre, jour du lancement de l’offensive, est de ce point de vue marquant : nombreux morts et blessés, les infirmiers débordés, les cadavres, un blessé allemand secouru, la difficulté à conserver des repères clairs. « Petit à petit, l’on se retrouve », note-t-il seulement le lendemain.

Finalement, l’accumulation des notes et des photographies prises par Gaston Mourlot donne à comprendre un peu mieux la réalité des différents temps de guerre, des parcours et des expériences combattantes qui, décidément, ne peuvent se résumer en quelques généralités trop vite assenées.

Alexandre Lafon, avril 2013

Source : Un ouvrier artisan en guerre. Les témoignages de Gaston Mourlot 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2012, 560 p.

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Darchy, Romain (1895-1944)

Sans conteste, les volumineux « Récits de guerre » du soldat  Romain Darchy partiellement publiés relèvent de la catégorie du témoignage alliant la rigueur des faits à la valeur littéraire du récit construit dans une prose maîtrisée. Composés à partir de carnets tenus au jour le jour, ils nous immergent dans l’expérience de guerre de l’auteur, d’abord simple soldat puis aspirant-officier commandant d’une section d’infanterie à partir de juillet 1917.

L’auteur est mobilisé avec la classe 15 en décembre 1914 et est incorporé au 408e RI avec lequel il découvre le front en avril 1915. Blessé devant le fort de Vaux, il est évacué en mars 1916 après avoir survécu à plusieurs journées de durs combats et de bombardements qui ont manqué de l’enterrer vivant à plusieurs reprises, lui et une compagnie entière, incapable de pouvoir tenir à l’extérieur face au déluge de feu. Il revient au front avec son régiment dans le secteur d’Avocourt et de la cote 304 à l’été 1917. Très sensible à valoriser le courage et l’abnégation des hommes dans la souffrance, il ne manque pas de s’attacher à décrire avec minutie le calvaire des relèves ou des corvées de soupe, à témoigner des conditions de survie des hommes rouspétant mais tenant bon dans le froid de la tranchée. Romain Darchy est un patriote, croyant, qui voit dans la guerre une forme d’héroïsation des combattants français, alors même que le « boche » ou « les sales Teutons » ne peut se concevoir que comme l’ennemi. Ainsi, il donne aux scènes de combat un réalisme certain, ajoutant aux descriptions morbides des blessés et des morts, des images renvoyant à une conception toute religieuse du sacrifice : « Tous les trois se touchent, ils sont morts ensemble. Et le soleil qui se reflète dans un liquide immonde éclaire ces cadavres comme une auréole de gloire » (p. 269). Nous sommes là face à des évocations qui renvoient au témoignage, certes ici moins littéraire, d’Ernst Jünger et aux tableaux d’Otto Dix.

Encerclé le 15 juillet 1918 au bois d’ Eclisse sur le front enfoncé de la Marne, Romain Darchy est fait prisonnier avec une partie de son unité. C’est pour lui le début d’un effondrement psychologique qui se lit à travers son témoignage de captivité. Conduit derrière les lignes allemandes, il ne peut se résigner à aider les blessés ennemis et enrage contre les troupes italiennes qui auraient causé sa capture. Il se considère comme un naufragé condamné à l’exil, tourmenté par le fait de ne pouvoir continuer à se battre alors même que les Allemands pouvaient, encore, l’emporter. L’idée d’avoir été « sacrifié », de pouvoir être de ceux à qui « l’on jettera la pierre », hante les pensées du jeune aspirant qui refuse de parler aux Allemands qui l’interrogent. La douleur ressentie sur le long chemin vers l’Allemagne et la forteresse de Rastatt n’est atténuée qu’avec la satisfaction de savoir les Allemands en retraite et que par le renforcement d’une camaraderie désormais de captivité.

D’un point de vue formel, le récit de Romain Darchy gagne en maîtrise et en densité au fur et à mesure que s’étire le récit, véritable monument dressé à ceux qui sont tombés à ses côtés.

Terminons en soulignant combien le destin singulier Romain Darchy, depuis la mobilisation dans l’armée de la Grande Guerre et jusqu’à la mort tragique sous les coups de la Gestapo en 1944 pour faits de résistance, renvoie à l’engagement de Marc Bloch, figure emblématique d’un tragique premier XXe siècle. Engagements identiques de deux hommes motivés pourtant par des valeurs très opposées.

Alexandre Lafon – décembre 2012

Source : DARCHY Romain, Récits de guerre 1914-1918, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur – Ville de l’Aigle, 479 p. Edition accompagnée de précieuses annexes (biographie, correspondances) qui viennent compléter le texte principal.

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Suberviolle, Pierre (1896-1964),

Les 300 lettres du soldat puis combattant Pierre Suberviolle, publiées en grande partie dans une belle publication de La Louve éditions à Cahors en 2011, témoignent, s’il le faut encore, de la variété des parcours de guerre qui ne se résument pas à la seule expérience combattante, et encore moins à une seule expérience qui serait valable pour un homme et pour tout le conflit.

L’auteur de cette correspondance, âgé de moins de 18 ans en août 1914 et issu d’une famille bourgeoise de Montauban,  est titulaire du permis de conduire depuis 1913. Il s’engage alors dans l’armée comme chauffeur-mécanicien affecté au 20e escadron du Train. S’il brûle de servir la Patrie au combat, Pierre Suberviolle vit d’abord la guerre dans le va-et-vient du transport de matériel entre les différents secteurs de l’arrière-front. Il y rencontre certes parfois les éclatements de gros calibres, une activité intense entre conduite de tracteurs et ravitaillement, mais sans vivre, comme les fantassins qu’il croise parfois, le feu des premières lignes. Il n’en reste pas moins qu’il expérimente la camaraderie avec des hommes de tous âges et de toutes conditions qui se trouvent comme lui sous l’uniforme: avocat, sous-préfet, secrétaire ministériel dans le civil ou garagiste. Derrière le patriotisme cocardier affiché dans des courriers où le ton est au récit d’une guerre en dentelle, le « gosse de la bande » exprime aussi son « cafard » de ne pouvoir être avec les siens et attend la permission salvatrice. D’abord dans la Meuse puis vers la mer du Nord, le jeune homme part pour l’Armée d’Orient en mars 1916 jusqu’en septembre 1917 toujours comme chauffeur, avant de revenir en France dans les Vosges pour  intégrer l’école d’officier de réserve. Comme brigadier puis maréchal des logis, il choisit finalement l’artillerie d’assaut en février 1918. Il est finalement engagé dans les combats à partir de juillet de la même année pour finalement perdre l’œil gauche alors qu’il se trouve dans son char en octobre. Ainsi, Pierre termine sa guerre comme grand invalide à l’âge de 21 ans, alors même qu’il l’avait commencée comme il le dit lui-même en « embusqué », assez loin des réalités du combat.

Ce corpus épistolaire met en fait davantage en lumière le dialogue à distance d’un « grand enfant » avec la figure omniprésente de la mère, tantôt possessive, tantôt figure de grande sœur, que de la guerre qui se déroule. Et Pierre raconte à travers son odyssée l’apprentissage de l’autonomie et de la virilité : fumer, partager les colis, s’intégrer à la camaraderie militaire, multiplier les conquêtes féminines parfois tarifées dans les villes de l’arrière. Il écrit ainsi le 26 mars 1916 avant de s’embarquer pour Salonique : «  C’est mon éducation que je fais en ce moment et je suis heureux que la guerre m’ait fourni cette occasion » (p.110). Il s’adonne ensuite dans les Balkans à une pratique photographie quasi ethnographique et demande toujours plus de matériel, d’argent (un thème récurrent dans sa correspondance), de nourriture de la France afin de combler l’ennui et le dépaysement. La mort de son père lui aussi mobilisé à l’arrière, et la perspective d’un mariage d’amour autant que de raison l’obligent à se projeter peu-à-peu, au-delà de la guerre, dans un futur construit.

En cela, cette correspondance agrémentée de quelques clichés pris par l’auteur (avec quelques erreurs de datation) et de quelques annexes montre qu’il s’est joué souvent dans la guerre autre chose que la seule confrontation des hommes au feu et à la violence du combat.

Source : LABAUME-HOWARD Catherine, Lettres de la « der des der ». Les lettres à Mérotte : correspondance de Pierre Suberviolle (1914-1918), Cahors, La Louve éditions, 2011, 271 p.

Alexandre Lafon, novembre 2012

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Détrie, Paul (1872-1962)

Né à Oran dans une famille de tradition militaire, Paul Détrie intègre Saint Cyr et, comme officier de carrière, reçoit plusieurs affectations avant 1914 dans les colonies ou en métropole. Successivement capitaine, commandant d’un bataillon d’infanterie puis du 2e BCP, puis lieutenant-colonel du 94e RI, il connaît tous les secteurs du front ou presque jusqu’en 1918 et témoigne dans sa correspondance partiellement publiée des grandes batailles comme des offensives limitées depuis le Nord de la France jusqu’à l’Alsace, de Verdun à la Somme en passant par l’Aisne. Documents de première main, ses lettres apparaissent comme un reflet de son expérience personnelle de militaire, d’officier et de combattant : « Cette correspondance constitue en quelque sorte, un véritable carnet de campagne, puisque je te confie très détaillées, mes impressions journalières et mille incidents de notre vie », écrit-il à son épouse en mars 1915.

Que retenir de ce volumineux fonds épistolaire ? Avant tout, il faut remarquer que nous avons accès ici au témoignage d’un cadre de l’infanterie, militaire de carrière qui termine la guerre comme officier supérieur. Il permet la comparaison avec d’autres récits, comme celui par exemple du lettré et civil Charles Delvert, officier de réserve devenu commandant pendant le conflit, ou avec les souvenirs d’Alphonse Thuillier, simple soldat de première classe du 94e RI, qui perçoit une guerre davantage « au ras du sol », au cœur de la troupe.

Sur le fond, et en comparant son carnet et sa correspondance du début de la guerre, on peut remarquer que Détrie use beaucoup d’autocensure dans les lettres destinées à sa femme en particulier dans les premières semaines de la guerre, insistant sur l’excellente tenue du moral et l’attitude des hommes. Blessé par éclat d’obus à la fin du mois de septembre 1914, il reprend les tranchées en février 1915 comme chef de bataillon, mais ses textes restent emprunts d’une grande humanité, vis-à-vis de « ses hommes » comme des Allemands, qu’il appellera « Boches » plus tardivement dans la guerre. La guerre, pourvoyeuse de morts et de misères, ne doit pas être abordée avec haine selon l’épistolier. Elle fait partie de la condition humaine, elle est une épreuve que l’homme doit surmonter. Paul Détrie apparaît ainsi comme un humaniste, organisant le monde en catégories bien tranchées. Il déploie un certain paternalisme vis-à-vis de « ses » soldats : « Les hommes ont beaucoup de mérite à faire si bonne figure », écrit-il par exemple le 26 février 1915. En parallèle de son activité, il mène une réflexion appuyée sur le commandement jugé par lui difficile dans la guerre de tranchée qui rend « l’action du chef à peu près nulle ».  Sur la justice militaire, se trouvant du côté de l’accusation, il souligne que « le devoir est dur à remplir », mais le Salut de la patrie est en question écrit-il (p. 68). Cette dernière lettre, très nuancée, doit être à lire pour ceux qui s’intéressent ou travaillent sur cette question. De la même manière, il s’oppose aux gradés de l’arrière qui ne connaissent pas le service des premières lignes, et ne distinguent pas assez ceux  qui meurt « sur le front » (p. 131, lettre du 5 novembre 1915). Son témoignage sur ce monde des cadres, tout sauf monolithique, mérite d’être lu et analysé.

A côté de ces observations, Paul Détrie évoque longuement des détails sur l’organisation du front et les unités successives qu’il commande, la place des gradés et la sociabilité des « Chefs » qui sont ses camarades. On lit également la transformation du discours en fonction de ses grades successifs. Témoin des grandes offensives de la guerre, il rallie Verdun en février 1916 où son unité est dépêchée en catastrophe. La bataille est dépeinte comme une « fournaise ». Il n’épargne alors aucune description à son épouse : les paysages dévastés, la souffrance endurée, et souligne son « admiration sans bornes pour nos petits soldats » (mars 1916). C’est enfin à travers son témoignage, le turn-over incessant des officiers sous ses ordres, en raison de mutations, de blessures et le plus souvent de décès. Il prend ainsi le commandement du 94e R.I. en septembre 1916 après 30 officiers manquants.

Enfin, Paul Détrie offre matière à étudier le couple en guerre. De ses lettres sourdent en effet le poids de l’absence, la douleur causée par l’éloignement. Il se rassure en sachant sa famille à l’abri, s’enquiert de l’éducation des enfants et s’emploie à faire parvenir aux siens sucre et farine au printemps 1918 quand les restrictions s’amplifient. Il développe des discussions poussées avec sa femme par le biais de cette abondante correspondance pensée comme un puissant lien amoureux (veuvage et «devoirs respectifs » par exemple dans une lettre du 28 juillet 1916 – p. 207). Il partage ses lectures et des réflexions même très militaires avec son épouse. La famille prend ainsi une place décisive à côté du devoir militaire, du service, et de la fierté pour Détrie de commander des unités efficaces (avance maximale en avril 1917 devant Berry-au-Bac). Ainsi se dessine pour l’historien, «l’esprit militaire » qui anime ce cadre supérieur de l’armée baigné de culture militaire, immergé dans la guerre. En date du 11 novembre 1918 et évoquant l’idée de victoire, il écrit : « Nous sommes trop plongés dans l’ambiance habituelle de ces quatre ans de guerre, pour pouvoir dégager complètement des impressions qu’elle comporte. » D’autant que pour le 94e R.I., la guerre se terminera plusieurs mois plus tard après la réoccupation de l’Alsace et le défilé de la Victoire sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919.

Bibliographie :

DÉTRIE Paul (général), Lettres du front à sa femme (5 août 1914 – 26 février 1919), Grenoble, Point Com’ Editions, 1995, 583 p.

THUILLIER Alphonse, Un bleuet du 94e R.I., dactylographié relié, UNC Seine-Maritime, 1981, 195 p.

Lafon Alexandre, juin 2012

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Petit, Louis (1892-1971)

Voici un fonds très hétéroclite et qui pourrait paraître au premier abord sans grand intérêt : quelques feuillets d’un carnet de guerre (quelques mois de 1915), de quelques lettres et de photographies, que complètent deux ou trois documents officielles. Nombre de familles conservent ces sortes de « traces » réduites de l’expérience de guerre de leurs aïeux. Ici, celle de Louis Joseph Paul Petit. Elles viennent pourtant apporter, toujours ou presque, un éclairage nouveau ou complémentaire sur la pluralité des expériences de guerre.

Originaire de Tunisie et titulaire du baccalauréat, Louis Petit effectue son service militaire dans le Génie en 1913 avant de connaître le front français à partir d’avril 1915, date à laquelle il commence la rédaction de son carnet destiné à sa fiancée et dans lequel il souhaite « au jour le jour » relever « les incidents qui marqueront [sa] campagne » : « J’espère que je n’aurai pas besoin des nombreux feuillets qui composent ce carnet et que bientôt je viendrai moi-même te l’apporter. » Il tient donc un carnet  à la faveur de son temps libre et de son inspiration jusqu’au 28 septembre 1915, date à laquelle il est gravement touché par des éclats d’obus lors des combats dans la Marne. Evacué sur un hôpital d’Angoulême, il est définitivement réformé le 30 décembre 1916.

Mobilisé au 8e Génie, Louis Petit est employé au front comme télégraphiste, chargé essentiellement de construire des lignes reliant les PC des divisions et brigades. Il se rapproche en cela de l’expérience du Gaston Lavy, mais qui se trouvait lui intégré dans les compagnies d’infanterie au feu. Louis Petit ne connaît la ligne de front que lorsqu’il choisit de venir l’observer ou lorsqu’il choisit d’apporter le courrier « aux camarades en 1ère ligne ». Comme soldat et moins comme combattant, il croise en arrière des pièces d’artillerie, gendarmes, cavaliers ou marins, plus souvent des territoriaux que des soldats de l’active. Son baptême du feu est d’ailleurs limité à quelques bombardements destinés en avril 1915 à l’artillerie française. Mais ces épisodes ne concernent que des moments limités de son expérience de guerre, toute entière ou presque consacrée à son « métier », son « emploi », à ses « postes » de travail. Louis Petit est un ouvrier du front mais soumis à l’autorité militaire avec laquelle il se débat souvent (il refuse par exemple et s’en plaint à son sergent que certains soldats soient moins soumis aux corvées que lui), spectateur du combat plus qu’acteur, témoin d’épisodes guerriers qu’il vit à distance (emploi des gaz à Ypres en avril 1915 dont il se fait l’écho). Il assiste le 1er juillet 1915 par exemple à l’arrière des lignes avec un groupe importants de soldats à un combat d’avions : « Les plantons du poste s’efforcent de faire circuler les curieux (…) », note-t-il alors. Et d’ajouter à l’issu du duel et après en avoir raconté tous les détails : « Le trophée nous échappe, et on se sépare commentant le spectacle. »

De la Belgique (Poperinge) à la Lorraine (Rosières), Louis Petit témoigne d’une existence qu’il qualifie souvent de « monotone ». Il retient les quelques liens de camaraderie mais très minces qu’il put nouer, mais surtout les tensions nées d’une vie quotidienne passée en commun dans la guerre : autour de la répartition des tâches, autour des permissions qu’il attend avec beaucoup d’impatience à l’été 1915. Pendant son court séjour dans la zone des Armées, il ne semble trouver du réconfort qu’au moment des cérémonies religieuses et lors de la réception du courrier. Quelques plaisirs simples viennent agrémenter le quotidien, comme le bain dans la Meurthe et quelques visites touristiques dans les villes proche de l’arrière front (Nancy), mais à l’ombre des tombes des soldats de 1914, qui incarnent la guerre pour le jeune sapeur télégraphiste devenu caporal en août 1915 qui vit largement, jusqu’à sa blessure, loin de toute tranchée et des uniformes « boches ».

Bibliographie complémentaire : LAVY Gaston, Ma Grande Guerre, récit et dessins, Paris, Larousse, 2008, 318 p.

Alexandre Lafon, juin 2012

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Bonnet, Léonie (1892-1972)

Née dans une famille nombreuse protestante de l’Albret (Lot-et-Garonne), Léonie Bonnet trouva à vingt ans et après plusieurs expériences professionnelles sa vocation de garde malade puis d’infirmière à Bordeaux. Elle partit ensuite pour le Doubs, soigna les premiers blessés en Alsace en 1914 avant de revenir à Bordeaux au côté du médecin colonel Bergonié à l’hôpital complémentaire de Grand Lebrun. Elle devient en avril 1916 infirmière militaire titulaire. La jeune femme fut mandatée en mars et avril 1917 pour suivre à Paris, à l’école Édith-Cavell et à l’Institut Pierre-Curie, les cours de manipulatrice en radiologie de Marie Curie. À la fin de son stage, munie de son diplôme d’aide-radiologiste, elle revint à l’Hôpital complémentaire n°4 où elle reprit son poste jusqu’au début du mois de juin 1917. Sans doute pour fuir une relation pesante, elle quitte avec deux de ses camarades Bordeaux le 21 juin 1917 pour l’hôpital militaire de Belfort près du front. Entre juin et juillet 1918, elle intègre une équipe chirurgicale mobile dans la Meuse et termine finalement la guerre à Bordeaux, dans un service de grands blessés, et ce encore bien après l’armistice de 1918.

Elle laisse de cette période une correspondance, un journal (21 juin – décembre 1917) et quelques photographies qui ont bénéficié d’une publication aux Editions d’Albret en 2008. L’ensemble de ces sources directes permet de suivre le travail d’une infirmière militaire soumise aux bombardements des avions et de l’artillerie lourde allemande, soumise au stress de l’arrivée massive de blessés lors des grandes offensives. Celle du printemps 1918, lancée par les Allemands, est de ce point de vue la plus éprouvante : « Jamais je n’avais eu si horreur de la guerre ; je n’étais plus une infirmière mais une ensevelisseuse (…) » (lettre du 2 avril 1918). Loin des caricatures patriotiques et des discours mobilisateurs, Léonie Bonnet donne à lire un témoignage poignant de ce que pouvait être le quotidien d’une infirmière en guerre. Animée d’une volonté de servir, Léonie s’emploie à faire le maximum pour venir en aide aux blessés. Tantôt image de la mère, de la femme, de l’amante, elle décrit avec empathie le sort des soldats diminués et relève le 2 juillet 1917 : « ces chers petits (…) ne chantent plus comme en août 1914, lorsque nous les regardions passer des fenêtres de l’hôpital de Montbéliard. » Le travail harassant devient difficile lorsque Léonie perd certaines de ses camarades tuées lors des bombardements allemands.

Plus qu’un récit de guerre, le journal intime de Léonie Bonnet livre aussi les réflexions d’une jeune femme éprise de liberté et d’autonomie, qui trouve dans le conflit un espace pour sortir d’un destin tout tracé « A Bordeaux, jamais je ne serais sortie ainsi, ici je ne connais personne, ça m’est égal et je suis folle de joie de me sentir enfin en liberté sous ce déguisement civil » (9 juillet 1917). Elle admire en cela le courage de certaines de ses amies qui arrivent à se faire prendre en photo dans Belfort au côté de plusieurs soldats.

Un tel témoignage conduit ainsi l’historien à la fois sur le terrain de l’histoire militaire, sociale, mais aussi vers l’histoire des genres et celle des corps, abondamment accessibles par le témoignage de Léonie Bonnet, infirmière de guerre.

Bibliographie : LAFON Alexandre, PIOT Céline, « Aimer et travailler ». Léonie Bonnet, une infirmière militaire dans la Grande Guerre, Nérac, Éditions d’Albret, 2008, 191 p.

Alexandre Lafon, juin 2012

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Sic, Désiré (1883-1972)

Né en 1883 à Entrevaux (Basses-Alpes) dans une famille modeste, Désiré Sic d’abord apprenti menuisier est appelé pour effectuer son service militaire en novembre 1904 au 7e régiment du génie à Nice comme sapeur–mineur de deuxième classe. En 1909, il se rengage au 7e régiment de Génie à Nice, et commence sa carrière militaire. Sergent, il part pour le Maroc en guerre en août 1912. Il y séjourne jusqu’en août 1914.

A la mobilisation générale, il rejoint la France avec son unité, la compagnie 19/2 du génie, rattachée à la Division marocaine. Il laisse de sa campagne plusieurs témoignages : un journal de guerre, quelques comptes-rendus pour ses supérieurs et d’autres pièces administratives parfois originales, mais surtout un volumineux fonds photographique qui permet de suivre les hommes et les travaux effectués par le Génie entre le front et l’arrière-front entre 1915 et 1917, et notamment la préparation logistique de l’offensive du Chemin des Dames.

Depuis Mézières dans les Ardennes, il participe à la retraite puis à la bataille de la Marne dans le secteur des marais de Saint-Gond (combats au château de Mondement). Après la stabilisation du front, son unité occupe un secteur à l’est de Reims, où elle réalise des travaux de protection (fort de la Pompelle, bois des Zouaves, ferme de l’Espérance,…) et participe à la guerre de mines. En janvier 1915, l’adjudant Sic reçoit la médaille militaire à Verzenay (Marne), suite à son comportement lors d’une attaque contre les lignes ennemies. Il est nommé sous-lieutenant le mois suivant. En mai 1915, sa compagnie est affectée dans la Somme, et participe à une attaque dans le secteur d’Acq-Mont-Saint Eloy. Elle y réalise des travaux de construction d’abris et de sapes. Elle participe de nouveau à une attaque dans le secteur de Carency et Souchez (bois de Berthonval) en juin 1915.

Après une période de retrait du front dans les Vosges, Désiré Sic prend part à la deuxième bataille de Champagne, et participe aux attaques des 25 septembre et 6 octobre (butte de Souain). Fin octobre, son unité est mise au repos et à l’instruction à Verberie, près de Pont-Sainte-Maxence (Oise). Promu lieutenant en décembre, il est affecté à la compagnie 7/63 du génie. Il séjourne ensuite de la mi–février jusqu’en août 1916 à Tilloloy (Somme) et Boulogne la Grasse (Oise) où il contribue à fortifier le parc du château et le bois attenant. Il séjourne ensuite dans la Somme et dans l’Oise. Début 1917, sa compagnie transite pour arriver dans l’Aisne le 15 janvier (Coulonge, Courville,…), puis elle oeuvre dès mi–février dans le secteur du Chemin des Dames (Oeuilly, Pargnan, Cuissy, Moulins,…). Affecté à l’état major de l’Armée, le lieutenant Sic dirige alors des travaux de construction de pistes et d’aménagement d’abris ou cavernes (creutes de Verdun, grottes de Jumigny, de Vassogne,…). Autant ces clichés témoignent de la formidable préparation de l’offensive dite Nivelle, autant ses quelques comptes-rendus des premières heures de l’attaque en souligne l’échec immédiat.

Après la relève de son unité en mai, le lieutenant Sic reçoit son ordre de départ pour le Maroc. Il débarque à Casablanca le 17 juin 1917 avec sa femme et son jeune fils, puis gagne Meknès le 8 juillet. Le 30 septembre, trois mois à peine après son arrivée, son enfant meurt de maladie à l’âge d’un an, et son journal est interrompu.

A l’instar du témoignage publié du sapeur Gaston Mourlot, « l’œil en guerre » du sous-officier puis officier Désiré Sic, complété par ses écrits, offre ainsi de pouvoir étudier le travail du Génie dans la Grande Guerre.

Bibliographie : Alexandre Lafon & Colin Miège, Une guerre d’hommes et de machines, Désiré Sic, Un photographe du Génie 1914-1918, Toulouse, Privat, 2014. Colin Miège, La Grande Guerre vue par un officier du Génie, Paris, E-T-A-I, 2014. Voir également le hors-série n° 6 de la Lettre du Chemin des Dames, 2012, entièrement consacré à « Désiré Sic, officier du Génie et photographe au Chemin des Dames », 32 pages.

Alexandre Lafon

Complément (Rémy Cazals, avril 2022).

Vient de paraître :

Colin Miège, « Je te promets, je serai femme de soldat… », Correspondance de guerre (août 1914-mai 1917), Paris, L’Harmattan, 2022, 592 pages.

Colin Miège figure parmi les « passeurs » de la mémoire de la Grande Guerre, comme je l’ai montré dans ma chronique « Écrire… Publier… Réflexions sur les témoignages de 1914-1918 » sur ce même site du CRID 14-18. Le fonds qu’il met en valeur est celui qu’a laissé son grand-père Désiré Sic. Il avait commencé en 2014 en coopération avec Alexandre Lafon pour le premier titre de la collection « Destins de la Grande Guerre » des éditions Privat à Toulouse. Ce livre de 2022 est le sixième issu du fonds. Il reprend cette fois la correspondance entre le sous-officier, puis officier, du génie et son épouse Fernande, commencée dès la mobilisation et arrêtée lorsque la nomination de Désiré au Maroc lui permet de se faire accompagner de sa femme. Les lettres manquantes sont très rares. S’il y a seulement 300 lettres de Désiré pour 1000 de Fernande, c’est parce que celle-ci écrivait tous les jours, tandis que le soldat prenait plus rarement la plume. Les aspects attendus sont présents : lenteur du courrier, censure, envois par des permissionnaires pouvant utiliser la poste civile, codage par points sous les lettres pour former le nom du secteur où l’on se trouve.

Très épais, le livre nous fait pénétrer dans la vie d’un couple de nouveaux mariés pendant trois ans de séparation : l’amour, la souffrance, la jalousie, l’adultère (rarement assumé ailleurs), les nouvelles de la famille, les décès, la naissance d’un fils. Quelques thèmes sont récurrents. Au début, Fernande ne cesse de se plaindre de recevoir si peu de courrier, et Désiré lui répond : sois femme de soldat, laisse-nous nous battre sans jérémiades. Vient le temps où Désiré a acheté deux appareils photographiques et où les questions des prises de vue et des tirages occupent une très large place. Désiré avait pratiqué la photo au Maroc avant 1914. Autre thème : la longueur de la séparation fait apparaître quantité d’allusions érotiques.

Désiré Sic est fier de monter en grade, de recevoir des décorations, d’être remarqué par la revue L’Illustration. Il en est de même pour Fernande. Le gradé fait collection de souvenirs de guerre, fusils, casques allemands, qui s’ajoutent à une collection déjà constituée au Maroc. Le patriotisme du couple est affirmé à plusieurs reprises : il est question de chasser les Boches, de gagner la guerre. Sur plusieurs pages, le lieutenant Sic exprime sa certitude du succès de l’offensive Nivelle du printemps 1917. Une lettre annonce qu’il sera à Laon, puis il est obligé d’admettre qu’il se faisait des illusions. Le 1er janvier 1916, il avait cependant lancé le cri « Vivement la fin de cette guerre ! » Le 29 septembre de la même année, Fernande écrit à son tour : « On se demande quand finira ce carnage. » Elle avait envisagé, si son enfant était une fille, de l’appeler Joffrette, mais Désiré manquait d’enthousiasme pour ce prénom qui aurait été difficile à porter. Le couple échangeait des critiques des « embusqués » restant au Maroc ou obtenant de s’y faire nommer ; cependant Désiré faisait dès la fin de 1915 des démarches dans le même sens. Démarches couronnées de succès, mais la mort de leur fils victime de fièvres mal soignées allait culpabiliser durablement les parents.

Les informations sur la guerre apparaissent rarement, mais on en découvre dans la masse de la correspondance. Désiré décrit certains travaux effectués par le génie : fortifier les tranchées ; établir une ligne téléphonique ; construire un abri ; couper les fils de fer lors d’une attaque ; creuser des mines sous les tranchées ennemies. Les officiers ont une cantine (et non un sac à dos), un cheval, une ordonnance. À Noël en 1914, les soldats de la légion étrangère chantent en plusieurs langues. De son côté, Fernande note qu’il y a des prisonniers allemands au Maroc d’abord, plus tard à Entrevaux. Des réfugiés belges sont allés jusqu’en Algérie. Elle signale les pèlerinages à Notre-Dame d’Afrique à Alger, et d’autres à Entrevaux, tandis que, dans les parages, en quelques jours du mois de mai 1916, Jeanne d’Arc est apparue à un petit berger, et la Vierge Marie à une petite bergère. Fernande ne montre aucune crédulité, et Désiré exprime son scepticisme.

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Leleu, Louis (1892-1967)

Originaire de Beuvry,  petit village du Nord de la France, Louis Leleu s’engage en mars 1913 à 21 ans au le 102e RI de Versailles après l’obtention du certificat d’études et une expérience de clerc de notaire, afin d’intégrer la musique militaire, musique qu’il pratique depuis l’enfance. Il entre ainsi en guerre comme « musicien militaire » attaché au poste de brancardier qu’il conservera comme soldat de 2e classe jusqu’en juillet 1919, date de sa démobilisation.

Ses souvenirs, écrits tardivement après l’événement, font montre à la fois d’un certain style et d’un recul bienvenu dont il prévient le lecteur et qu’il garde en permanence : « Je veux seulement décrire ce qu’a vu un simple soldat dans son horizon fort restreint », écrit-il comme une sorte de préambule. Et justement Louis Leleu s’astreint à replacer sa petite histoire dans la grande, avec le souci de bien écrire son expérience avec « son » 102e, d’en faire un récit vivant, soulignant lorsqu’il le faut, franchement les lacunes de sa mémoire. Le témoignage de Louis Leleu est à rapprocher de celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, écrit celui-ci « sur le vif ». Même ton, et similitudes dans les tâches et l’organisation du temps et de la sociabilité des musiciens-brancardiers chez les deux témoins, qui traversent la guerre dans des groupes stables. L’un, mort avant la fin de la guerre, tient un carnet non retouché alors que le second reprend ses souvenirs plusieurs dizaines d’années après le conflit pour les livrer aux lecteurs.

Evoquant ses jours de caserne d’avant août 1914 et l’organisation de la « carrée » (il confond d’ailleurs alors l’origine de l’expression « Sou du soldat »), l’auteur reconnaît la « naïveté » avec laquelle il aborda le conflit, comme nombre de ses jeunes camarades soucieux de sortir de l’enfermement militaire. Louis Leleu circule durant la guerre entre la Somme, la Marne, la Champagne et le front de Verdun qui prend d’entrée un caractère d’exception. Les musiciens-brancardiers sont essentiellement chargés de récupérer les cadavres sur le champ de bataille, soulignant les  moindres contraintes de l’autorité en première ligne, en proportion des dangers vécus. Il raconte les combats, le quotidien et les anecdotes de guerre sans toujours bien dater les faits. Mais il tente dans ses souvenirs de s’opposer une histoire mythifiée de la guerre, dénonçant l’aveuglement des chefs, rappelant utilement à travers la description empreinte encore de beaucoup d’émotion à plusieurs dizaines d’années de distance, de deux exécutions auxquelles assiste la Musique, que la justice militaire a sévi pendant toute la durée du conflit. La première se déroule dans la Somme fin 1914 : « La troupe, selon le rite, défila devant le cadavre avec notre Musique en tête » (p. 69). La seconde, à Verdun, est particulièrement traumatisante (p. 126).

Son témoignage met en valeur l’importance des rituels de socialisation, l’accueil des bleus, l’arrogance parfois des anciens, l’élaboration enfin de différentes strates de sociabilité dont celle du groupe de la Musique. Ce dernier trouve dans cette activité, celle du secours aux blessés, un solide ferment de solidarité d’autant que la fonction particulière « fait » groupe et séparent les musiciens-brancardiers des autres protagonistes. Ils s’appellent entre eux « les quatre mousquetaires », « les «bonshommes de la 1ère escouade » (p. 66 avec photographie de groupe page suivante) : « La première sera toujours la première » devient leur devise. Il souligne également la possibilité continuelle de nouvelles affectations et ses conséquences : « Quitter les copains, c’était pour moi une catastrophe, outre que la mission n’avait rien d’affriolant » (p. 134).

La circulation des régiments fait revenir les soldats dans les mêmes secteurs, retrouver les liens avec les civils, les régiments jumeaux. Peu  sensible aux distinctions qui se multiplient, mais qui permettent surtout des occasions festives et des jours de permission en plus. L’auteur fait montre d’un certain talent de conteur avec quelques brins d’humour (p. 134 sur le double sens du mot « coureur »), rappelant les bons mots échangés souvent entre les hommes dans les moments les plus difficiles. Il s’attarde également à souligner les liens noués avec les jeunes filles de l’arrière, et les « idylles » dont il semble écrire qu’elles furent nombreuses, débouchant parfois sur des mariages (p. 163). Les musiciens deviennent d’ailleurs au dire de Leleu de fervents catholiques pratiquant uniquement pour approcher le « cœur » des demoiselles (p. 157).

L’édition du texte de Louis Leleu est accompagnée de photographies de l’auteur ou de l’un de ses camarades, Deblander, intrépide photographe qui risque sa vie pour des photos (p. 138) réalisées au front et viennent heureusement apporter : portraits, groupes, à des dates différentes avec le nom des protagonistes.

Originaire d’un village d’un département situé à « 5 ou 6 kilomètres » de la ligne du front fin 1914, Louis Leleu évoque à plusieurs reprises la situation de ses parents qui tiennent un commerce : liens avec les régiments anglais, peur des bombardements et des pillages, évacuation en 1918 et perte de la maison familiale devant la violence des engagements. Pourtant, malgré cette situation, Louis Leleu écrit : « Ma mère avait reçu d’une commission administrative une sommation de payer immédiatement un impôt spécial sur les bénéfices de guerre ! » (p. 167).

Des Flandres aux Vosges. Un musicien-brancardier dans la Grande Guerre, texte transcrit par Danièle Percic, Saint-Cyr-sur-Loire, Éditions Alan Sutton, 2003, 192 p.

Avril 2012 – Alexandre Lafon

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Prud’homme, René (1894-1972)

« Je me rends parfaitement compte que les choses vont mal pour nous, pourtant préparés à aller toujours de l’avant » (22 août 1914 – Virton Belgique). Cet écrasement des hommes, le caporal puis sergent René Prud’homme, ayant devancé l’appel en 1914, le rencontre dès l’entrée en guerre et à plusieurs reprises dans son expérience combattante au 124e RI de Laval.

La première épreuve du feu, intense et déstabilisante, se déroule ce même 22 août 1914. Le soldat-combattant subit plus qu’il n’agit lors de cette journée fondatrice. Puis la retraite au milieu des civils s’apparente pendant plusieurs jours à une longue plage de combats marquée par le manque d’informations qui démoralise. Cet anonymat du combat, souligné par nombre de témoins, René Prud’homme le décrit après son retour au front suite à une première blessure lors des dures journées de février 1915 dans la Marne. Après avoir été à cette occasion évacué plusieurs mois pour maladie et suite à un stage de mitrailleur, il reprend le chemin des tranchées en février 1916 comme chef de section. Ce sera Verdun en mai 1916, et un autre épisode difficile, d’autant que les combats peuvent être ici directs, rapprochés, au fusil et à la grenade. Les fantassins sont parfois pleinement acteurs, ce que souligne un lieutenant blessé près du fort de Vaux : « Je me suis bien battu ». Mais ce sont aussi les « douches de mort » et l’attente impuissante (juin 1916) sous la mitraille, les cadavres qui s’agglutinent, la peur des hommes qu’il faut conduire tout de même en première ligne. L’expérience se durcit et la remobilisation constante paraît plus difficile. Le 124e RI reste ensuite cantonné à partir du printemps 1917 au Nord de Mourmelon dans le secteur du massif de Moronvilliers. Le témoin décrit alors la multiplication des combats rapprochés mais aussi la guerre de matériel et de techniciens (il est devenu sergent-grenadier). L’équipement et la logistique générale bien meilleurs soutiennent le moral malgré la violence des combats et des duels d’artillerie.

Ce carnet originellement intitulé En première ligne en partie publié, offre un témoignage personnel où n’apparaissent que peu de noms propres, mais parfois les termes « camarades » ou « amis » que l’auteur perd souvent au fil du temps de guerre. Il s’applique surtout à décrire la « petite guerre interne » qui mine les rapports humains au front en parallèle aux souffrances ressenties. Ainsi, on retrouve des échos des carnets de Louis Barthas dans ce témoignage qui n’a pourtant rien d’engagé lorsque l’auteur dénonce les officiers zélés et rancuniers, les petits arrangements et les abus de pouvoir.

René Prud’homme évoque l’importance du « devoir » de combattre. Il veut bien « chasser l’ennemi mais ne pas mourir pour rien » (pp. 79 et 125). Et ceux qui l’entourent, à l’exception de quelques officiers téméraires, sont à son image : « J’ai vu des départs où il fallait traîner les hommes ivres comme des bêtes, et les jeter dans les wagons. »

Le témoignage de René Prud’homme, sans doute composé dans l’immédiat après-guerre, met en relief quelques éléments intéressants : l’utilisation par l’auteur de deux planches sur le torse en 1914 pour se prémunir des coups de baïonnettes (abandonnées en 1915),  l’utilisation de mitrailleuses en bois pour l’entraînement des futurs spécialistes encore en 1916, le desserrement des liens d’autorité en première ligne, notamment à Verdun. Les descentes vers le cantonnement de l’arrière se font ainsi souvent individuellement ou par petits groupes sans aucune pression coercitive : il s’agit pour les hommes de trouver enfin, un coin pour boire, dormir, manger. René évoque aussi « les chemins de fer aériens » et ces obus sur trois qui n’explosent pas, les morts et les blessures dans les secteurs calmes causés le plus souvent par des accidents.  Il faut encore une fois à travers ce témoignage noter le faux rythme du front, entre monotonie des secteurs calmes et les temps de combat ? Ces derniers se transforment avec les progrès techniques réalisés – aviation, microphone, lance grenade Vivien-Bessières, camion-automobile -, les nouvelles formations de combat aussi à partir de la fin 1917. Ce qui n’empêche pas le 124e RI d’effectuer encore 200 km à pied en 12 jours pour aller prendre le cantonnement dans la Somme en novembre-décembre 1917. Des exemples de « vivre et laisser vivre » parsèment ce témoignage comme cet épisode relatant la découverte d’un puits d’aération d’une tranchée souterraine allemande en Champagne : « Mon lieutenant me promet de garder pour lui ce que je lui fais voir, car un rapport à l’arrière pourrait déclencher un tas de catastrophes » (p. 135). Il s’agit, quand c’est possible, de garder la « tranquillité », même si les « boches restent les boches » (p. 136), et que des « cartons » peuvent être faits sur les « kamarades » d’en face (p. 163). De ce point de vue, l’année 1918 est bien présentée comme une année meurtrière, René Prud’homme perdant sept soldats de sa section lors d’une relève après de difficiles combats en face du mont Cornillet en 1918 : « J’ai besoin de pleurer car ce sont des amis que je perds » (p. 182). En septembre, désireux de « ficher le camp » après avoir bien servi, René obtient un stage pour passer chef de section, mais refusera ensuite au lendemain de l’armistice toute promotion. Il quittera définitivement l’uniforme en 1919.

Des aquarelles de l’auteur et des photographies  d’un autre soldat du 117e RI (pas toujours bien utilisées) illustrent ces souvenirs de guerre, ainsi que des extraits utiles du Journal des Marches et Opérations qui viennent nous rappeler le discours dominant de l’autorité militaire durant le conflit, discours très orienté qui fait de l’unité un corps « brave », dynamique et volontaire sans nuance, usant d’un vocabulaire largement déréalisant.

Le fusil et le pinceau. Souvenirs du Poilu René Prud’homme 124e R.I., Saint-Cyr-sur-Loire, Editions Alan Sutton, 2007.

Alexandre Lafon, février 2012

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