Ces choses-là ne s’oublient pas…
Carnets journaliers d’un senlisien (1914-1923)
1. Le témoin
Gustave Beaufort est né à Crépy-en-Valois (Oise) en 1848. En août 1914, il est chef cantonnier de la ville de Senlis : non mobilisable (66 ans), il poursuit toute la guerre son activité professionnelle au service de la ville, en y ajoutant celle de responsable du cimetière. Mutualiste militant, il a un bon niveau de rédaction écrite. Marié sans enfants, l’auteur a de nombreux neveux mobilisés. Les notations du carnet vont jusqu’à 1923, mais les mentions des missions pour la commune s’arrêtent en 1919, ce qui fait supposer qu’il a arrêté sa charge vers l’âge de 70 ans.
2. Le témoignage
René Meissel (préface et établissement du texte) et Philippe Villain (initiative et choix des illustrations) ont fait paraître en 1988, de Gustave Beaufort : Ces choses-là ne s’oublient pas…, carnets journaliers d’un senlisien (1914 – 1923), aux éditions Corps 9, soit 331 pages de texte avec en fin de volume 16 pages d’illustrations, essentiellement photographiques. Le manuscrit est conservé à la Médiathèque de Senlis. G. Beaufort s’est astreint à la tenue d’un journal de guerre, avec mention quotidienne jusqu’à mars 1919 et le texte proposé ici est fidèle à l’original, il a seulement été allégé de redites, comme par exemple à l’occasion d’un travail poursuivi sur plusieurs jours, et de nombreux noms de soldats inhumés en 1918 et 1919 n’ont pas été repris. R. Meissel précise aussi qu’il a rectifié l’orthographe, amélioré la ponctuation, et parfois rectifié la syntaxe, tout en gardant (p. 10) certaines tournures incorrectes qui, restant compréhensibles, « constituent un élément très personnel du style de l’auteur. »
3. Analyse
Le témoignage de Gustave Beaufort est précieux : il restitue méticuleusement la vie d’une petite ville de l’Oise pendant toute la guerre, et sa position de chef des travaux de la commune, en relation directe avec le maire, le met en relation avec le quotidien et les moments exceptionnels d’une cité de l’arrière plongée dans la guerre. Senlis est à la fois une ville provinciale, une cité proche de Paris et un axe routier important : l’auteur voit passer pendant toute la guerre un grand nombre d’unités qu’il mentionne dans ses carnets. Le témoignage est évidemment marqué par l’épisode initial dramatique de l’occupation allemande du 2 au 9 septembre 1914 (avancée extrême avant la Marne). La rue de la République et la gare sont incendiées et le maire Eugène Odent est fusillé sur la plaine de Chamant, ainsi que six autres otages pris au hasard. Le récit de l’auteur abonde en détails techniques, mais cette rigueur descriptive n’empêche pas l’auteur d’avoir un style à lui, fait à la fois de précision, de dignité (il insiste souvent sur sa conception du devoir) et d’humour, ce qui rend le personnage attachant. Même si la modération orthographique et stylistique du texte pour la publication oblige à rester prudent sur ce point, la maîtrise de l’écrit de cet ouvrier municipal en fait un autodidacte accompli : cet homme de devoir sait raconter.
a. Les Allemands à Senlis
L’auteur évoque les heures dramatiques de l’arrivée des Allemands, et il raconte ce qu’il sait de l’exécution des otages, le maire lui ayant demandé de se mettre à l’abri des bombardements peu avant d’être arrêté et fusillé. L’ennemi déclenche volontairement des incendies en ville et prend dans sa progression ce que l’on n’appelle pas encore des boucliers humains. G. Beaufort cite les noms des civils senlisiens concernés (p. 25) et « ils firent marcher ce groupe dans le milieu de la rue et eux étaient sur les bas-côtés, tirant sur l’arrière garde des troupes françaises. ». Lors de l’occupation, l’auteur hérite, en plus de ses fonctions de cantonnier, de la charge de responsable du cimetière, le titulaire ayant été tué par des cavaliers allemands entrant en ville ; le 4 septembre, il se rend au cimetière et « constate qu’on avait amené 13 corps, 10 soldats et 3 civils. » L’auteur décrit longuement l’identification des corps, les blessures apparentes, le lieu où on les a trouvés, et le travail d’inhumation (p. 27) : «Quelques-uns avaient des photographies, soit de leurs pères et mère, soit de leur femme et de leurs enfants. C’était navrant. J’ai passé là des heures bien douloureuses, mais je n’ai pas failli à mon devoir. » L’après-midi se passe à ces travaux d’inhumation alors que toute sorte de troupes allemandes passent de l’autre côté du mur en chantant, « c’était un triste contraste pour la besogne que nous faisions ». Les jours suivant, il décrit les pillages des Allemands dans les boutiques, les cadavres de chevaux épars qu’il doit ensevelir, et les nombreux chiens errants d’habitants ayant fui qu’il attrape et abat à l’abattoir (il décrit sa méthode qui ne les fait pas souffrir). Le 9 septembre la fusillade reprend dans la ville, et il aperçoit des zouaves rue de Paris (p. 33) « Je cours chez moi leur chercher du café que je leur distribue. » Le 10 septembre, des prisonniers allemands sont escortés par un détachement de dragons, et les prisonniers sont hués par les civils (p.34) « Ces pauvres Boches n’ont pas l’air fier », c’est la première mention du terme, elle est précoce mais les carnets ont été recopiés par l’auteur postérieurement (p. 11) « je résolus donc de transcrire mes deux carnets sur un livre d’un format plus grand », le terme Boche a peut-être remplacé Allemand à cette occasion.
b. Missions funéraires
Les jours suivants, G. Beaufort doit notamment faire exhumer de Chamant (le lieu d’exécution) et réinhumer à Senlis les dépouilles du maire et des six otages exécutés, ainsi qu’aller enterrer provisoirement sur place les cadavres de soldats qui lui sont signalés dans les bois. Début octobre, c’est au contraire l’ordre de regrouper les tombes dispersées sur le territoire de la commune, pour ré-enterrer les soldats dans le cimetière de la ville. Ces travaux occupent beaucoup l’auteur et son équipe à l’automne, et celui-ci note consciencieusement dans son journal les identités des soldats et la description des corps ; le 8 octobre, il a exhumé au total 26 corps, très dégradés, sur tout le territoire de la commune. Ce travail est pénible et il remercie solennellement ses aides, qu’il cite nommément (p. 57) : « les hommes courageux qui m’ont aidé à faire cette triste besogne se nomment : etc… ». L’auteur reçoit les familles des tués identifiés, et on trouve ici la mention de scènes qu’on rencontre d’ordinaire à partir de 1918 ou 1919, lorsque le temps long a atténué la douleur. Ici, avec la proximité de Paris, des proches viennent sur la tombe d’un des leurs deux ou trois mois après le début de la guerre. Ainsi par exemple, en novembre 1914, la femme et la sœur d’Adrien Thomas, du 294e RI (p. 80) : «Elles eurent une crise de larmes sur la tombe de leur frère et mari. Ensuite, je les conduisis à la mairie où on leur remit ce que j’avais recueilli sur le soldat Thomas. Sa dame en voyant ces objets tombe en syncope ; on a beaucoup de peine à lui faire reprendre ses sens. Je suis tout bouleversé de voir la douleur de ces pauvres gens. » Plus rares à partir de 1915, ces travaux au cimetière reprennent de l’importance à partir de juin 1918 : avec les offensives allemandes le front se rapproche de nouveau, et G. Beaufort signale régulièrement, jusqu’en 1919, des enterrements de soldats décédés à l’hôpital militaire de Senlis.
c. La guerre vue de l’arrière
L’auteur décrit les unités qui passent à Senlis, ainsi que les Anglais ou les ressortissants des colonies, avec des détails intéressants, ainsi de la mention de la présence des femmes avec les troupes indigènes le 18 août 1914 (p. 17) : « Il passe deux régiments de tirailleurs sénégalais. Ils ont une très belle allure. Il y a de beaux hommes. On les acclame. Ils ont l’air heureux ; beaucoup ont leurs femmes. » et le 28 août (p. 18): « Il passe deux régiments de tirailleurs marocains. On les acclame et on leur offre à boire. (…) beaucoup, comme les Sénégalais, ont leur femme avec eux, portant leur gosse sur le dos. C’est très pittoresque.» Des régiments territoriaux stationnent dans la ville, et G. Beaufort développe de bonnes relations avec eux, comme ici avec des Bretons du 86e RIT. Même s’il est bien plus âgé qu’eux, il s’en sent proche : « Beaucoup se promènent en ville avec des gosses par la main. Cela leur rappelle leurs enfants à eux, qui sont restés là-bas. Ils ont l’air très heureux, les bons gars, de la réception qu’on leur a faite à Senlis. » Cette fréquentation amicale le fait s’identifier à ces territoriaux (p. 92) : « je fais monter un poêle dans le vestibule de la mairie qui sert de poste de police au 85e Territorial [ce doit être le 86e RIT, appartenant à la 85e DIT]. Mes bons Bretons me remercient (…) je les tutoie tous du reste. Depuis la guerre on a pris cette habitude. Du reste en ce moment, tout marche militairement. Étant continuellement avec des soldats, je me considère un peu comme un soldat. » En avril 1917, il découvre l’existence des ambulancières anglaises (p. 239) : « Elles ont une allure très crâne avec leurs habits masculins couleur kaki, et un petit calot sur le coin de l’oreille. Elles sont très acclamées des habitants. »
d. Les travaux et les jours
Aide aux déplacés, réaménagement de l’école, transport de matelas, réfection des chemins défoncés par le trafic important, préparation des hivers… notre narrateur est un homme très occupé, mais il tient au repos dominical (les « c’est dimanche » rythment les carnets), avec repos, promenade avec sa femme et manille en fin d’après-midi avec les copains. Il lui faut aussi trouver le temps de rédiger une importante correspondance avec ses nombreux neveux mobilisés (28 février 1915 p. 124) : «Je n’ai jamais écrit tant de lettres que depuis les hostilités. Cela me donne du tintouin car je ne veux laisser aucune de leurs lettres sans réponse. J’estime qu’il est de mon devoir de leur donner de bons conseils et à bien faire leur devoir de soldat.»
En novembre 1914, il signale avoir témoigné devant une Commission qui enquêtait sur les crimes allemands. Au printemps 1915, le maire lui demande d’être guide pour des excursionnistes parisiens, les cinq guides (1000 visiteurs sur un week-end) devant être choisis parmi (p. 129) « des personnes convenables et des ouvriers ayant resté à Senlis pendant l’occupation allemande. ». Senlis est une belle ville à patrimoine antique et médiéval, mais il n’est pas dupe, et c’est ici une des premières occurrences du tourisme organisé sur les champs de bataille de la Grande Guerre (juin 1915) « Je guide un groupe d’excursionnistes de la Société des Arts et Sciences qui viennent pour visiter les monuments de la ville. Je crois plutôt que c’était pour visiter les ruines, car des monuments ils ne s’en occupent guère ! ». En septembre 1915, l’auteur va, sur la demande du maire, rencontrer Henri Brispot à Chamant. Ce peintre veut réaliser un tableau des derniers moments du maire Odent, avant qu’il ne soit fusillé le 2 septembre 1914. G. Beaufort se fait accompagner par un des otages épargnés, et celui-ci « a retracé devant ces Messieurs toutes les péripéties du drame. » Le peintre prend des notes, fait des croquis, et en novembre il revient faire des études des protagonistes de la scène. Ce tableau est actuellement à la mairie, on peut s’en faire une idée avec une carte postale (mots clés : L’Armarium Odent adieux).
René Meissel et Philippe Villain ont donc eu une idée précieuse en publiant dans une édition soignée ce journal de Gaston Beaufort, un témoignage tel qu’on souhaiterait en retrouver plus souvent, fait à la fois d’apports factuels, de précision et d’humanité.
Vincent Suard, décembre 2023