Perron, Marcel (1897-1993)

Marcel Joseph Marie Perron est né le 9 décembre 1897 à Port-Louis, Morbihan, dans un milieu populaire catholique pratiquant. Titulaire du certificat d’études primaires, il devient électricien, s’engage sur un bateau de guerre et se spécialise dans le domaine des transmissions. Il fait toute la guerre de 1914-18 dans la marine. Marié à Brest en 1920, on le retrouve plus tard dans une usine hydroélectrique des Pyrénées. Sa petite-fille le présente comme résistant sous l’Occupation et grand admirateur de Charles de Gaulle. Membre et porte-drapeau de l’association des « Combattants de moins de 20 ans », il parlait volontiers de la solidarité et de la camaraderie entre marins. Il est mort à Toulouse le 15 novembre 1993 à l’âge de 95 ans.

Son manuscrit est rédigé à l’encre sur un cahier d’écolier. Il est bien écrit et lisible jusqu’à la dernière page où se trouve un passage au crayon difficile à déchiffrer. Il va du 1er août 1914 jusqu’en avril 1916. Une liste sur feuille détachée reprend les principales dates de l’itinéraire en Méditerranée. Elle se termine par : « du 16/8/17 au 6/5/18 – sous-marins ». La petite-fille de Marcel Perron se souvient en effet que son grand-père avait été sous-marinier. Mais on ne dispose d’aucun document précis. Pour la guerre des sous-marins français en 14-18, il reste à se référer au témoignage de Marius Reverdy (voir notice).

L’auteur ne livre pas de sentiments autres que de conformisme patriotique, sauf de la compassion pour les réfugiés arméniens cherchant à échapper au génocide de 1915.

La succession de périodes en mer ou au mouillage n’est pas passionnante, mais c’est un élément d’authenticité que l’on retrouve ailleurs, dans le témoignage de Joseph Madrènes, par exemple (voir notice). Au cours des premiers mois, il s’agit pour le cuirassé Jauréguiberry de croiser au large de Barcelone pour intercepter les bateaux transportant des réservistes allemands venant d’Amérique du Sud et cherchant à regagner leur pays d’origine par l’Italie et la Suisse. Corvées au mouillage et sorties en mer se succèdent.

Le 29 novembre 1914, brève description de Malte : « La ville est assez belle. La plupart des rues sont en escaliers. Il n’y a pas une rue sans église. Du matin jusqu’au soir, on n’entend que le son des cloches. On ne rencontre que des troupeaux de chèvres dans les rues. Les habitants sont froids envers les étrangers. »

Le 21 mars 1915, des nouvelles de la tentative de forcer le détroit des Dardanelles : « Faisons route sur Port-Saïd. Apprenons que le Bouvet est coulé, le Gaulois avarié, et que l’Océan et l’Irrésistible sont coulés. »

Les 24 et 25 avril, long récit du débarquement de troupes françaises sur la rive asiatique du détroit pour faire diversion pendant que les Britanniques prennent pied sur la péninsule de Gallipoli (côté européen). Au soir du 28, la manœuvre ayant réussi, le général D’Amade et l’amiral Guépratte paient « la double en vin ». Le 4 mai, Marcel Perron fait partie de la compagnie de débarquement qui vient renforcer les troupes à terre, mais qui repart sans avoir tiré un coup de fusil, ayant seulement souffert du froid pendant la nuit. Les opérations de bombardement des côtes turques se poursuivent en mai ; des sous-marins allemands torpillent des navires anglais. Un parlementaire français ayant été gardé en otage à Boutroum, le Latouche-Tréville détruit la ville. Sa compagnie de débarquement reçoit le « libre droit de pillage ». Les marins reviennent à bord chargés de poules, oies et canards, et font un grand repas, « le tout à la santé des Turcs ».

Le 28 juillet 1915, sur la côte syrienne, à Lattakié, voici un épisode étonnant mettant en scène le gros cuirassé : « Arrêtons deux barcasses, l’une chargée de blé, d’oignons et d’orge, de la volaille et un mouton, la deuxième chargée d’œufs. Enlevons une partie du chargement de la première et cinq caisses d’œufs de la deuxième. Accueillons leurs équipages et coulons les deux barcasses. » Une suite, le 24 août : « Croisons au sud de Jaffa. Apercevons une caravane de trente chameaux venant de Jaffa et se dirigeant vers le sud. La dispersons à coups de canon, plusieurs bêtes tuées et blessées. »

Le 3 septembre, à Port-Saïd : « La Foudre et le d’Estrées entrent en rade ayant à bord plus de 2000 Arméniens qui fuient leur pays pour échapper au massacre. Il n’y a que des vieillards, des femmes et des enfants, ils font tous pitié à voir. Les hommes sont restés combattre contre les Turcs pour favoriser le départ de leurs familles.

Le document est conservé par Mme Reberga née Perron, petite-fille de Marcel : joele.reberga@wanadoo.fr

Rémy Cazals, décembre 2024

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Hadengue, Pierre 1893 – 1975

Des gros frères à la libellule Journal de marche 1914 – 1919

Olivier Demoinet

1. Le témoin

Pierre Hadengue est originaire d’Etalon (Somme), son père y est éleveur de chevaux, et son grand-père maternel, Émile Pluchet, homme de pouvoir, est président de la Société des agriculteurs de France (1912 – 1918) et régent de la Banque de France. Le regretté André Bach parle de « bourgeoisie terrienne provinciale » dans sa préface. Sous-lieutenant de réserve en avril 1914, il combat avec le 4e Cuirassier (Cambrai) jusqu’en septembre 1915, date à laquelle il intègre l’école d’aviation de Chartres. Il vole comme pilote d’avion d’observation (MF 22 et So 13), et en 1918 commande l’escadrille 270. Capitaine en août 1918, il se marie en 1919 puis reprend la ferme familiale, participant à la création de l’enseignement agricole en Picardie. Il décède en 1975.

2. Le témoignage

Olivier Demoinet, petit-fils de l’auteur, a publié en 2016 à compte d’auteur « Des gros frères à la libellule », Journal de marche de Pierre Hadengue 1914 – 1919 (358 pages, grand format). Il précise en introduction que c’est en partie grâce à son insistance que son grand-père a, vers 1970, retranscrit ses carnets de guerre dans un texte élaboré. Disposant d’archives familiales, lui-même a repris ce récit en l’accompagnant d’explications et de nombreuses illustrations : carnets de route, carnets de vol, documents militaires et familiaux, cartes et nombreuses photographies…. Le gros dossier final contient la reproduction de l’intégralité du carnet de vol, le livre d’or de l’escadrille 270, des extraits du « Livre de Chartres » du dessinateur Georges Villa, etc…. Le terme « gros frères » désigne la façon dont les cuirassiers se surnommaient entre eux, et la « libellule » est l’insigne peint sur les avions de l’escadrille 270 en 1918.

3. Analyse

Cavalerie

Le document est d’abord précieux pour le récit de la chevauchée d’août à septembre 1914. La mystique de la charge est bien présente (« on se surprend à caresser amoureusement la poignée de son sabre »), mais P. Hadengue note que la Belgique présente de mauvaises conditions pour le déploiement (p. 47) « terrain boisé avec clairières, avec toujours inévitables fil de fer. » De plus la cavalerie allemande refuse systématiquement le combat à cheval, et le commandement interdit rapidement aux cavaliers de pousser trop longtemps les poursuites. Au plan tactique, les cuirassiers montent des « P.A.C. » (« pièges à cons »), destinés à entraîner les uhlans dans de savantes embuscades (p. 53), mais les cavaliers allemands, qui échafaudent de leur côté de semblables constructions, ne se laissent jamais prendre. Dès le 12 août, il doit forcer l’obéissance d’un de ses hommes, qui ne veut pas prendre une faction exposée de nuit (p. 46): [l’homme cède finalement] « Ouf… tuer un Boche, volontiers, mais être obligé de tuer un de ses hommes ç’aurait été terriblement dur, et pourtant c’était le devoir. [à l’écriture 1970] (je viens de revivre là le moment de la guerre le plus pénible pour moi peut-être). » Les cuirassiers font retraite jusqu’à le Marne en septembre et peuvent alors se réorganiser (remonte).

L’auteur, lui-même éleveur, témoigne de ce que grâce à sa vigilance, son escadron a mi-septembre « encore » 80 chevaux sur les 146 du départ de Cambrai. Les montures restantes ont beaucoup souffert (Meaux, p. 74) : « Les plaies [sous les tapis de selle] sont énormes, infectées, et sentent mauvais : dans beaucoup, les asticots grouillent. Spécialement le soir, quand on prend le trot, cela répand sur la colonne une odeur cadavérique. » Il dit aussi que pour la remonte, les chevaux de réquisition, omniprésents dans les récits d’août 1914 à la ferme, sont rapidement abandonnés, car peu endurants «ils ne peuvent fournir le très gros effort que nous demandons maintenant à nos chevaux.» 

« En l’air »

Fin septembre et en octobre les cuirassiers sont utilisés dans la Somme, le Pas-de-Calais puis en Belgique, pour établir le contact sur un front discontinu et mouvant, ils combattent à pied à la carabine, puis se redéploient vers l’avant lorsque l’infanterie les relaie : ils sont « en l’air » avec ordre de boucher les trous, (p. 100) «  Nous allons ainsi (…) contenir l’ennemi, jusqu’à l’arrivée de l’infanterie et continuer notre marche vers l’aile débordante. » Sa progression l’amène près de la ferme familiale à Étalon, il y arrive avec son peloton le 23 septembre (p. 95). L’ennemi est très proche, ses hommes se reposent un temps dans le hameau, et il déjeune avec ses parents qui n’ont pas voulu fuir (p. 95) « Devant nous ça ferraille. Quelques balles dégringolent dans la rue où maman vient de passer. » Quand l’ordre de rejoindre arrive, la scène de départ évoque, pour le cinéphile, l’univers de John Ford (cycle de la cavalerie, 1948 – 1950) : « Il y a un moment pénible, mais il faut se raidir. Il ne faut pas que les hommes voient que je suis ému. J’embrasse Papa et Maman. « À cheval, par deux, direction sur moi » Poignée de mains au départ, ça fait toc-toc ! Quand nous reverrons-nous ? »

À partir d’octobre, de « désagréables nouvelles » arrivent à l’escadron de manière de plus en plus pressante : on demande des cadres pour former des escadrons à pied. Il réussit à éviter toutes ces mutations forcées (« Ce n’est pas rigolo d’abandonner les éperons »), faisant des périodes de combat dans la tranchée, mais continuant aussi l’entraînement à cheval (préparation de la destruction des arrières allemands, si la percée de mai 1915 avait réussi en Artois). Son chef qui l’apprécie bloque sa demande de passage dans l’aviation, mais grâce aux relations de son grand-père, il finit par arriver à Chartres le 30 septembre 1915.

L’aviation

L’auteur décrit de manière précise sa formation initiale de pilote d’octobre à décembre 1915, avec de nombreuses photographies. On retrouve en annexe un fac-similé d’une partie du « Livret de l’école d’aviation de Chartres », album fantaisie de dessins, poèmes et chansons illustré par le dessinateur Georges Villa, élève-pilote au même moment, et P. Hadengue y a sa caricature. L’auteur, passé par Ermenonville au début 1916, est affecté à la MF 22, dans le Pas-de-Calais, dans la Somme puis à Verdun. Les missions de réglage y sont nombreuses et dangereuses (49 missions au-dessus des lignes à Verdun de mai à juin 1916). Son unité est ensuite utilisée à la fin de l’été dans la 2e partie de la bataille de la Somme, il vole beaucoup et en novembre 1916 (p. 178) fait fonction de commandant d’escadrille.

Etalon

On a vu que P. Hadengue est passé par chez lui avec ses hommes pendant le combat de 1914. Cette même mobilité lui fait survoler, en 1916, la ferme-manoir natale à l’intérieur des lignes allemandes. Ses parents ont été autorisés à y rester (lettre en français, du Gal Von Aven, se terminant par « mes compliments à Madame », p. 118). Il est très ému en survolant les siens : c’est une mention fréquente, par exemple dans les récits de pilotes belges de la R.A.F. en 1941 ou 1942, mais beaucoup plus rare pour ce conflit. Lors du retrait volontaire des Allemands en mars 1917, c’est encore sa mobilité (avion + automobile + grade d’officier) qui lui permet, de sa propre initiative, d’aller errer, au milieu d’Anglais surpris, dans les ruines d’Etalon (22 mars 1917 p. 188). Il retrouve très vite ses parents qui ont été laissés à Nesle par le retrait allemand (p. 191) « Que d’émotions dans cette journée ! Le matin, messe et communion tous les trois ensemble. » Lorsqu’on prend connaissance, dans le recueil, de documents issus des cabinets du roi d’Espagne ou du Pape, obtenus par l’entregent du grand-père Pluchet (donner des nouvelles ou appuyer une demande de rapatriement), il est clair que nous ne sommes pas ici dans la famille du PCDF « de base » ; toutefois ces facilités, interdites à l’immense majorité des combattants, n’empêchent pas Étalon d’être complètement détruit, ou l’auteur de mener une guerre exposée et pleine de risques : on a ici un itinéraire très particulier, qui est une des façons marginales, cavalerie montée ou aviation, de faire la guerre.

Religion

Atypique semble aussi le degré de religiosité de P. Hadengue, au point qu’en introduction, O. Demoinet s’en excuse presque : « on peut être choqué (ou sceptique) devant l’importance qu’il apporte à la religion (…)». Par exemple, dans une lettre du tout début de la guerre, sa mère lui précise qu’après la prière habituelle du soir (p. 41), il y aura « spécialement pour toi un Pater, un Ave et des invocations à St Pierre, St Jean Chrysostome, St Georges [le patron de la cavalerie] et St Michel. » et son père ajoute « Si tu quittes la terre, ce sera pour le Paradis ! Tu ne seras pas à plaindre, mon cher Pierre (…)» puis « frappe comme l’Archange Gabriel, etc… ». P. Hadengue mentionne fréquemment ses confessions, ou des entretiens avec des prêtres ; sa pratique ne traduit pas un regain lié à la guerre, elle lui pré-existe, et se retrouve assez souvent dans une petite noblesse, encore bien présente dans la cavalerie ; cette religiosité est ensuite fort « diluée » dans l’aviation, au recrutement plus mêlé.

Les femmes

L’auteur aborde volontiers ce passage « obligé » des mémoires de pilote, et on reste perplexe devant la contradiction entre son éthique religieuse rigoureuse (« pour son arrivée dans cette arme nouvelle », il va par exemple se confesser) et sa relative complaisance pour ce thème. Lors de la disparition d’un équipage, il mentionne le classique contrôle systématique du courrier des disparus, pour éviter de restituer aux familles des correspondances fâcheuses. Si « une noce crapuleuse avec des femmes plus que douteuses » est repérée dans des lettres d’un disparu (p. 180), ce n’est pas surprenant puisqu’il s’agit d’un individu méprisable qui a déserté en se posant volontairement chez l’ennemi. La contradiction évoquée plus haut semble ici dépassée par une lourde insistance de l’auteur sur le niveau social supérieur des bonnes fortunes féminines; ici, pas d’amours ancillaires, mais plutôt une nouba « de classe », pour utiliser une terminologie marxiste (Saint-Dizier, juillet 1916, p. 167) : «Perquin et moi, nous hasardons à aborder deux très jolies femmes, évidemment d’une bonne bourgeoisie, et à les inviter à dîner avec nous à l’hôtel. Impossible me dit l’une d’elles, nous sommes trop connues ici où mon mari est un gros industriel (…)». De même à Nancy en janvier 1918, une ville gaie et dissolue (p. 201): « Il ne s’agissait pas de « professionnelles », mais de personnes aussi désintéressées qu’aimables : femmes d’affaires, de fonctionnaires, de gros commerçants, d’employés. ». Ce thème disparaît en fin de volume, l’auteur se fiançant peu avant l’Armistice.

Politique

Un indice, au tout début du conflit, indique un conservatisme sans nuances : le député de Cambrai qu’il croise, coupable de pacifisme, est pour lui un « infâme radical-socialiste » (p. 28). Les documents de fin de volume montrent qu’il a dû attendre 1938 pour avoir la Légion d’honneur ; ce retard est probablement plus dû, dans la seconde partie des hostilités, à un caractère entier et peu diplomate, qu’à un engagement ultérieur au Comité Central de Défense Paysanne (tendance dorgériste, document de 1938), de toute façon bien plus tardif.

L’escadrille 270

En janvier 1918, la So 13 se dédouble, et P. Hadengue prend le commandement de l’escadrille 270, petite unité d’observation équipée de Sopwith puis de Salmson (été 1918). Son escadrille fait beaucoup de liaisons d’infanterie, et ses statistiques de 1918 témoignent de son engagement: « 13 combats, 4 ennemis abattus, 8 des nôtres descendus sur un effectif de dix avions. »

Olivier Demoinet, décédé en 2021, a donc réalisé un travail remarquable avec ce riche corpus, fruit d’un ambitieux travail de mise en forme, d’explication et de publication d’archives, et ce témoignage est peut-être plus novateur encore pour la cavalerie que pour l’aviation.

Vincent Suard, décembre 2024

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Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

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Suillaud, Henri (1885 – 1916)

Correspondance Ives Rauzier

1. Le témoin

En août 1914, Henri Suillaud, natif du Morbihan, est marié et réside à Toulon ; rengagé quartier-maître depuis 1911, il est embarqué sur le cuirassé Suffren comme boulanger puis maître-coq. Il fait une première campagne d’août à novembre 1914, puis rejoint Toulon pour carénage. En janvier 1915, il repart aux Dardanelles, et participe pendant toute l’année 1915 aux tentatives pour forcer le détroit, avec une parenthèse en avril-mai (retour à Toulon en escorte du Gaulois pour réparation). Henri Suillaud meurt à 31 ans le 26 novembre 1916 au cours du torpillage du Suffren au large de Lisbonne (653 disparus, aucun survivant).

2. Le témoignage

Ives Rauzier a publié en auto-édition la « Correspondance d’Henri Suillaud » en 2014 (The Book Edition, 204 pages). Le corpus est constitué des lettres d’H. Suillaud, restituées intégralement ou en extraits, du début de la guerre à janvier 1916. Quelques lettres de la famille terminent le recueil, avec des reproductions de cartes postales. Le marin écrit dans un style très oral, avec une orthographe assez phonétique qui a été laissée telle quelle dans la transcription.

3. Analyse

Les publications de correspondances de marins du rang embarqués ne sont pas courantes, et les lettres d’Henri Suillaud sont intéressantes pour connaître sa vie quotidienne en opération, tenter d’appréhender sa perception du conflit et décrire le couple qu’il forme avec son épouse.

Un courrier abondant

Ce marin écrit souvent ; il fait fréquemment le point sur les nombreuses lettres reçues ou envoyées, le courrier est abondant et il est assez rapidement numéroté. La liaison postale est en général satisfaisante, avec à Moudros souvent deux distributions par semaine, les lettres et cartes arrivant souvent par 4 ou 5 à la fois. Au mieux, le délai Toulon – Suffren est de 10 jours, ce qui est rapide pour un cuirassé en opération, la moyenne étant de deux à trois semaines. Avec une escadre française la plupart du temps au mouillage, les servitudes fréquentes avec la France (torpilleurs, paquebots de troupes, cargos de ravitaillement) expliquent cette bonne fréquence. L’auteur donne parfois comme explication à des retards inexpliqués les torpillages de plus en plus fréquents au cours de l’année 1915, ceux-ci entraînant la disparition du courrier concerné.

Le retour à Toulon

Les conjectures, souhaits et hypothèses à propos d’un prochain retour à Toulon sont omniprésents, ils représentent la partie obligée de presque chaque début de correspondance ; ce sont des suppositions sur le besoin de carénage, la substitution du « Jules Ferry » au Suffren, la fin de la mission, etc… Cette « scie » est nécessaire pour ranimer l’espoir de se voir bientôt, et prendre son mal en patience ; ce projet de retour, en permanence déçu, n’empêche pas les conjectures de reprendre à la carte suivante. H. Suillaud emploie aussi beaucoup le mot « gazette » (ou gasette), ce qui à bord veut dire des bruits ou des rumeurs, et il insiste sur la qualité de ses sources d’information [avec autorisation de citation] « n’écoute jamais les gazettes moi je te dirai toute la vérité. »

La campagne des Dardanelles

Au début de la campagne, il est très optimiste, et promet un succès rapide avec la chute de Constantinople. Ce sont des évocations de l’armada dont il fait partie (p. 42, fév. 1915) « chère petite femme rappelle-toi que nous sômmes quelques choses comme bateaux içi » et plus loin «Si tu verrais les bateaux qu’il y a içi tous ces cuirassés et croiseurs et dragueurs de mines et les cargots. Il y a plus de 100 en tout. Et des Ydroaéroplanes les pauvres turques ne sont pas à jour avec nous. ». On constate aussi que, même si de son poste en boulangerie ou à la cambuse, il n’a pas d’informations tactiques précises, l’auteur n’hésite pas à communiquer à sa femme de nombreux renseignements militaires de localisation ou de mouvements de navires rencontrés : la censure ici n’est pas tatillonne ou en tout cas elle n’est pas redoutée. Après les échecs de mars 1915 (3 cuirassés alliés coulés, le Suffren est lui aussi touché avec 12 morts), l’impossibilité de réduire certains forts du détroit, et surtout l’arrivée de sous-marins allemands, l’enthousiasme disparaît. Cela s’exprime crûment en mai (p. 63) « pour nous içi nous sômmes plus si fier que dans le temps avec ces sous-marins. » Plus tard, après presque un an d’opération devant le détroit, c’est un constat d’échec transmis à son épouse (p. 125) : « on disaient bien que les Turcs ne résïsteraient pas longtemps la preuve en ai, voila bientôt un an qui y sont en guèrre, et ma fois le résultat pour nous, aussi en arrière que le premier jour ; »

Le quotidien à bord du Suffren

L’auteur évoque peu le détail de son activité à bord ; lorsqu’ il est boulanger, c’est un travail de nuit pénible et il récupère mal avec le sommeil de la journée, bruyante et chaude. Lors des bombardements réguliers des forts, le navire canonne l’après-midi, et H. Suillaud, passé maître coq, explique les difficultés de son service (p. 49, mars 1915) « Il y a des fois depuis midi jusqu’à 6 heures au poste de combat et à 6 heures, il faut faire manger alors, comment veut-tu que ce soit bien fait, ce n’est pas la peine que je me fait du mauvais sang pour si peut. ». Les distractions à bord ou la camaraderie sont peu abordées ; comme le navire est la plupart du temps à l’ancre à Moudros, il accompagne des bordées à la plage, et il essaie de nager (p. 75) ; le 23 juin 1915, il dit par exemple rester facilement un quart d’heure, « s’est déjà quelque chose. » Y a-t-il eu des abus ? «Je devais encore y aller sur la plâge, mais ces suprîmer le Commandant à trouvé à dire qu’il y avait une centaine de bonhomme qui passaient leurs temps à terre, maintenant ce sera au long du bord comme avant (…). Il mentionne aussi les nombreux malades à bord, avec dysenterie ou typhoïde (p. 90) « c’est un sale pays ».

Rassurer

La description des opérations ou des conditions tactiques du moment est toujours accompagnée de considérations destinées à apaiser les inquiétudes de son épouse. L’auteur était sur la Liberté au moment où le navire a sauté au mouillage en 1911 (plus de 300 morts), il a participé aux opérations de secours, et son diplôme d’honneur est reproduit en fin de volume (p. 31) : « J’ai déjà passé dans un moment bien terrible à bord de la Liberté, et ma fois tu vois je n’ai rien eu. » Par ailleurs, en cas de naufrage, il aura le collier [la bouée de sauvetage], et s’il ne peut pas sauver un homme qui ne sait pas nager, lui il sait « un peu » nager, et ça l’aidera à s’en sortir (p. 72).

Intimité 

H. Suillaud est très épris de sa femme dans sa correspondance, il mentionne sa grande tristesse lors de ses deux départs en août 1914 et en janvier 1915.

p. 31 « Je te dirai que j’ai pleurer beaucoup le soir que je suis rentrer de te quitté si mal oui chère petite femme plus on va plus on s’aime n’es ce pas. » Ce couple épris est sans enfant, et l’auteur mentionne à plusieurs reprises qu’il lui paraît plus raisonnable d’avoir une petite fille seulement la guerre terminée. Après une permission, sa femme s’inquiète pour ses règles et il la rassure (p.82) sur son attitude responsable : « Ne te fais pas pour cela tu les auras les anglais (…) : je te dirai qu’on peut se trompé mais pas moi, car je fais trop attention je ne dors pas sur le rôti (comme Saucas). » [un camarade dont l’épouse est tombée enceinte]. Après quelques mois de mission, les mentions de désir érotique deviennent plus fréquentes (p. 143) « tu me dis que tu à grassi (…) ce qui me fait plaisir, oui j’en aurai davantage pour m’amuser », mais ces allusions de fin de lettre ne prennent pas un caractère envahissant (p.149) « je patienterai encore (…) et ma fois qu’es ce que tu veux, qu’and on en à pas on y pense pas. »

Fin de la mission

La campagne s’achève de manière imprévue au tout début janvier 1916, car le Suffren aborde et coule de nuit un petit transport anglais (les 33 hommes de l’équipage anglais sont récupérés) mais le cuirassé a une voie d’eau et a perdu une ancre. L’auteur raconte qu’il a eu très peur, la cambuse étant située sur l’avant, il a cru à un torpillage (p. 178, janvier 1916) « il fesais nuit j’avais pas quitté la Cambuse sans prendre mon collier de sauvetage mais en arrivant sur le pont qu’and j’ai vu que c’était un abordage j’étais mieux ; j’ai redescendu aussitôt, mais le Suffren à jeter assez de boué et du bois à l’eau pour sauver 1000 personnes ; » Le message qu’il fait passer à son épouse est ici peu martial, c’est enfin la possibilité de rentrer à Toulon (p. 177) : « Enfin cette fois c’est un petit malheur qui nous fait notre bonheur à tous, autrement on était pas parti diçi. »

La dernière correspondance est datée du 16 janvier 1916, et on ne sait rien de son activité ultérieure jusqu’à la disparition du Suffren. Le livre se termine par un petit dossier, avec quelques lettres, des démarches de la veuve pour obtenir une licence de tabac (sans succès), ou la transcription du rapport du commandant Hans Walther, du sous-marin U 52, sur l’attaque du Suffren dans la nuit du 26 novembre 1916 : après l’envoi de deux torpilles, celui-ci décrit une grosse explosion, puis un grand choc sur le sous-marin en plongée ; à la remontée en surface il ne distingue rien (p. 193) « On ne voit qu’un nuage d’explosion que le vent emporte. Je m’explique ainsi l’événement : l’explosion de la torpille a fait exploser le cuirassé qui a coulé instantanément et le sous-marin l’a frôlé pendant qu’il coulait. » et plus loin : « Cherchons pendant une demi-heure des survivants, mais ne trouvons rien. Continué notre route. »

Vincent Suard, décembre 2024

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Lemaire, Maurice (1895-1979)

Bernard, Hubert, Maurice Lemaire, Saint-Dié-des-Vosges, Imprimeries Loos Saint-Dié, 1978, 217 p.

Résumé de l’ouvrage :
Maurice Henri Lemaire est né le 25 mai 1895 à Martimprey, hameau de Gerbépal dans les Vosges, d’un père instituteur, patriote. Il entre en 1906 au collège de Saint-Dié, où il obtient un prix d’excellence (en 5e), puis le prix d’honneur de la ville de Saint-Dié, ce qui lui vaudra un retour à la maison en taxi automobile ! Il entre ensuite en 1912 au lycée Henri Poincaré de Nancy et à son sortir, il enseigne quelques semaines au collège de Bruyères. Le 1er décembre 1914, de s’engager pour la durée de la guerre dans l’artillerie. Le bureau de recrutement d’Epinal l’expédie comme canonnier-conducteur de 2e classe au 3e RAL (Rimailho) à Joigny. Il suit rapidement les cours d’officier de réserve puis, examen réussi, il est dirigé sur l’école d’artillerie de Fontainebleau. Il en sort aspirant le 21 mai 1915 et intègre le 5e RAL de Valence. Il arrive au front à Sainte-Menehould et est affecté à la 2e batterie du 3e groupe dans la forêt d’Argonne, à l’arrière du front des Islettes, dans le secteur de La Harazée. Il y exerce la fonction d’officier observateur-régleur-orienteur. En septembre 1915, il prend position aux abords de Souain, dans la Champagne pouilleuse où il change d’affection, désigné comme officier de liaison à la 11e batterie du 107e RAL. Il dit : « Je faisais à cheval les liaisons entre le commandement et les batteries de notre groupe. On prépara pendant plusieurs semaines une tentative de percée du front. Chacun se défilait car l’attaque devait se faire par surprise… » (p. 17). Comme tant d’autre, l’attaque échoue et son régiment se transporte à Verdun. Il participe à l’offensive à la bataille de 1916 ; s’inscrit dans le dispositif de protection des tranchées devant le fort de Douaumont dans le secteur des forts de Souville puis de Tavannes où il y subit les gaz. Soucieux de la protection de ses servants, il construit des abris susceptibles de résister aux 150 ennemis devant lequel il allume des petits feux afin de réaliser une surpression destinée à lutter contre la pénétration des gaz. Maurice Lemaire passe ainsi toute la bataille avec « la charge d’user à Verdun toutes les pièces résiduelles de Rimailho de l’artillerie française » (p. 22). En 1917, il revient Champagne, où sa batterie cantonne dans le village de Cormicy, « un tas de ruines » (p. 22). Il poursuit sa fonction d’observateur, utilisant pour se faire la haute cheminée de briques de l’usine Holden à la lisière nord de Reims qui culmine à 80 mètres de hauteur. Le duel des deux artilleries est d’abord un duel logistique de ravitaillement de ses batteries de 155 Schneider. Or la cadence, qui aurait dû atteindre 600 coups par batterie et par jour n’en atteignait que 200. Sa batterie est bientôt déplacée dans l’Aisne, à proximité de Crouy puis elle revient sur le front de Verdun, rive droite, au sud des carrières d’Haudromont. Du 20 au 25 août 1917, il participe à l’offensive qui permet la reprise de la cote 304, du Mort-Homme, de Samogneux, de la cote 344 et de Beaumont, occasionnant la capture de 10 000 prisonniers. En octobre, il est à nouveau sur l’Aisne et le 1er décembre, après un retour en formation à l’école de Fontainebleau, il en sort fin février 1918 comme lieutenant commandant de batterie. Il reprend sa place au front comme officier-orienteur le premier avril. Il reçoit de plein fouet, entre Coucy-le-Château et Reims, l’offensive Ludendorff, qu’il contribue à parvenir à arrêter sur la Vesle. Le 15 juillet, la 11e batterie Lemaire, dans l’armée Mangin, est dans la forêt de Villers-Cotterêts, où l’attaque allemande tombe dans le vide et une 2e ligne intacte. Ses canons font partie d’un front de 50 kilomètres dont les bouches se déclenchent, repoussant l’ennemi. Dès lors, la guerre change quelque peu de visage. Le groupe d’artillerie de Maurice Lemaire, devenu le 7e groupe du 107e, est envoyé dans le Nord avec les troupes placées sous le commandement du roi de Belgique Albert 1er. Lentement, la résistance allemande flanche, c’est l’hallali et les français avancent. Le 7 novembre au soir, à Oycke, en Belgique, un 210 tombe à côté de la baraque où Maurice Lemaire a prise place ; il a le pied touché par un éclat d’obus. Opéré, il est dirigé sur Le Havre. Il dit : « La guerre était finie sans crier gare et mon groupe d’artillerie devait déjà avancer vers l’est, en rote pour l’Allemagne, alors que moi, je restais là cloué, immobile et sans gloire » (p. 26). A peine remis, il quitte l’hôpital, et parvient à rejoindre Liège où il tient à défiler victorieux, le pied bandé, broché, juché sur un cheval. En février 1919, alors qu’il est à Jülich, en occupation en Rhénanie du Nord, sur la rive gauche du Rhin, il apprend que les anciens candidats de 1914 à Polytechnique conservent en 1919 les mêmes droits pour se représenter. Il postule et entre au centre de préparation de Strasbourg alors que deux promotions se mettent en place, l’une, comprenant des élèves de 18 et 19 ans, et l’autre, spéciale, réservée à tous ceux qui avaient fait la guerre. Il en ressort 70ème sur 404 le 1er septembre 1921. Le 15 suivant, il donne sa démission d’officier de l’armée active, persuadé qu’il a participé à la « Der des ders », et le 1er octobre, il entre au service de la voie du Chemin de fer du Nord. Il entame ainsi qu’une carrière dans cette voie, puis une carrière politique toutes deux mémorables, ayant une fonction prépondérante dans l’organisation du Chemin de fer français dans les terribles journées de mai et juin 1940, résolvant la « crise » des trains bloqués en gares ; il est même à ce titre nommé « général-cheminot ». Maurice Lemaire meurt le 20 janvier 1979 à Paris ; il repose au cimetière de Provenchères-et-Colroy (Vosges).

Commentaires sur l’ouvrage :
Hubert Bernard, journaliste très impliqué dans la vie associative vosgienne, signe avec cet ouvrage une complète et définitive biographie sur ce grand vosgien, technicien et homme politique, officier de la Grande Guerre et ayant eu un rôle profond dans la seconde, notamment dans les Chemins de fer. Son action comme artilleur sur les fronts les plus violents n’est pas omise et fut dense et intense ; dès lors il est à regretter l’absence apparente de carnet de guerre ; donnée non confirmée toutefois malgré l’ajout, dans cette biographie, de passages issus d’un témoignage personnels, possiblement dû à un interview de Maurice Lemaire par l’auteur. Page 16 par exemple, il relate son arrivée au front et son acceptation par les artilleurs présents comme au sein d’une petite famille. Dès lors, la partie biographique, contenant apparemment des souvenirs, du la Grande Guerre comporte 13 pages (p. 15 à 27). L’ouvrage, notamment pour l’enfance de Lemaire, vaut également pour la restitution anthropologique des Vosges d’avant 1914. L’ouvrage est agrémenté d’un opportune chronologie qui retrace notamment grades, fonctions et affectations au cours du conflit ainsi qu’un liste impressionnantes de médailles et de distinctions des deux guerres.

Eléments utiles dans l’ouvrage :
Page 5 : « Les paysans étaient parfois misérables, mais ils ne le savaient pas. La terre était plus ingrate que la forêt ou le tissage »
7 : Le 18 juin 1898, Henri Lemaire, père de Maurice Lemaire, recueille les derniers soupirs de Victor Félicien Fonck, père de René Fonck, voiturier écrasé par son charriot
: Rigaulisse, bâton de réglisse
8 : Plombage des vélos lors du passage des cols
: « Ravages » occasionnés dans les garde-robes par le jeu des boutons !
9 : Saint-Dié à Saint-Jean-d’Ormont en taxi automobile pour fête un événement !
11 : Août 1914, il a 19 ans et la famille ne peut revenir à Saint-Jean-d’Ormont, ses parents sont évacués à Laval-sur-Vologne
14 : Vierge de Pitié de Colroy-la-Grande érigée par la mère de Maurice
: Saute en marche du train à St-Dié
20 : Premiers obus à gaz, bruit, effet, odeur
21 : Fait du feu devant les entrées d’abris pour créer une surpression contre les gaz
: Masques au chevaux
: Spectacle de la guerre
21 : il s’amuse à compter les éclairs des canons français tirant sur la rive droite de la Meuse
22 : Consommation utile des 155 Schneider
27 : Vue de l’ambiance en Allemagne, accueil poli, presque correct de la population et correction mutuelle
75 : Il encontre un maréchal Pétain anglophobe

Yann Prouillet, novembre 2024

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Bauty, Edouard (1874-1968)

En Alsace reconquise. Impressions du front 1915, Édouard Bauty, Paris, Berger-Levrault, 1915, 63 p.

Résumé de l’ouvrage :
Journaliste, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, Édouard Bauty participe à une visite sur le front des Vosges en août et septembre 1915. Son périple l’amène d’abord dans le secteur du Ban-de-Sapt, rencontrant les prisonniers allemands capturés après la reprise de La Fontenelle le mois précédent, puis en Alsace, dans les secteurs de Thann et du Hartmannswillerkopf. Ses tableaux descriptifs de ces secteurs de la guerre de montagne et des hommes qui la font ont été publiés dans son journal sous le titre Sur le front d’Alsace et en parallèle dans un opuscule enrichi de dix documents photographiques avec cette préface : « On y trouvera des impressions rendues avant tout avec le souci de la sincérité, une sincérité scrupuleuse devant être la première des préoccupations de quiconque écrit. Elles peuvent avoir, à ce titre, une certaine valeur documentaire. Elles montrent, notamment, que la guerre n’est pas toujours ce que l’on croit. Ainsi, toute la première partie de ce récit d’un voyage au front est remplie de tableaux de paix et il faut arriver à la seconde, qui conduit sur la ligne la plus avancée de combat, pour se voir mêlé à une existence mouvementée et dramatique. Ce contraste est une des caractéristiques de la guerre actuelle. Il convenait peut-être de s’efforcer de le fixer avec exactitude ».


Éléments biographiques
:

Édouard Bauty est né le 13 avril 1874 à Lausanne (Suisse). L’Observateur suisse, dans une courte nécrologie datée du 11 octobre 1968, précise qu’il a fait des études de théologique avant de devenir journaliste. Il est correspondant suisse à Paris ainsi que, pendant 75 ans, au Journal des Débats (1789-1944). Il est aussi dessinateur, caricaturiste, illustrateur et peintre (cf. la couverture de son ouvrage En Alsace reconquise). Il devient rédacteur en chef de La Tribune de Genève, journal fondé en 1879 et dont le premier numéro paraît le 1er février, ce de 1911 à 1918, remplaçant Alfred Bouvier. Il est lui-même remplacé par Edgard Junod, jugé plus francophile encore. Son article dans En Alsace reconquise ne démontrait par immédiatement pourtant une germanophilie exacerbée immédiatement décelable et ses liens avec Edmond de Pourtalès, notamment pour, en 1917, régler le cas d’Edmond Privat, correspondant autrichien de La Tribune jugé par trop austrophile, milite pour la réelle identification de ce journal en ce sens, dans une terre si centralement tiraillée entre les deux grands blocs en opposition. Édouard Bauty meurt le 4 septembre 1968 à Genève.

Commentaires sur l’ouvrage :
Par son avant-propos révélant que cet opuscule a d’abord été publié par la Tribune de Genève, ces « impressions de guerre », qui ont l’apparence d’un témoignage, sont plutôt des tableaux journalistiques, mâtinés de propagande militaire francophile, délimitant ainsi par trop leur intérêt testimonial. Celui-ci existe toutefois comme un rapport verbalisé d’un de ces « voyages d’études » comme la guerre en a provoqué des centaines pour tout autant de journalistes, d’observateurs militaires, politiques ou de personnalités qui ont multiplié ces visites au front afin de sentir le « souffle de la guerre ». Lors d’une approche en première ligne à HWK, ne dit-il pas : « Nous nous contentons du reste, fort bien de leurs balles qui ne nous causent aucun mal et qui font à nos oreilles une musique presque agréable » ! (p. 48). Sa vision du camp des centaines de prisonniers de la contre-attaque de juillet 1915 à La Fontenelle est toutefois intéressante (page 19) mais elle n’est pas exempte de tableaux d’une guerre d’un civil qui vient au front comme il va au zoo, se nourrit de la vision que l’on veut bien lui servir, et dont la véracité est bien entendu sujette à caution. Ainsi, sur le HWK, il entend, à l’été 1915, lors que ce champ de bataille connaîtra la guerre de décembre 1914 à janvier 1916, cette annonce surréaliste de l’officier qu’il fait visiter a la délégation : « vous remarquerez, Messieurs (…) que l’on ne sent plus aucune odeur à l’Hartmannswillerkopf. Mais tout ce sol sur lequel vous êtes est rempli de cadavres. Nous en avons enterré là plus de sept cents. Nous les avons recouverts d’une quantité énorme de désinfectant. Et sur la terre qui les cache, nous avons semé de l’avoine et du blé, pour activer le retour à la poussière de tous ces corps » (p. 49). Sa visite au lieu relate finalement un cantonnement idéal, assaini, hygiénisé (voir la description des douches p. 51) mais ou toutefois un poilu peut manque de … soulier. Suit alors l’anecdote d’une chaussure boche tombée miraculeusement du ciel après un bombardement, et bien utile à un poilu qui manquait précisément de souliers ! (p. 53). Enfin l’ouvrage s‘achève sur une vue de deux généraux, dont un non dénommé. Mais le tableau d’un général de Maud’huy proposant à un soldat sa voiture pour aller embrasser sa famille proche qu’il n’a pas vu depuis longtemps (p. 56) achève de teinter l’ouvrage à la fois de la qualité de son auteur et de son époque de publication. L’ouvrage s’achève dans le Sundgau et la plaine reconquise, dans le voisinage d’Altkirch et de Dannemarie.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période août et septembre 1914 :
Saint-Dié – Ormont – vue sur le Ban-de-Sapt (p. 12 à 21), Le Hohneck (21) – Mittlach (24-28) – Kruth (28-30) – Saint-Amarin (31-33) – Thann (34-36) – Hartmannswillerkopf (37-55) – Altkirch – Dannemarie (58 à 63).

Yann Prouillet, novembre 2024

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Mineur, Jean (1902-1985)

Balzac 00.01

1. Le témoin

Jean Mineur est né à Valenciennes en 1902, son père étant menuisier et négociant en bois. Il a de 12 à 16 ans pendant le conflit, qu’il vit sous le régime de l’occupation allemande. Dans les années vingt, il invente localement la publicité au cinéma, en vendant des espaces peints à des commerçants locaux : ces réclames sont déroulées sur un grand rideau qui s’abaisse dans la salle pendant les entractes. Il fait ensuite carrière dans le film publicitaire au cinéma à travers la société Jean Mineur Publicité, dont le logo au petit mineur est resté célèbre.

2. Le témoignage

Jean Mineur a publié ses souvenirs dans « Balzac 00.01 » en 1981 (Plon, 275 pages). La partie de l’ouvrage qui concerne la Grande Guerre va des pages 30 à 58. L’évocation de son vécu de l’occupation est rédigée avec plus de soixante ans de distance.

3. Analyse

La vie dans Valenciennes occupée est assez sommairement décrite par Jean Mineur, mais on peut tirer du récit quelques éléments intéressants. Lors de l’arrivée des Allemands, ses parents n’ont pas fui car sa mère est gravement malade, et ils sont terrorisés « les réfugiés racontaient des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête ». C’est dissimulés dans une sombre remise qu’ils entendent le pas bruyant sur le pavé de ce qu’il imagine être des « uhlans géants et moustachus ». Après plusieurs jours de dissimulation, ils finissent par sortir, mais le père reste caché à cause des rafles de civils. L’activité paternelle est arrêtée, et la famille vit pendant plusieurs mois de la vente ambulante de copeaux et de sciure que l’auteur (13 ans) met en place avec succès jusqu’à l’épuisement du stock.

L’auteur se décrit à la fois comme un adolescent affamé, qui a déjà la responsabilité de sa mère malade, ainsi que celle de son père, assez dépassé semble-t-il, et en même temps comme un enfant dont le terrain d’aventure est la ville déserte la nuit : malgré le couvre-feu sévère, c’est un espace dangereux mais tentant. Les remises et ateliers de la maison finissent par abriter des troupes allemandes, et il en devient familier, disant (il a étudié un an l’allemand scolaire…) au bout d’un temps finir par les comprendre. À la fin de 1915, il est adopté par ces hommes au repos, et constate que ce sont de « braves types ». Cette fréquentation lui attire des ennuis car ses rapides progrès en allemand lui font raconter à l’école ou dans son quartier les derniers bruits obtenus des soldats. Dénoncé et menacé par l’autorité d’occupation (accusation de diffusion de fausses nouvelles), il doit éviter un temps ces soldats et c’est suite à cet incident qu’il dit devoir comme suspect porter le brassart rouge à 14 ans (1916).

Son drame personnel réside dans le décès de sa mère en décembre 1917, son père le délaissant rapidement (p. 46) : « Je suis resté seul, trop souvent. Les Allemands dans la cour s’émurent de me voir si désespéré. Petit à petit, ils me prirent sous leur aile. L’un me racontait des histoires, l’autre m’apportait une assiette de nourriture aux heures des repas. Mais je n’avais le cœur à rien. » Son père se remarie à l’été 1918 et sans surprise les relations de Jean Mineur avec sa belle-mère sont mauvaises.

En septembre 1918, l’auteur est évacué avec les habitants de Valenciennes, ils échouent à Mons, où lui manque de trépasser de la Grippe espagnole. Évacué dans un train sanitaire à Bruxelles, il s’y trouve le 11 novembre, mais se brouille avec son père, qui est installé à Ixelles. Il fuit alors la Belgique et rentre à Valenciennes sans autorisation de circulation, retrouvant la maison et les ateliers relativement épargnés mais occupés par des soldats anglais et canadiens : des cris, des rires (p. 54)  et « un grand diable tape sur le piano de ma mère en chantant à tue-tête. » Les soldats finissent par comprendre sa détresse, le nourrissent et l’adoptent, et lui est heureux de retrouver « un peu de tendresse dans cet univers chaotique. » En 1919, il passe son permis automobile dès ses 17 ans, est d’abord chauffeur livreur, avant d’entrer au journal Le Progrès du Nord où il se formera le domaine des annonces particulières et publicitaires.

Même si Jean Mineur, professionnel de la publicité, est assez beau-parleur, et enjolive peut-être un peu son lointain passé, nous avons ici un petit témoignage qui mêle souffrance de guerre et souffrance intime, avec l’expérience rare d’un adolescent adopté à son propre domicile, d’abord par la troupe allemande, puis par la troupe anglaise.

Vincent Suard, septembre 2024

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Marchand, Rémy (1895-1981)

Les Mémoires d’un poilu d’Aunis

1. Le témoin

Rémy Marchand vit dans une famille de cultivateurs à Boutrit, près de Surgères (Charente-Maritime) lorsqu’il est incorporé (classe 15) en septembre 1915 au 57e RI. Il part pour le front en février 1916 dans l’Aisne, est déployé à Verdun, dans la Somme, puis en Alsace et dans l’Oise. Blessé à Saconin (Aisne) en mai 1918, il revient en ligne en septembre, puis participe à l’offensive au sud de Saint Quentin. Après l’Armistice, il passe par Mulhouse puis participe à l’occupation en Allemagne.

2. Le témoignage

Les Mémoires d’un poilu d’Aunis – Un si long cauchemar, de Rémy Marchand, a été publié aux éditions L’Harmattan (2009, 239 pages). Sa fille Suzanne précise en introduction que son père avait ramené de la guerre des calepins de poche, et qu’il les avait retranscrits sur des cahiers verts les soirs d’hiver. Elle ajoute également qu’il avait rendu de nombreuses visites aux voisins des environs qui avaient perdu un proche à la guerre : « Rémy, si bon et compatissant, nous a aidés à faire le deuil de ceux que nous aimons » ont témoigné ces voisins.

3. Analyse

Ces mémoires d’un soldat paysan charentais, qui en fait sont plutôt des carnets, décrivent l’itinéraire d’un combattant de 1915 à 1918, il note les faits du quotidien, insistant davantage lorsqu’un incident vient briser la monotonie des jours. Il passe rapidement sur ses classes au camp de Souge, évoque sa joie d’endosser l’uniforme militaire (septembre 1915) puis l’ambiance festive et avinée lorsque son train s’ébranle vers le front (février 1916, p. 17) : « Vive le 57ème, vive l’armée ! ».

Rémy Marchand raconte son engagement à Verdun en mai 1916, il est en ligne devant le fort de Vaux, travaillant la nuit à relier entre eux des trous d’obus. Réfugié dans le fort pendant la journée, il insiste sur la violence du bombardement et surtout sur la soif. Il participe à un transport de 80 blessés brancardés dans l’obscurité de Vaux à Tavannes ; ils se perdent « dans la nuit noire », tombant constamment dans des trous d’obus, c’est pour lui l’épreuve la plus dure qu’il ait connue à Verdun. Peut-être y a-t-il ici l’influence de lectures postérieures, car il évoque le commandant Raynal organisant la défense du fort. Il émet aussi une appréciation positive sur sa hiérarchie (p. 36) : «Le colonel et le commandant avaient les larmes aux yeux en voyant les hommes tomber si nombreux.»

Après retrait et temps de repos, il est en ligne en Argonne au Four de Paris. Son régiment fait ensuite à l’automne 1916 (Marne) de nombreux exercices destinés à la formation des officiers (nouveautés tactiques, gaz, canon de 37 mm, p. 53) : « On nous fait faire beaucoup de chemin pour apprendre à nos officiers à commander. » En décembre 1916, les hommes du 57e alternent marches et repos autour de Paris, ils font plus de 250 km de marche, il dit n’avoir jamais su pourquoi. Une note ultérieure (p. 56 note 1) explique pourtant : « J’ai su depuis que nous étions dans la banlieue parisienne comme troupe de secours : on craignait une émeute dans la capitale. »

À partir de janvier 1917, il raconte qu’il a noué des relations avec des « pays » à l’arrière, ce qui lui permet de se faire connaître au train de combat comme capable de conduire les voitures et de soigner les chevaux. Pendant toute la guerre, il sera ainsi une sorte de « titulaire remplaçant », s’occupant des chevaux des officiers en permission, ou prenant temporairement la place de conducteurs absents, ce sont pour lui des postes recherchés car ils lui permettent d’éviter la 1ère ligne et les gardes (p. 75) : « Me voilà en selle sur la route, au milieu de la file de voitures, fouet en main, pipe aux dents. »

Il n’attaque pas avec son unité le 16 avril, étant en ligne en soutien, et fait sa première attaque le 5 mai devant Craonnelle ; c’est une action locale, ils font 14 prisonniers mais ont 18 tués à la compagnie. À l’été 1917, en Alsace devant Altkirch, il effectue divers remplacements (agent de liaison, ordonnance d’un capitaine), continuant à aller souvent visiter les conducteurs (p. 102) « pour avoir la possibilité de venir remplacer ceux qui partent en permission, ce qui m’évite à chaque fois 15 jours de tranchée. » Il apprécie l’Alsace, la vue sur Altkirch, surtout le dimanche où on aperçoit les civils aller à la messe sans qu’un coup de canon soit tiré, et il trouve les Alsaciennes très gentilles, tout en déplorant (p. 108) « qu’elles ne parlent pas beaucoup notre langue. »

En mars 1918, son unité est alertée pour aider les Anglais en repli à Noyon, il y décrit le pillage d’un dépôt anglais abandonné, le problème étant l’incompréhension des étiquettes des conserves : c’est lourd, et cela vaut il le coup ? Pour le rapport poids-valeur, ce sont les boîtes de 500 cigarettes qui étaient les plus intéressantes. Ils manquent d’être encerclés dans Noyon, puis il décrit les combats au Mont Renaud (57e RI, à croiser avec G. Gaudy), avec les attaques allemandes (trois charges d’infanterie en une journée), c’est très sanglant pour les assaillants, avec aussi des pertes sérieuses pour les défenseurs. Après un répit à l’arrière, il est affecté au fusil mitrailleur avec deux camarades (p. 147) : «Cela ne me sourit guère parce qu’en cas d’attaque, il est bien rare que l’équipe d’un fusil mitrailleur (…) ne soit pas atteinte. Cette arme étant redoutée de l’ennemi, on est plus tôt repéré que les autres camarades. » Il raconte une attaque allemande d’infanterie à découvert, avec lance-flamme, en intitulant son sous-chapitre « Une attaque vue de 100 mètres ». Les Allemands sont fusillés en masse, les porteurs de pétrole brûlent avec leur liquide, et les survivants refluent en désordre, on retrouve fréquemment à cette période (mars à mai 1918) le récit de ces assauts allemands compacts très meurtriers pour eux, une fois la ligne de résistance anglaise et française établie (p. 148) : « Si la distance à parcourir par l’ennemi avait été plus grande, nous avions le temps d’en abattre les trois quarts au moins. » Les pertes pour le 57e sont lourdes dans ce secteur de Noyon, et R. Marchand fini par être blessé légèrement de deux balles, à l’assaut de la ferme de Saconin le 30 mai 1918.

Soigné à l’ambulance, il est évacué à la Salpetrière à Paris, raconte la souffrance quotidienne du pansement, et est surtout préoccupé par son manque d’argent car il ne lui reste plus que 2 francs (p. 164) : « une pièce de quarante sous pour faire le garçon à Paris, c’est peu ! » En juin et juillet, il est en convalescence à Menton, il se promène beaucoup, décrit tout ce qu’il voit, et est autorisé à faire une promenade en Italie au-delà de la frontière : on est loin ici des proscriptions à la frontière pyrénéennes, à cause de la crainte des désertions.

Réintégré au 57e en septembre 1918, il retrouve un remplacement de cuistot et il se plaît dans cette fonction, c’est l’occasion de décrire une journée de travail à la roulante, avec les horaires, les préparations, les feux sous les différents contenants, ce sont deux pages (p. 197 et 198) très utiles pour voir comment fonctionne dans le détail une cuisine au front. Malheureusement pour lui, il doit quitter son filon fin octobre pour attaquer, car il est le plus jeune et célibataire. Il est «très ému : la perspective d’une attaque n’a rien de bien gai. » Il réussit à s’en sortir, mais dans son unité très touchée, le moral est mauvais et tout le monde a le cafard. En permission le 4 novembre, il apprend l’Armistice en Charente par les cloches, alors qu’il est à la chasse. À Mulhouse en décembre 1918, il décrit l’Alsace libérée, et la roulante est bien vue, car ils donnent les restes à « une foule de femmes et de gosses de la ville. » Pour l’aspect pittoresque du dimanche mulhousien, il explique dans une salle de danse le « faites passer la monnaie » du bal alsacien (p. 225) : « Chaque séance dure quelques minutes seulement. À mesure que la musique s’arrête, 5 ou 6 garçons de salle en livrée comme des laquais, ramènent tous les couples à la caisse au moyen d’une longue corde, qui ramène ainsi tout le monde. Chaque couple remet un billet pris à l’avance ou 0.25 fr. » Après une longue station dans le sud de l’Alsace, puis en Allemagne du Sud, il est démobilisé en septembre 1919.

Donc un récit assez factuel, souvent monotone, mais un tableau utile de Verdun ou de Noyon, et surtout de la guerre de mouvement à partir de mars 1918, avec le rôle central et meurtrier des mitrailleuses dans ces combats d’infanterie en mouvement. Intéressante et originale est aussi la description de la stratégie personnelle de l’auteur comme remplaçant conducteur, ordonnance ou cuistot, ce qui lui permet d’améliorer grandement son quotidien de poilu du rang.

Vincent Suard, septembre 2024

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Hanin, Charles (1895–1964)

Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918

1. Le témoin

Charles Hanin est né en 1895 à Hussein-Dey près d’Alger, dans une famille de la bourgeoisie locale. Classe 1915, il est mobilisé en décembre 1914 et participe avec le 2e Régt. de marche d’Afrique à l’opération des Dardanelles ; il est blessé en juin 1915 à Gallipoli. Aspirant au 3e Zouave en 1916, il combat à Verdun, et y participe à l’attaque de décembre 1916. Passé sous-lieutenant en 1917, il assiste à l’offensive du Chemin des Dames. Son unité va ensuite aider les Anglais en mars 1918, et il est blessé (obus à l’ypérite) en mai. Rentré au corps début septembre 1918, il est ré-hospitalisé après l’armistice à cause des séquelles de son gazage. Revenu à la vie civile, il mènera une carrière d’administrateur des colonies. Il décède en 1964.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918 » (270 pages) ont été publiés en 2014 chez Bernard Giovanangeli Éditeur, avec une introduction documentée d’Henri Ortholan. Ce récit a été composé immédiatement après le conflit (déc. 1918), et H. Ortholan souligne « l’intérêt que représente ce témoignage que le temps n’a pu altérer ou déformer.» Dans un court propos d’introduction, Charles Hanin dit avoir repris ses carnets, sans changements sur le fond, mais avec une rédaction entièrement nouvelle.

3. Analyse

Oublier l’Iliade

Sur le navire qui l’emmène aux Dardanelles, l’auteur insiste sur sa connaissance livresque de l’Orient, d’Homère à Pierre Loti, et dans le voyage il retrouve les vieux souvenirs de l’âge classique, « le sens profond de l’Hellade » : il est moqué en cela par un camarade. Il découvre peu à peu la réalité (p. 25) «Tristesse poignante des emprises militaires, tout est poussiéreux, lamentable, pollué. Des zouaves hirsutes, sales, les yeux caves, agrandis déjà par la vie dure et les privations (…). » Il met ainsi, dit-il, un certain temps à comprendre « l’étendue de sa chimère ». La description des campements puis des combats en ligne donne une impression d’étouffement ; la place est comptée, et la description des combats, au milieu des hurlements, des tirs et des explosions (p. 38) est froidement réaliste : « On a l’impression de se trouver dans un asile de fous. » Il est rapidement blessé (21 juin 1915), est transbordé sur le Ceylan, navire hôpital, où seuls les blessés les plus graves ont droit à des couchettes. La nourriture est mauvaise, et C. Hanin évoque les barques grecques qui proposent fruits et sucreries, alors que lui n’a comme argent qu’un des louis d’or de sa ceinture de flanelle (p. 46) « les yeux du Grec dans sa barque luisent de convoitise : Oh, oh ! dit-il, uné Napoléoné ! et il me sourit largement. » Le blessé est transporté à Bizerte et après convalescence est réaffecté dans une unité de zouaves à Batna en août 1915.

Aspirant

La description de sa compagnie en novembre 1915 à Batna est cruelle, avec un encadrement allemand ou alcoolique, et du mépris pour les hommes de sa chambrée, représentant (p. 52) « un tiers d’Alsaciens parlant allemand, un tiers de Martiniquais parlant Po-po et d’un tiers de Juifs parlant hébreux. Nous sommes deux Français. » Pour lui, le choix du stage d’aspirant de Joinville s’impose comme seul moyen de « sortir de cette tourbe.» Il réussit la formation d’aspirant au début de 1916 (il passe assez rapidement sur cette formation) et il est de retour au 3e zouave en mai 1916 à Verdun. Mal accueilli, les officiers lui font bien sentir qu’il n’est qu’un sous-officier ; même hostilité de la part des sous-officiers, puis cela s’arrange un peu (p. 61) : « L’adjudant Fauchère et le sergent Fabry me prennent en amitié ; ils ne sont pas de l’active et n’ont pas reçu l’inoculation du virus sous-officier. » À Verdun comme auparavant aux Dardanelles, il constate que le simple fait de sortir son appareil photographique fait changer d’attitude ses supérieurs immédiats, ils deviennent alors beaucoup plus amènes. Notre auteur décrit le général Niessel à plusieurs reprises, c’est une brute, au visage de « dogue hargneux » qui terrorise les officiers, mais pour lui c’est un grand chef. Il raconte aussi une crise de colère de De Bazelaire (général commandant le 7e CA), lors d’une sédition d’un bataillon de zouaves (ivresse collective et refus de remonter sans repos préalable), pour lui sans gravité (p. 66) « il n’y a pas de quoi fouetter un chat : mais on a malheureusement rendu compte» Le général vient agonir des officiers qui ne sont pas concernés (le bataillon incriminé est en ligne) et c’est un incident pénible, « vos ancêtres rougissent dans leur tombe (…) je serai sans pitié et s’il faut vous faire marcher, je mettrai des mitrailleuses derrière vous ! » La narration de Verdun, rive gauche (mai-juin) et rive droite (juillet), est intéressante, notamment avec l’évocation de Froidterre et de Thiaumont (les 4 cheminées). En ligne et sous le bombardement (p. 100), il a dû, lui jeune aspirant, prendre le commandement de la section, et même à un moment, de la compagnie, pour pallier la couardise d’un lieutenant terré dans son abri. Revenu au repos, on lui retire sa section : outré, il demande justice en rédigeant une lettre de plainte au général, enveloppe fermée qui doit passer par la voie hiérarchique, mais dont il refuse de dévoiler le contenu; ennuyé, le colonel Philippe finit par reconnaître le bien-fondé de sa colère et lui rend sa section.

Thème de l’homosexualité

Il est fait plusieurs fois mention d’homosexualité (cinq reprises, surtout au début en Orient) :

p.18 des marins faisant l’apologie de la pédérastie.

p. 19 un sergent qui chantait au Château d’eau est inverti passif.

p. 28 un zouave débraillé, qui passe en roulant les hanches (…) il a eu la médaille militaire pour des talents qui ne sont pas ceux qu’on demande aux soldats.

p. 31 des propositions homosexuelles d’un légionnaire.

p. 145 le capitaine W qui serait venu « des bords de la pédérastie »

Eu égard au tabou qui entoure ce thème, ces passages interrogent. Ce type de mentions, très rares, égale ici le total de ce que j’ai pu rencontrer au cours de plusieurs années de lecture de récits de guerre. Rédigé dans une reprise des notes fin 1918 – début 1919, s’agit-il de la réalité, ou des clichés « orientalistes » attendus, à propos des mœurs supposés des Joyeux et autres troupes coloniales ? Cette répétition pourrait être le signe d’un intérêt particulier de l’auteur, mais celui-ci mentionne aussi des rencontres qui ne le laissent pas indifférent avec des femmes (p. 56 dans un train, p. 216 une occasion non saisie avec une institutrice « j’ai du paraître idiot. », ou encore p. 268, une fermière séduisante) et on sait aussi qu’il s’est marié après la guerre. Il reste que sa façon de décrire le deuil de ses deux camarades tués, Michel Romain et Ismaël Raymond, est faite d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ainsi M. Romain tué aux Dardanelles : p. 40 « un autre m’affirme qu’il est tombé à ses côtés ; je l’aimais, j’en éprouve un terrible choc. » et p. 48 « ton pauvre corps n’aura même pas de sépulture et ta chair qui fut belle et forte, tes beaux yeux sombres, si tristement profonds sont roulés, pulvérisés dans cette terre chaotique (…) ». À Verdun, son ami Ismaël Raymond a le pressentiment de sa mort prochaine, scène de prémonition assez fréquente, mais ici elle a lieu avec des modalités qui ne le sont pas du tout. Ils dorment dans un petit abri (p. 114, avant l’attaque sur Bezonvaux) « je sens une main saisir la mienne, la serrer avec une sorte de pudeur contenue ; je serrai à mon tour, alors dans l’ombre, je sentis contre mon visage le visage de Raymond, son souffle frôlait mes cheveux et je sentis brusquement ses lèvres et je vis qu’il avait pleuré ; je me relevais stupéfait ; que signifiait cela ? Je l’interrogeais ; il me répondit doucement : « ne bouge pas, demeure contre moi ; il faut que je te parle ; je t’aime, je n’ai que toi ici ; demain je vais mourir. (…) » C. Hanin lui impose de dormir. La prédiction se réalise et l’auteur vient se recueillir devant le corps, pensant (p. 123) aux « purs sentiments nés dans la communauté de notre vie rude ». Dans un dernier item, il décrit p. 239 les hommes qui se baignent nus, mentionnant des corps en « mouvement, signes de ce que la nature a voulu façonner de force virile et harmonieuse mais hélas, pétri dans la fragilité » et on pense immédiatement au style de Montherlant dans les Olympiques. Donc un caractère original, qui n’entraîne aucune certitude, mais qui traduit une sensibilité rarement rencontrée dans ces termes dans les carnets de guerre : il serait intéressant d’avoir ici l’avis d’une historienne ou d’un historien du genre.

Aisne 1917

Au début de 1917, Charles Hanin promu sous-lieutenant devient officier de renseignement, navigue de l’EM du régiment à celui de la DI, et cela lui permet de pittoresques descriptions d’officiers, en général peu laudatives. L’attaque du 16 avril (Mont Spin), est un échec dramatique au 3e zouave et c’est aussi l’occasion d’évoquer les Russes qui combattent à leurs côtés ; l’auteur est très critique, évoquant leur préoccupation dominante pour l’alcool et la danse : « nous comprenons Moukden et Tannenberg (p. 163) ». Il décrit une armée multi-ethnique, avec des hommes qui ne se comprennent pas entre eux, et dangereux car ils n’identifient pas les zouaves. Il reconnaît toutefois leur courage dans un assaut (toujours au Mont Spin) où eux aussi se font massacrer sans résultat.

Lorraine 1917

À l’été, son unité est dans un secteur très calme de Lorraine, et c’est l’occasion d’une description d’une patrouille offensive (Allemands à 800 mètres) dans les hautes herbes (p. 184) ; c’est une progression de « Sioux », alternant planque et reptation pendant des heures ; arrivés derrière les lignes allemandes, ils interceptent la dernière voiture d’un convoi, et ramènent le conducteur ahuri dans leurs lignes. La réécriture soignée des notes est ici payante, nous sommes dans un authentique western. Les Allemands en ont du reste fait autant en hiver : un étang borde et protège le secteur (Étang de Paroy), et ils ont rampé sur la glace revêtus de draps blancs, capturé quelque territoriaux et leur artillerie a cassé la glace pour protéger leur retour. Il évoque ensuite (p. 194) une inspection de Ph. Pétain, les colonels étant interrogés pour savoir s’ils répondent de leur régiment, s’il leur demande de marcher contre un ennemi qui ne serait allemand ; il comprend à cette occasion pourquoi – les mutineries – on les a maintenus dans ce secteur calme de Lorraine (fin août 1917).

1918

L’évocation de la période de 1918 est plus rapide, le moment charnière a lieu le 26 mai, son ordonnance est tué et lui blessé par l’éclatement d’un obus à ypérite dans leur abri, et c’est l’évacuation (Rennes, convalescence en Algérie). Revenu à son unité fin août 1918, il narre les combats de poursuite jusqu’à l’armistice, avec un style plus concis mais toujours aussi acerbe, voire méprisant (p. 256, retour dans son unité) : « Grapinet nous reçoit avec affabilité (…) il sent le Saint-Maxentais à plein nez : il y a en lui un de ces petits fumets sous-officier qui ne trompe pas. » Cette aigreur peut aussi s’expliquer par le fait que l’auteur reste durement touché par les séquelles de sa blessure : sa vie reste menacée en 1919.

Donc des carnets très intéressants, qui montrent l’endurcissement d’un jeune étudiant d’Algérie pétri d’humanités classiques qui, à travers les combats vécus dans une unité de choc, se transforme en un guerrier efficace et cynique, mais gardant encore une profonde considération pour les hommes du rang et un goût intact pour la rédaction littéraire.

Vincent Suard, septembre 2024

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Morin, Robert (1889–1977)

Mémoires de guerre 1914 – 1918

1. Le témoin

Originaire d’Argenteuil (Val d’Oise), Robert Morin travaille à partir de treize ans sur les chantiers de l’entreprise de maçonnerie de son grand-père. Classe 1909 et mobilisé caporal au 69e RI, il est promu sergent en octobre 1914, adjudant en mai 1915, sous-lieutenant en avril 1916 puis est fait prisonnier pendant la bataille de la Somme. Après-guerre, ayant profité de sa captivité pour compléter son éducation, il devient conducteur de travaux puis ingénieur, et finit sa carrière comme directeur des services techniques de la ville d’Argenteuil.

2. Le témoignage

Jean-Robert Nouveau, petit-fils de Robert Morin, a fait paraître aux Éditions du Net « Mémoires de guerre 1914 – 1918 du Sous-Lieutenant Robert Morin » (2014, 200 pages). Dans l’avant-propos, le petit-fils de l’auteur dit avoir trouvé dans une malle du grenier trois cahiers écrits au crayon. L’édition est soignée, avec de nombreuses cartes utiles pour illustrer les déplacements de l’auteur. Tous les noms sont authentiques et on ne sait pas s’il y avait un projet de publication.

3. Analyse

Robert Morin propose un récit à la fois alerte et précis, car malgré une narration faite de mémoire – il a été obligé de détruire son carnet de route – l’essentiel de l’écriture se fait en captivité en 1917, à peu de distance des faits. C’est un homme d’action, apprécié par ses supérieurs pour son énergie ; combattant au sein du 69e RI (Nancy « Division de fer »), il participe de ce fait à nombre de batailles sanglantes (Somme octobre 1914, Ypres 1914-1915, Artois 1915, Champagne 1915, Verdun cote 304 mars 1916, puis Somme en Juillet 1916). Ce cadre subalterne d’infanterie très exposé, pas sérieusement blessé pendant ces engagements, fait un peu figure de miraculé lorsqu’il est fait prisonnier à Maurepas le 30 juillet 1916.

Le récit commence par une très belle scène d’intimité au moment du départ, lui et sa femme contemplant leur enfant endormi avant de se séparer, on peut penser que la force de ce tableau vient d’une rédaction faite en 1917, alors que, prisonnier, il souffre d’une séparation dont il ne voit pas se dessiner la fin.

Somme 1914

Affecté à la compagnie de dépôt en août 1914, R. Morin n’est pas engagé sur la Marne, mais il décrit bien les éprouvants combats ultérieurs de fixation du front, comme l’attaque de Monchy au Bois (fin octobre), village « fortifié » par les Allemands ; c’est un échec dramatique car si une partie des Français a réussi à s’infiltrer dans quelques maisons, le bourg reste imprenable et ces isolés finissent sacrifiés. Il est intéressant de lire le JMO qui cite « l’élan magnifique » avec lequel le chef de corps, qui se fait tuer à cette occasion, fait une tentative désespérée pour prendre le village ; notre témoin signale, lui, que le lieutenant-colonel de Marcilly était venu « se faire tuer à la tête de son régiment » à la suite d’un dur reproche du « très violent » Général Duchêne. Pour R. Morin, ce combat de Monchy fut une hécatombe pour son régiment.

Flandres 1914-1915

Même qualité de récit dans la description des combats au sud puis au nord d’Ypres en novembre et décembre 1914, alors que le narrateur est passé sergent. Il décrit des lignes avec de nombreuses tranchées réalisées sous le feu direct, avec des orientations improvisées et parfois contradictoires, et dont on ne connaît pas l’occupation exacte. Réalisant une reconnaissance périlleuse, il opère en liaison avec une autre unité qui ne veut plus le laisser partir (p. 70) : «Je n’ai cessé de penser à ma famille, car si j’avais été tué dans cette affaire, elle n’aurait jamais su ce que j’étais devenu ; entouré de gens ne me connaissant pas, et surtout d’un autre régiment. On ne se serait pas plus occupé de moi que d’un chien, ça c’est certain. » Travaillant en temps de paix sur des chantiers, il a l’habitude d’improviser, de prendre des décisions : ce dynamisme plaît à ses officiers, mais il finit par s’en plaindre (p. 70) « C’est toujours moi qui écope sous prétexte que je suis débrouillard. Un jour, rouspétant en disant que ce sont toujours les mêmes que l’on fait marcher, le lieutenant Muller, avec qui nous nous tutoyons, me dit : « Écoute mon vieux, qu’est-ce que tu veux, il en faut un et si j’en envoie un autre il va me faire une gaffe. » On rencontre dans cet épisode de l’hiver 1914 dans la boue des Flandre l’évocation des cadavres français et allemands flottant à la clarté de la lune dans des tranchées noyées, un duel de patrouilles qui se termine par un combat singulier (p. 73), des rigodons avec mouchoirs lors des tirs aux créneaux (p. 74), une attaque à l’échelon du bataillon sans préparation d’artillerie (Korteker Cabaret vers Langemark), des fraternisations en janvier 1915 (p. 85), ainsi qu’une exécution capitale (fév. 1915 ? Poperinge, p. 87) : « Le 1er Bon a une sale corvée, il doit fournir un peloton d’exécution pour fusiller trois soldats du Bon de Discipline et un Chasseur. Ils sont condamnés à mort pour abandon de poste, pendant les affaires de la Maison du Passeur. J’ai assisté à ces quatre exécutions qui ont eu lieu simultanément. Je ne souhaite pas assister de nouveau à un spectacle aussi impressionnant. » R. Morin quitte sans regrets la Belgique, ayant souffert du froid, de l’eau, et (p. 92) « les moindres engagements furent toujours sanglants.»

Artois 1915

R. Morin participe à l’offensive de mai en Artois : la bénédiction donnée avant l’assaut par l’aumônier est appréciée par les croyants, mais elle lui donne l’impression d’être un condamné à mort avant son exécution. Les restes de Neuville-Saint-Vaast sont ensuite à reprendre maison par maison, les combats sont très durs ; il décrit une panique enrayée par un commandant, montant sur le parapet révolver au poing. C’est un très bon récit, haletant, et son bataillon se fait étriller sans grands résultats ; il est promu adjudant le 29 mai. Des « grands repos » suivent les périodes d’offensive, et le régiment est reconstitué, entraîné aux innovations tactiques : notre témoin contribue à la formation d’une compagnie de mitrailleuses, avec 7 Maxim allemandes prises lors des attaques de mai. À noter qu’il fait venir sa femme, comme quelques autres sous-officiers, et qu’ils ne sont pas inquiétés par la gendarmerie (région de Nancy- privilège 20e Corps ? – tolérance pour des troupes de choc ?) (août 1915, p. 117) « Rien n’est plus gai que notre popote. Imaginez-vous une dizaine de Sous-Officiers, tous gais et bons vivants, de plus nos jeunes femmes, Camille, Madame Materne et Madame Berger, aimant à rire, ce qui fait une vraie bande joyeuse. »

Offensive en Champagne

Il participe à l’offensive de Champagne en septembre et octobre 1915, mais son bataillon n’est pas du premier assaut, et s’il jalouse d’abord ceux qui vont se couvrir de gloire, ensuite (p. 122), il se « félicite lâchement d’être à l’abri. C’est le propre instinctif de tous les humains. Je suis certain que de tous les hommes composant cette Compagnie, il n’y en a pas un qui pense autrement à ce moment. » Après cette dure période, avec des pertes notables, c’est le deuxième grand repos en Lorraine, et il refait venir sa femme Camille avec son petit garçon, avec une mention assez rare dans des récits d’intimité presque toujours absents chez les poilus diaristes (p. 138) « (…) je dois dire que c’est au cours de ce séjour que nous avons « acheté » notre petite Marcelle pour donner une petite sœur à Robert.»

Verdun

Il est devant Malancourt en mars 1916 avec sa compagnie équipée de mitrailleuses Maxim, soulignant que cette dotation diminue la motivation des hommes, « car le bruit court à cette époque que les Allemands tuent ceux qu’ils prennent avec leurs pièces. » Ils occupent un petit blockhaus qu’il décrit comme un cube de ciment armé, à la fois très résistant mais très exposé, étant à flanc de coteau devant Montfaucon, ayant à la fois une superbe vue sur l’ennemi, et une position visible qui le fait être terriblement bombardé ; c’est aussi une position solide qui l’expose au risque constant d’être débordé sur l’un ou l’autre côté. La description du bombardement direct de son ouvrage est très intéressante. Il passe sous-lieutenant en avril 1916 et à l’occasion du 3e grand repos, refait venir sa femme. Il a cette fois-ci des démêlés avec les gendarmes (p.157), mais il réussit à l’installer à Ferrières derrière Amiens en mai 1916 « Le souvenir de ce mois passé à Ferrières, en compagnie de ma femme et de mon fils, est un des plus délicieux de ma campagne. ». Une matinée récréative, où est présent un général, a lieu et le petit Robert (2 ans) échappe à sa mère et vient se promener au milieu de la scène (p. 157). Son père est ennuyé car il est interdit d’avoir sa famille avec soi ; « Le général l’ayant aperçu le prend sur ses genoux en demandant : « à qui est ce beau petit garçon ? » Pas de conséquences pour le père, une telle scène « familiale » dans la zone des armées est très rare, même pour des officiers.

Offensive de la Somme

La compagnie de mitrailleuses de l’auteur participe à l’attaque du 1er juillet 1916, et la progression, dans les trous bouleversés du champ de bataille, est pénible à cause de la lourdeur des pièces (ce sont désormais des Saint-Étienne). Il empêche un de ses homme d’abattre un prisonnier (p. 163) «Je ne sais si c’est l’énervement, le chef de pièce Vial se met à crier : « faut que je tue un boche. » Je l’arrête juste à temps, pour l’empêcher de commettre cette lâcheté. Je n’ai jamais laissé tirer sur des prisonniers désarmés. » Ils repartent au repos en arrière à Bray-sur-Somme à la mi-juillet, et il y signale une mutinerie de quelques compagnies du 156e RI. (p. 170, refus de repartir aux tranchées sans avoir eu de repos). Il est fait prisonnier sur sa pièce au sud de Maurepas, dans la Tranchée des Cloportes, lors de l’attaque du 30 juillet qui les laisse en pointe, une contre-attaque allemande ayant profité de l’enrayement de sa Saint-Etienne (il a précisé auparavant qu’il aurait eu plus de chances s’il avait gardé sa Maxim).

Prisonnier

Il passe l’année 1917 au camp d’officiers de Güttersloh, où il décrit un sort supportable, mais est ensuite transféré à Eutin, avec des commandants de camp beaucoup moins accommodants. Une centaine d’officiers français, qui viennent d’un camp de représailles à Magdebourg, « se montent la tête » (manifestation en mai 1918 avec le slogan « l’accord, l’accord » p. 181). Les gardiens ouvrent le feu sur des volets refermés « alors que nous avons arrêté de crier. » Il voit en novembre des marins révoltés arriver de Kiel ; après tractations, ils finissent par pouvoir sortir en ville contre leur parole d’honneur de rentrer le soir; une dernière revue nommée « On part, on part. » est encore montée, puis ils reviennent par Lübeck, le Danemark et Cherbourg.

Robert Morin produit ici un récit d’une grande qualité : il sait raconter, et possède la même efficacité pour décrire ce qu’il a vu et fait, que celle qu’il avait au front, et qui l’a fait apprécier de ses supérieurs. C’est aussi un aperçu sur le fonctionnement d’un régiment de la Division de Fer, qui alterne tous les coups durs et des périodes de grand repos, comparable en cela à une unité de zouaves ou de tirailleurs ; l’auteur n’aborde pas la politique, le patriotisme ou sa vision des Allemands : prisonnier lors de la rédaction du texte, il lui faut être prudent. Il se centre sur les faits vécus, et c’est ce caractère pratique, concis mais dynamique qui fait la grande qualité de ce témoignage.

Vincent Suard, septembre 2024

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