Suillaud, Henri (1885 – 1916)

Correspondance Ives Rauzier

1. Le témoin

En août 1914, Henri Suillaud, natif du Morbihan, est marié et réside à Toulon ; rengagé quartier-maître depuis 1911, il est embarqué sur le cuirassé Suffren comme boulanger puis maître-coq. Il fait une première campagne d’août à novembre 1914, puis rejoint Toulon pour carénage. En janvier 1915, il repart aux Dardanelles, et participe pendant toute l’année 1915 aux tentatives pour forcer le détroit, avec une parenthèse en avril-mai (retour à Toulon en escorte du Gaulois pour réparation). Henri Suillaud meurt à 31 ans le 26 novembre 1916 au cours du torpillage du Suffren au large de Lisbonne (653 disparus, aucun survivant).

2. Le témoignage

Ives Rauzier a publié en auto-édition la « Correspondance d’Henri Suillaud » en 2014 (The Book Edition, 204 pages). Le corpus est constitué des lettres d’H. Suillaud, restituées intégralement ou en extraits, du début de la guerre à janvier 1916. Quelques lettres de la famille terminent le recueil, avec des reproductions de cartes postales. Le marin écrit dans un style très oral, avec une orthographe assez phonétique qui a été laissée telle quelle dans la transcription.

3. Analyse

Les publications de correspondances de marins du rang embarqués ne sont pas courantes, et les lettres d’Henri Suillaud sont intéressantes pour connaître sa vie quotidienne en opération, tenter d’appréhender sa perception du conflit et décrire le couple qu’il forme avec son épouse.

Un courrier abondant

Ce marin écrit souvent ; il fait fréquemment le point sur les nombreuses lettres reçues ou envoyées, le courrier est abondant et il est assez rapidement numéroté. La liaison postale est en général satisfaisante, avec à Moudros souvent deux distributions par semaine, les lettres et cartes arrivant souvent par 4 ou 5 à la fois. Au mieux, le délai Toulon – Suffren est de 10 jours, ce qui est rapide pour un cuirassé en opération, la moyenne étant de deux à trois semaines. Avec une escadre française la plupart du temps au mouillage, les servitudes fréquentes avec la France (torpilleurs, paquebots de troupes, cargos de ravitaillement) expliquent cette bonne fréquence. L’auteur donne parfois comme explication à des retards inexpliqués les torpillages de plus en plus fréquents au cours de l’année 1915, ceux-ci entraînant la disparition du courrier concerné.

Le retour à Toulon

Les conjectures, souhaits et hypothèses à propos d’un prochain retour à Toulon sont omniprésents, ils représentent la partie obligée de presque chaque début de correspondance ; ce sont des suppositions sur le besoin de carénage, la substitution du « Jules Ferry » au Suffren, la fin de la mission, etc… Cette « scie » est nécessaire pour ranimer l’espoir de se voir bientôt, et prendre son mal en patience ; ce projet de retour, en permanence déçu, n’empêche pas les conjectures de reprendre à la carte suivante. H. Suillaud emploie aussi beaucoup le mot « gazette » (ou gasette), ce qui à bord veut dire des bruits ou des rumeurs, et il insiste sur la qualité de ses sources d’information [avec autorisation de citation] « n’écoute jamais les gazettes moi je te dirai toute la vérité. »

La campagne des Dardanelles

Au début de la campagne, il est très optimiste, et promet un succès rapide avec la chute de Constantinople. Ce sont des évocations de l’armada dont il fait partie (p. 42, fév. 1915) « chère petite femme rappelle-toi que nous sômmes quelques choses comme bateaux içi » et plus loin «Si tu verrais les bateaux qu’il y a içi tous ces cuirassés et croiseurs et dragueurs de mines et les cargots. Il y a plus de 100 en tout. Et des Ydroaéroplanes les pauvres turques ne sont pas à jour avec nous. ». On constate aussi que, même si de son poste en boulangerie ou à la cambuse, il n’a pas d’informations tactiques précises, l’auteur n’hésite pas à communiquer à sa femme de nombreux renseignements militaires de localisation ou de mouvements de navires rencontrés : la censure ici n’est pas tatillonne ou en tout cas elle n’est pas redoutée. Après les échecs de mars 1915 (3 cuirassés alliés coulés, le Suffren est lui aussi touché avec 12 morts), l’impossibilité de réduire certains forts du détroit, et surtout l’arrivée de sous-marins allemands, l’enthousiasme disparaît. Cela s’exprime crûment en mai (p. 63) « pour nous içi nous sômmes plus si fier que dans le temps avec ces sous-marins. » Plus tard, après presque un an d’opération devant le détroit, c’est un constat d’échec transmis à son épouse (p. 125) : « on disaient bien que les Turcs ne résïsteraient pas longtemps la preuve en ai, voila bientôt un an qui y sont en guèrre, et ma fois le résultat pour nous, aussi en arrière que le premier jour ; »

Le quotidien à bord du Suffren

L’auteur évoque peu le détail de son activité à bord ; lorsqu’ il est boulanger, c’est un travail de nuit pénible et il récupère mal avec le sommeil de la journée, bruyante et chaude. Lors des bombardements réguliers des forts, le navire canonne l’après-midi, et H. Suillaud, passé maître coq, explique les difficultés de son service (p. 49, mars 1915) « Il y a des fois depuis midi jusqu’à 6 heures au poste de combat et à 6 heures, il faut faire manger alors, comment veut-tu que ce soit bien fait, ce n’est pas la peine que je me fait du mauvais sang pour si peut. ». Les distractions à bord ou la camaraderie sont peu abordées ; comme le navire est la plupart du temps à l’ancre à Moudros, il accompagne des bordées à la plage, et il essaie de nager (p. 75) ; le 23 juin 1915, il dit par exemple rester facilement un quart d’heure, « s’est déjà quelque chose. » Y a-t-il eu des abus ? «Je devais encore y aller sur la plâge, mais ces suprîmer le Commandant à trouvé à dire qu’il y avait une centaine de bonhomme qui passaient leurs temps à terre, maintenant ce sera au long du bord comme avant (…). Il mentionne aussi les nombreux malades à bord, avec dysenterie ou typhoïde (p. 90) « c’est un sale pays ».

Rassurer

La description des opérations ou des conditions tactiques du moment est toujours accompagnée de considérations destinées à apaiser les inquiétudes de son épouse. L’auteur était sur la Liberté au moment où le navire a sauté au mouillage en 1911 (plus de 300 morts), il a participé aux opérations de secours, et son diplôme d’honneur est reproduit en fin de volume (p. 31) : « J’ai déjà passé dans un moment bien terrible à bord de la Liberté, et ma fois tu vois je n’ai rien eu. » Par ailleurs, en cas de naufrage, il aura le collier [la bouée de sauvetage], et s’il ne peut pas sauver un homme qui ne sait pas nager, lui il sait « un peu » nager, et ça l’aidera à s’en sortir (p. 72).

Intimité 

H. Suillaud est très épris de sa femme dans sa correspondance, il mentionne sa grande tristesse lors de ses deux départs en août 1914 et en janvier 1915.

p. 31 « Je te dirai que j’ai pleurer beaucoup le soir que je suis rentrer de te quitté si mal oui chère petite femme plus on va plus on s’aime n’es ce pas. » Ce couple épris est sans enfant, et l’auteur mentionne à plusieurs reprises qu’il lui paraît plus raisonnable d’avoir une petite fille seulement la guerre terminée. Après une permission, sa femme s’inquiète pour ses règles et il la rassure (p.82) sur son attitude responsable : « Ne te fais pas pour cela tu les auras les anglais (…) : je te dirai qu’on peut se trompé mais pas moi, car je fais trop attention je ne dors pas sur le rôti (comme Saucas). » [un camarade dont l’épouse est tombée enceinte]. Après quelques mois de mission, les mentions de désir érotique deviennent plus fréquentes (p. 143) « tu me dis que tu à grassi (…) ce qui me fait plaisir, oui j’en aurai davantage pour m’amuser », mais ces allusions de fin de lettre ne prennent pas un caractère envahissant (p.149) « je patienterai encore (…) et ma fois qu’es ce que tu veux, qu’and on en à pas on y pense pas. »

Fin de la mission

La campagne s’achève de manière imprévue au tout début janvier 1916, car le Suffren aborde et coule de nuit un petit transport anglais (les 33 hommes de l’équipage anglais sont récupérés) mais le cuirassé a une voie d’eau et a perdu une ancre. L’auteur raconte qu’il a eu très peur, la cambuse étant située sur l’avant, il a cru à un torpillage (p. 178, janvier 1916) « il fesais nuit j’avais pas quitté la Cambuse sans prendre mon collier de sauvetage mais en arrivant sur le pont qu’and j’ai vu que c’était un abordage j’étais mieux ; j’ai redescendu aussitôt, mais le Suffren à jeter assez de boué et du bois à l’eau pour sauver 1000 personnes ; » Le message qu’il fait passer à son épouse est ici peu martial, c’est enfin la possibilité de rentrer à Toulon (p. 177) : « Enfin cette fois c’est un petit malheur qui nous fait notre bonheur à tous, autrement on était pas parti diçi. »

La dernière correspondance est datée du 16 janvier 1916, et on ne sait rien de son activité ultérieure jusqu’à la disparition du Suffren. Le livre se termine par un petit dossier, avec quelques lettres, des démarches de la veuve pour obtenir une licence de tabac (sans succès), ou la transcription du rapport du commandant Hans Walther, du sous-marin U 52, sur l’attaque du Suffren dans la nuit du 26 novembre 1916 : après l’envoi de deux torpilles, celui-ci décrit une grosse explosion, puis un grand choc sur le sous-marin en plongée ; à la remontée en surface il ne distingue rien (p. 193) « On ne voit qu’un nuage d’explosion que le vent emporte. Je m’explique ainsi l’événement : l’explosion de la torpille a fait exploser le cuirassé qui a coulé instantanément et le sous-marin l’a frôlé pendant qu’il coulait. » et plus loin : « Cherchons pendant une demi-heure des survivants, mais ne trouvons rien. Continué notre route. »

Vincent Suard, décembre 2024

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