Catulle-Mendes, Jane (1867-1955)

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1. Le témoin

Née en 1867. Nom de jeune fille, Jeanne Mette. Seconde épouse de l’écrivain et critique « fin de siècle »  Catulle Mendes (1841-1909) qu’elle épouse le 8 juillet 1897 et dont elle aura trois enfants. Femme de lettres et poétesse appartenant, après son mariage, à la grande bourgeoisie littéraire parisienne. Catholique « réservée » (« Hélas ! je ne suis chrétienne que par tradition familiale, par déférence, par instinct d’admiration pour la douceur évangélique. Mais la foi qui recrée, je ne l’ai pas. Je ne connais que la vie et mon enfant mort. », p 65). Publie plusieurs livres et recueils de poésies avant et après la guerre : Chez soi, les petites confidences (1911), La ville merveilleuse (1911), France, ma bien aimée (1925), L’amant et l’amour (1932). Collabore régulièrement à différents journaux : Le Gaulois, La Vie heureuse, La Fronde, La Presse.

Intellectuelle qui considère que la guerre menée par la France est une guerre juste et défensive. S’engage durant la guerre dans l’Oeuvre du Vestiaire des Blessés, une organisation caritative qui se chargeait de l’amélioration de l’habillement des soldats blessés dans les hôpitaux de l’arrière et de la réunion des familles dispersées (régions envahies et Belgique). Donne durant la guerre des conférences aux Etats-Unis et en Amérique du Sud mettant en valeur le rôle des femmes dans l’effort de guerre.  Ses trois fils sont partis sur le front.  Elle apprend la mort de l’un de ses fils, un  artilleur, Jean-Primice, jeune engagé volontaire tombé le 8 mai 1917 dans le secteur de Mourmelon lors de la bataille des Monts. Ce deuil affecte profondément et durablement cette mère qui semble avoir eu une relation très fusionnelle avec ce fils.

Après la guerre, ses écrits tombent dans un relatif oubli. Fonde deux prix littéraires : le prix Catulle Mendes et le prix Primice Catulle Mendes en 1922. Décédée en 1955.

2. Le témoignage

La Prière sur l’Enfant mort, Lemerre, 1921, 401 p. Une illustration : un profil de Primice dessiné par l’auteure que nous reproduisons ici.

Une dédicace : « A mon enfant adoré Primice Catulle-Mendes engagé volontaire en 1914 tombé pour la France à vingt ans le 23 avril 1917. »

La rédaction de ce témoignage suit chronologiquement d’assez près la perte de ce fils : « Commencé à St-Jean-de-Luz, le 10 juillet 1918. Terminé à Paris, le 12 décembre 1920 » (p 401). Il est donc écrit dans la phase critique du deuil.

Cet ouvrage – difficilement consultable aujourd’hui – a pu être tiré à compte d’auteur, ce qui pourrait expliquer sa très faible diffusion.

Tout l’intérêt de ce témoignage – présenté sous forme de journal avec des repères chronologiques précis – réside dans la description méticuleuse des différentes phases du deuil d’une mère fortement affecté par la mort à la guerre d’un fils et qui s’investit totalement dans une quête qui doit aboutir à la mise en sécurité de ses restes. L’extrême complexité des démarches et les multiples étapes pleines d’imprévus qui autoriseront le retour de ce corps sont également décrites dans le détail. Les différentes « communautés de deuil » et les interventions des multiples intermédiaires qui autoriseront y sont nettement décrites.

Ce témoignage permet également de mieux appréhender la vision des réalités du front par un membre de la grande bourgeoise intellectuelle au moment de son arrivée à Mourmelon (vie dans une localité de l’immédiat arrière-front, ressenti face aux mutineries qui affectent le secteur, pp 117-119 et 132-133), sans qu’il soit toujours facile de faire le tri entre ce qui tient du strict témoignage et ce qui de l’ordre de l’arrangement proprement littéraire (scène du cimetière de Mourmelon où les croix de bois s’accrochent au voile de la mère en deuil, p 142-147, ou scène des soldats redescendant du front avec des roses au bout du fusil et au casque, pp 153-154) . Chez elle, l’observation de l’immédiat arrière-front n’annihile jamais complètement certains clichés sur les réalités de cette guerre, propres au monde de l’arrière. Clichés d’une civile découvrant la vie de l’avant et clichés d’une intellectuelle qui ne peut lire ce qu’elle voit qu’au prisme des a priori du milieu social dans lequel elle évolue. Elle constate, par exemple, que l’église de Mourmelon n’a pas été bombardée par les Allemands car « elle n’a pas de valeur artistique, ce qui ôte aux Allemands le goût de la détruire. » (p 155). A plusieurs reprises son témoignage glisse sans retenue du côté des racontars douteux. Ainsi en est-il de l’épisode du tunnel du Cornillet qui aurait pris grâce à une attaque au gaz et où les soldats français « blaguaient [et] conservaient leur bonne humeur » en évacuant les corps des soldats allemands en décomposition (pp 233-237).

3. Analyse

Les prémices : l’absence de courrier

La première partie de ce témoignage est centré sur la montée de l’angoisse liée à l’absence de nouvelles entre ce fils et sa mère qui correspondaient très régulièrement : « C’était le 8 mai 1917, un mardi. Il est à peu près dix heures du matin. Depuis seize jours je suis sans nouvelles. Heure par heure, je me les rappelle, ces seize jours d’attente. Ces jours d’une autre existence, d’un autre monde. Ces jours où je ne savais pas encore, où j’approchais de savoir, où la lumière diminuait en moi, affreusement, jusqu’à l’horreur brusque par quoi tout est noir. » (p 11)

Passant par des phases d’espoir et d’angoisse, l’auteure multiplie les lettres qui resteront sans réponses : « Inquiète ?… Mon cerveau n’est pas inquiet. Il nie toute inquiétude. Il ne sait rien. Mais quelque chose qui monte en moi, que j’ignore, qui ne monte pas jusqu’à l’esprit, est déjà désespéré. » (p 19)

« Dimanche… Deux semaines… J’écris, j’écris à tous ceux de mes amis qui peuvent quelque chose peut-être… Je télégraphie, je téléphone… Oh ! sans folie, en des termes mesurés, sages. Je ne consens pas encore à avouer la torture… Qu’on m’explique ce retard, voilà tout… Et j’écris à mon petit enfant, à lui, avec délire : « Réponds… Réponds… » (p 22) Des raisonnements rassurants prennent corps : « Quand je reprends connaissance de l’endroit où je me trouve, appuyée sur le mur, en haut de l’escalier, pour la première fois, j’accepte de formuler une supposition… Prisonnier ?… (…) Et peut-être qu’il a pu s’échapper avant d’être pris. Il est si clairvoyant, si agile, si robuste. » (p 23)

La nouvelle

L’auteure apprend la nouvelle de la mort de son fils par le biais de deux infirmières qui se rendent à son domicile. Un des fils de l’une de ces infirmières, Etienne D. ami intime de Primice, a écrit une lettre à sa mère lui demandant d’aller annoncer la mort de son ami à sa mère. « Sur sa demande [celle de Primice], j’avais pris l’engagement, en cas de malheur, de prévenir sa mère. Mais, par lettre, c’est trop terrible, je ne peux pas, surtout bouleversé comme je suis. Je viens donc te [à sa mère] demander d’aller trouver toi-même la mère de Primice et de lui annoncer le malheur qui la frappe. » (p 28) Suivent les premières indications attendues sur les circonstances de sa mort : « Il n’a pas été défiguré du tout. Son visage était très calme. Ses camarades qui étaient autour de lui croyaient qu’il n’avait rien » (p 29) et le lieu où il repose (plan du secteur, les premières attentions des camarades autour de la tombe, la mise en bière, la récupération des effets personnels).

Auto culpabilité et premier désir de rapatrier le corps

« Je l’ai adoré… Je l’ai adoré… il était dans mon existence comme un cœur est dans la poitrine… Je l’ai veillé toutes les minutes de sa vie. Je pensais à tout… Je n’ai rien fait puisque je n’ai pu empêcher cela. » (p 34)

« Pourtant, presque soudain, dans l’ombre, il me vient un apaisement… il ne monte pas de moi… Je ne l’ai pas désiré… Il ne dépend pas de moi… Le long de mon épaule, un poids léger, impalpable, une présence veut que je n’aie pas tant de mal… (…) Elle m’oblige à céder. Ce n’est pas ma faute, un moment, je souffre moins… Un moment, et c’est tout… Mais il a existé… » (p 36)

« Quand à venir… il ne faut pas y songer… J’irai. Je sais que j’irai. « C’est balayé de tous côtés par les obus… » Est-ce que je peux laisser mon enfant mort sous les obus… Est-ce que je peux laisser les obus le déterrer… l’abîmer… quand la mort lui a épargné cela. Elle m’a réservé ma tâche. » (p 37)

L’auteure fait jouer l’ensemble de ses relations – littéraires et autres (Pierre Loti, un général russe, le colonel W., chef des ambulances russes) pour obtenir l’autorisation d’aller récupérer le corps (voir sur ce site les démarches assez identiques entamées par la famille Verne pour obtenir l’autorisation d’aller se recueillir en mai 1917 sur la tombe de leur fils).

Sa position privilégiée l’autorise à faire intervenir toutes ses relations pour aller récupérer ce corps. Cette quête est relativement brève si on la rapporte au reste de la population des endeuillés (Ce n’est qu’à la promulgation de la loi du 31 juillet 1920 et du décret du 28 septembre que les familles seront autorisées à rapatrier les corps. Cette question avait d’ailleurs été vivement débattue au sein même de la Commission des Sépultures, mise en place par arrêté ministériel du 25 novembre 1918 . Début 1919, un rapport de cette commission avait préconisé un « projet de loi interdisant l’exhumation et le transport des corps des militaires français alliés et ennemis sur le territoire français pendant une période à déterminer. » Un projet de loi en date du 4 février 1919, déposé par le gouvernement, lui avait donné raison. Mais au sein même de cette commission, un vif débat avait opposé, lors de la séance du 31 mai, deux de ses vice-présidents : Louis Barthou favorable au rapatriement et Paul Doumer qui entendait que les corps demeurent à jamais dans les cimetières du front (AN F2 2125). Même après la guerre cette question faisait débat et les multiples interdictions ne parvinrent jamais à mettre fin aux nombreuses exhumations clandestines dont témoigne ici le récit de Jane Catulle-Mendes.

Une intervention familiale paraît décisive : « Mon frère m’apporte une carte d’état-major de la région. Nous la comparons au petit plan que l’a envoyé Etienne D… C’est bien conforme (…) Je demande :

– Une fois à Mourmelon, comment faire ?

– C’est très difficile. Pourtant, sur place, tu trouveras peut-être un moyen.

– Des familles ont dû, souvent, parvenir à ramener leur enfant ?

– Oui, on fermait les yeux… Maintenant, c’est absolument défendu. Il y a eu des accidents, des hommes blessés, tués… Et aussi des erreurs, des abus graves…

– Qui s’en chargeait avant que ce fût interdit ?

– Des brancardiers en général. Mais, dans les régions dangereuses, il n’y a pas de sécurité… ils se pressent, ils peuvent se tromper… Quelquefois, ils ne trouvent pas… On a rendu, à des familles, des cercueils qui ne contenaient que du sable…

– Je serai là.

– Ca vaut mieux…

Il ne doute pas. Enfin, quelqu’un qui ne doute pas… » (p 49)

Elle obtient l’appui inattendu d’un brancardier permissionnaire qui connaît le secteur de Mourmelon et qui lui propose son aide. « Ce même jour, une jeune femme dévouée m’annonce qu’un de ses intimes amis, le Dr M… qui commande le train de blessés où il est maître absolu, se trouvera à Châlons.

– Il pourra peut-être vous aider. Voulez-vous que je lui écrive de venir vous attendre à votre arrivée ?

– Oui… »

Elle obtient finalement par cette entremise l’appui du capitaine V… qui dirige les services de l’état-civil du champ de bataille dans le secteur (pp 51-52)

Les condoléances

S’en suit la mention, citations à l’appui, de nombreux courriers de condoléances émanant du tout-Paris littéraire et artistique. Aux condoléances patriotiques, l’auteure répond : « Personne plus que moi n’a la gratitude, le culte de la patrie. Mais l’enfant c’est aussi la patrie. C’est le tout proche, c’est le plus adoré visage de la patrie. Si l’on m’avait dit : « Choisissez… » non, non, je n’aurais pas pu faire le choix, je n’aurais pas pu condamner mon enfant à mort, même pour mon pays. Que d’autres aient ce stoïcisme… » (p 57) S’ajoutent aux condoléances écrites, les obligations mondaines, pesantes, envers ceux qui peuvent d’une manière ou d’une autre favoriser la quête : « L’empressement du docteur M… ne se ralentit pas. Il me seconde chaque instant (…) Je voudrais fermer les yeux, ne rien dire, surtout ne rien dire… (…) Pour avoir mon enfant je dois me plier à tout… Allons, un effort qui me soulève de cette fatigue… Je parle… Je parle selon le thème qu’on me propose, littérature, philosophie (…) Des sujets dont j’ai l’habitude… Je me rappelle que j’étais complètement absente de ces propos et que j’entendais ma voix sans l’écouter, comme la voix d’une passante qui dit des histoires monotones, dont on ne retient rien… » (pp 84-85)

Le souvenir du disparu

Evocation de souvenirs du jeune homme soldat : au moment de la mobilisation, en permission : « Mais jamais, non plus, elle ne devait me quitter, l’image de tout à l’heure, renversée, si pâle… Chassée de mes yeux, chassée de ma connaissance, elle restait, présence obsédante et pesante, près de l’autre, dans l’obscur de mon être. Pourquoi, pourquoi, n’ai-je pas écouté ces annonciations du malheur… Pourquoi les ai-je écartées de ma conscience… J’aurais dû, au contraire, les dresser devant moi, comme la vérité nue. Je n’aurais dû avoir qu’elles pour conseils et pour guides… Mais qu’aurais-je fait ? » (pp 71-72)

Visite d’Etienne D…

Le 28 mai, l’auteure apprend qu’elle a obtenu le sauf-conduit pour se rendre à Mourmelon. Elle attend un courrier du capitaine V. pour se mettre en route.

Le 1er juin, elle reçoit la visite d’Etienne D., l’ami intime de Primice qui lui avait fait connaître sa mort. Il revient sur les circonstances. La mère lui demande ce que sont devenues les affaires personnelles de Primice. Le soldat se charge de les récupérer et de les transmettre à la mère. Dans ces affaires, un carnet de notes tâché de sang : « Ses dernières gouttes de sang vivant… Je les aurai… » (p 75)

« Y aller »

Les espoirs qu’avaient laissé entrevoir le capitaine V. s’amenuisent. « Rien n’était commencé. Les dernières [lettres] que j’ai envoyées sont restées sans réponse. Face au découragement des proches, l’auteur s’obstine : « Je n’écoute pas. J’attends » (p 76) Elle se rend au ministère de la Guerre pour réclamer les affaires de Primice qui la renvoie vers « un service spécial », rue Lacretelle. « J’y vais. Toujours ce soleil intolérable. Mais j’aurai tout à l’heure, les objets qui étaient sur lui quand il est mort, qui ont absorbé sa dernière chaleur… » (p 77)

Le sauf-conduit ayant expiré, sans nouvelles du capitaine V, elle se met en route, quitte à aviser sur place. Un ami, le commandant Massard, l’avertit qu’à Châlons la consigne est extrêmement rigoureuse et qu’elle devra utiliser un subterfuge : une mission rattachée au service de Santé.

En partant pour le front, sa détermination est intacte : « Ce n’est pas un espoir, ce n’est pas une volonté, ce n’est pas une illusion. C’est un feu fixe, sans raison, sans obstacle. Il m’emplit toute. Il est tout ce qui existe pour moi (…) Récapituler toutes les recommandations qu’on m’a faites… appeler toute ma présence d’esprit… Il faut que je passe. » (pp 81-82)

Elle est accueillie à Châlons par le Docteur M. qui propose, si nécessaire, de la cacher dans son train de blessés jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un moyen d’aller vers Mourmelon. Elle apprend que le capitaine V. est dans la ville et cherche à le joindre par courrier. Dans l’attente d’une réponse, elle parvient à faire prolonger son sauf-conduit. Un mot du capitaine V. l’avertit que le corps de Primice n’a pu être exhumé. Un vague désespoir l’envahit sans toutefois altérer sa ferme détermination : « Mais pas un fléchissement, pas un doute. J’irai jusqu’à lui et je le reprendrai. Que sa pauvre mort reste exposée au sacrilège, c’est seulement cela qui est impossible. Comme quand il était dans mon sein, il n’a que moi. Je ne peux pas plus l’abandonner que si je le portais toujours en moi. » (p 93)

Retournant vers le capitaine qui lui a prolongé son sauf-conduit, ce dernier l’oriente vers Melle de Baye (une des futurs responsables de l’ossuaire provisoire de Douaumont) qui est à l’ambulance militaire de Mourmelon. Jane Catulle Mendes s’y rend enfin.  L’infirmière, nouvellement arrivée dans le secteur, le connaît mal et ne peut lui être d’un grand secours. L’auteure parvient alors à se loger sur place et à y rencontrer le capitaine V. qui a fait ouvrir une fosse dans le cimetière mais n’a pu y faire venir le corps. Cet officier va faire venir les amis de Primice auprès de sa mère.

Entre temps, Etienne D. qui a été mis au courant de la présence de la mère de son ami vient la rejoindre et l’assure de tout faire pour récupérer le corps grâce aux amis communs de la victime. Jane Catulle Mendes se rend chez un menuisier afin qu’il lui assemble un cercueil en chêne. Ce dernier, après hésitation, accepte la commande après avoir demandé qu’on lui fournisse les dimensions exactes de la bière dans laquelle repose actuellement le corps.

L’auteure, qui n’a toujours pas récupéré les effets de son fils, se rend au camp de Châlons, « une petite ville de baraquements en bois », pour y prendre des renseignements. Ces objets viennent d’être expédiés vers la mairie d’arrondissement de son domicile. Au contact des réalités du front depuis quelques jours, l’auteure ne peut s’empêcher de déplorer « cette bureaucratie nécessaire [qui] est loin de nos Morts et de nous. » (p 137).

Le 13 juin, elle se rend sur les indications du capitaine V. dans le cimetière civil de Mourmelon pour voir la fosse dans laquelle pourra être inhumé son fils. Puis elle prend en charge les différentes tâches matérielles nécessaires à cette inhumation : « Penser à tout… Dans la terre, le bois a pu gondoler. Il faut augmenter un peu ces mesures pour que l’emboîtement des deux cercueils se fasse sûrement. » (p 148). Une visite chez le menuisier avec les dimensions du cercueil la déroute : la taille demandée ne permettra pas d’introduire le cercueil dans la fosse… Un nouvel adjuvant arrive, il s’agit du général T. qui la connaît et a eu vent de sa présence. Il l’invite à dîner à sa table. Dans un premier temps, l’endeuillée lui cache l’objet réel de sa présence et prétexte une mission visant à photographier et inventorier les tombes russes. Elle rencontre Marcel N., « ce jeune soldat qui a enlevé mon Primice de l’endroit où il est tombé, et l’a porté au poste de secours. » (p 157). On revient sur les circonstance de sa mort : « Savoir encore… » (p 161).

Le 15 juin, retour chez le menuisier qui finalement accepte de faire le cercueil aux dimensions voulues. Puis il faut prendre contact avec le serrurier qui doit l’envelopper d’une gaine métallique et le plomber. Etienne D. continue les préparatifs en vue de la prochaine exhumation mais un déplacement imprévu de sa batterie annihile les espoirs de la mère. Elle se tourne alors vers les G.B.D. du secteur qui acceptent de l’emmener vers la tombe nuitamment mais les gendarmes stoppent le convoi et lui interdisent d’aller plus loin. « Un seul recours : le général. Ces brancardiers font partie de sa division. Il faut qu’il me donne l’ordre. En lui demandant, je sais le danger que je cours. Je le surmonterai. Je surmonterai tout. Il ne pourra pas me refuser. Aucun être humain ne pourrait me refuser. » (p 183). Le général accepte et entend jouer le jeu malgré les récentes interdictions d’exhumation. Il donne des ordres au capitaine M. qui doit prendre les dispositions nécessaires pour que la visite ait lieu le lendemain.

Le 16 au soir, elle se rend sur la tombe en compagnie du général T. et du capitaine M. Visite brève (« Les genoux enfoncés dans la terre où tu es… Délire d’oubli avec Toi… », p 194)  car les tirs d’artillerie se rapprochent dangereusement.

Le lendemain, « une seule pensée. Le ramener. » (p 197). Ce retour ne pourra s’accomplir qu’ultérieurement car la division commandée par le général T. doit partir au repos. « 25 juin. J’attendrai ces quelques semaines, puisque j’ai ces promesses. » (p 200)

De retour à l’arrière

Le 26 juin, elle quitte le front et rentre sur Paris puis se rend au Havre. Une dépêche la fait revenir sur Paris pour aller récupérer les effets de Primice qui sont revenus à la mairie de son arrondissement. « Devant un bureau, un scribe, accoté à son fauteuil, fume, l’air ennuyé. D’une voix molle, il demande, sans me regarder :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Cet homme, impudent d’attitude, et plein de mauvaise volonté, il détient ces choses sacrées… Peut-être a-t-il pouvoir de m’en priver. » (p 213)

Elle récupère finalement les « reliques » : «  Des chemises, des gilets, des mouchoirs, des serviettes… Au fond, son portefeuille, son porte-cigarette, sa pipe… Ses plaques d’identité, celle qui était à son poignet et celle qui était sur sa poitrine… Sa montre, son petit carnet… Son petit carnet. Les tranches des feuilles, en haut et sur la moitié du côté, sont imbibées d’un rouge un peu sombre. Ses dernières gouttes de sang vivant… Je n’ose pas même y poser mes lèvres. Je les regarde, je les respire… Que mes larmes ne les tachent pas…» (pp 214-215). L’exploration des « reliques » – lettres, contenu du portefeuille – ne se fait pas sans scrupules mais aide à pénétrer et comprendre les derniers moments de la vie du soldat.

De retour au Havre, elle reçoit une lettre du général T. : « … Je suis allé visiter la tombe de votre petit Primice. Elle est en bon état. J’y ai déposé des fleurs de votre part. » (p 222) Une autre lettre du capitaine V. : « J’ai causé avec l’abbé V… Nous sommes bien d’accord. Nous ferons le nécessaire pour tout arranger quand vous serez là. Je vous avertirai du moment exact où vous pourrez demander votre sauf-conduit… » (p 222) « Attendre… Avec ses affaires… Chaque soir, avant de m’endormir je mets contre moi, ses lettres, son carnet. Je m’imprègne de lui. Peut-être quelque chose du mystère de sa vie, passe en moi, survit en moi… » (p 223)

Le 27 septembre, une nouvelle lettre du général : « Nous ne sommes pas dans le secteur, mais nous sommes tout contre. Vous pouvez venir. » (p 228)

Y retourner et l’exhumer

La petite fosse qui avait été creusée dans le cimetière civil de Mourmelon n’est plus disponible. Finalement, le corps sera réinhumé dans un cimetière militaire. Cette nouvelle fosse devra être élargie pour accueillir la bière en chêne qui est prête. Il faut reprendre contact avec le serrurier.

Le capitaine V. s’assure une dernière fois que l’endeuillée veuille bien se rendre sur place et assister, malgré les risques, aux opérations d’exhumation. « J’aurai la force. », répond-elle (p 233). Finalement, seuls la mère, le capitaine et une équipe de brancardiers se rendront au cimetière du front. Le capitaine V. entend ainsi couvrir son supérieur dans ce qui est une entorse grave aux règlements en vigueur.

Le 7 octobre, à la nuit tombée, le groupe se met en route sous la pluie pour le cimetière proche des premières lignes. Les travaux d’exhumation se révèlent pénibles et dangereux. L’état du cercueil imprévisible. Pour parer à tout, on a emmené des bâches. « Les brancardiers travaillent sans bruit. Leurs gestes sont alertes et pieux. Ils ont enlevé le petit entourage de bois, les couronnes. Les pelletés s’accumulent, soigneusement déposées au bord de la petite fosse. Malgré ma volonté irréductible de reprendre mon enfant, j’avais parfois l’émoi secret de ce qu’il peut y avoir de sacrilège à ouvrir une sépulture, même avec tout l’amour, même pour tout le devoir. » (pp 242-243) Au moment de la remontée de la bière, « … Et je ne sais plus ce qui se passe… Vaguement, je sens que le capitaine me dépose, avec précaution, par terre… Quand je reviens à moi, Primice est étendu sur le chemin central, un peu en travers. Je suis contre lui. Mes mains serrent et caressent son cercueil (…) Le voir… Le tenir dans mes bras… Soulever cette planche qui nous sépare… Je ne peux pas… Quelque chose me retient… Quelque chose de mystérieux que je ne dois pas enfreindre… J’obéis… » (p 245)

On rebouche la fosse pour masquer l’exhumation. Le cercueil est particulièrement lourd car une ouverture a permis qu’il se remplisse de sable calcaire. Mais, selon les dires du capitaine V., « ce sable l’a comme embaumé, il doit être admirablement conservé. Il n’y a aucun symptôme de décomposition. J’en suis sûr. J’avais le visage juste au-dessus de l’ouverture. Aucune odeur. Votre Primice est intact. » (p 246) Le corps du défunt est donc entré en odeur de sainteté…

Rapatrié, placé dans une deuxième bière confectionnée par les soins de sa mère, plombé, réinhumé au cimetière militaire, il semble désormais à l’abri des injures de la guerre. Elle a désormais un lieu pour le pleurer, un lieu où l’enfant est définitivement en sécurité : « Ne pas partir encore… Il est là. Je l’ai. Le jour grandit. Le soleil se lève sur sa tête. On m’emmène. Plusieurs fois, je me retourne, je contemple la petite tombe toute blanche dans le soleil levant. » (p 252)

Le livre, second tombeau

Mais après tant d’efforts et de patience déployés pour en arriver là, un vide apparaît : « J’ai sauvé ton corps. Je lui ai donné une petite tombe blanche qu’abrite mon amour. Qu’est-ce que je peux pour ton âme ? Un livre… Lui donner, à elle aussi, une petite tombe, la petite tombe blanche d’un livre (…) Un livre… Quelques mots pour parler de Toi (…) J’écrirai un livre pourtant. Je te le promets. Puisque c’est tout ce que je peux. » (pp 253-254) L’écriture littéraire de ce « témoignage » fait donc indissociablement partie du processus de deuil et participe à son accomplissement complet. L’auteure a recours à des effets stylistiques proprement littéraires, mis  au service de ce témoignage : une écriture elliptique, saccadée, parfois volontairement incohérente, capable d’exprimer la souffrance et mieux dire le désespoir psychologique.

La longue séquence traumatique du deuil : le souvenir du disparu

Le fait d’avoir pu enterrer décemment le fils et d’écrire l’histoire de ce deuil ne sont pas pour autant clôture de la période traumatique et d’auto-culpabilisation : « Des rêves, chaque nuit. Presque toujours mêlés à la Nuit où je l’ai ramené. » (p 263) Dans ces rêves, la mère est présente au dernier instant, juste avant la mort de son fils qu’elle parvient à sauver.

Les objets qui appartenaient au fils reprennent vie avec elle, par elle : « A mesure que les jours s’écoulent, que les jours l’écartent d’elle, je répands de plus en plus, autour de moi, les petits objets qui lui ont appartenu, pour quelle que chose de lui soit encore mêlé à la vie. Il aimait dessiner. Je me sers de ces crayons de pastel pour accentuer la ressemblance de quelques uns de ses portraits. Sa montre est, chaque jour, remontée. Ses coupe-papier tranchent les livres que je lis. Je ne cachette les lettres qu’avec les cachets à ses initiales. » (p 265). Nombres d’indices dans le comportement de cette mère laissent à penser qu’elle s’identifie fortement au disparu et que cette façon de faire l’aide à surmonter sa propre douleur : « Le mêler à la vie. Ne rien oublier de lui. Ma pensée, c’est toute sa résurrection. Quand je mourrai, il mourra une seconde fois. » (p 276)

Le premier anniversaire de sa mort est vécu sur le mode de la culpabilité : la demande de sauf-conduit n’a pas abouti à temps. La publication d’un poème du jeune Primice publié dans la presse, intitulé Les cuirassiers de Reichshoffen, est perçu a posteriori par sa mère comme une annonce de sa destinée tragique.

Le 17 mai 1918, le sauf-conduit arrive enfin. Une visite de la tombe avec le capitaine M. ne la satisfait pas complètement : « … Demain, mon Bien-aimé, je reviendrai seule, longtemps seule… » (p 272) La séparation entre le lieu de sépulture et le lieu de villégiature de la mère est de plus en plus mal vécue : « C’est horrible cette séparation. Comme je les envie, ces coutumes d’Orient qui permettent de garder les morts aimés dans le jardin de la maison qu’on habite, de mêler familièrement leurs mânes mystérieuses à tous les actes de l’existence. » (p 273)

L’offensive du 18 juillet 1918 réveille les craintes. On va se battre aux abords de sa tombe. De longs passages évoquent alors une forme de régression de la mère : il n’est plus question que de Primice enfant ou de Primice bébé. La vie heureuse de la mère et son enfant est sans cesse remémorée comme pour mieux faire oublier l’instant présent et l’absence. S’ensuit une longue évocation des écrits de Primice, de la petite enfance jusqu’à sa dernière lettre, qui permettent d’établir une biographie qui se métamorphose en véritable hagiographie.

L’après guerre

La proclamation de l’armistice n’est pas mentionnée. Par cette omission volontaire l’auteure exprime cette attitude partagée et largement évoquée par une multitude d’autres témoins, lorsque le deuil submerge et parfois dépasse la victoire. Seule une autre date compte : le 23 avril. C’est donc en ce 23 avril 1919, deux ans jour pour jour après la mort du fils adoré, qu’elle se rend sur la tombe de celui-ci. En route pour le cimetière et croisant deux prisonniers allemands en train de rire, elle intime au sous-officier français qui les accompagne de les faire taire : « Jusqu’à ce qu’ils aient disparu, je reste debout entre eux et mon enfant, pour qu’il ne les entende pas. » (p 382)

Elle semble alors entrer dans une nouvelle dimension du deuil, moins personnelle et plus ouverte aux autres : « Personne… Si. Trois silhouettes noires surviennent dans la blancheur crue du soleil et du cataclysme. Ce sont des jeunes filles en deuil, qui marchent lentement, graves, sans paroles, en se tenant le bras. Elles ont l’air de chercher… » (pp 384-385) Le deuil n’affecte donc pas seulement les mères mais aussi les épouses et les fiancées. Un retour vers le Bois noir, ce lieu ambivalent de la première inhumation et du dernier souffle de vie s’avère incontournable.

Les fêtes de la Victoire ont peu de sens. Elle ne se rend pas à la veillée funèbre de la nuit du 13 au 14 juillet 1919 où a été érigé sous l’Arc de Triomphe un immense cénotaphe dressé à la mémoire des morts de la Grande Guerre. Son deuil n’entre pas dans la dimension publique, attendue, il demeure solidement ancré en elle : « Mais Toi, tu n’es pas vainqueur, tu es un Mort. » (p 391) Le 10 juillet, jour de la fête du défunt, elle préfère aux futures commémorations grandioses la présence d’une tombe : « Quelle fête pour Toi ?… Tu ne sens pas plus les ailes de la Victoire au fronton de ta tombe que mes larmes sur ton seuil. » (p 393) Le 23 avril 1920, de retour sur les mêmes lieux, le questionnement butte toujours sur les mêmes inévitables questions : « Pourquoi es-tu mort ? Quelle vérité égale ta mort, quelle vérité est aussi belle que Toi ? « Mort pour la France», qu’est-ce que cela veut dire ? » (p 395)

J.F. Jagielski, novembre 2008

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