Avec la piétaille
1. Le témoin
Léon Perrin (1895 – 1988) est né à Bourg-en-Bresse dans une famille ouvrière. Titulaire du certificat d’études primaires, il est appelé en décembre 1914 (classe 15) et combat au 407e RI jusqu’en septembre 1915. Blessé et passé au 53e RI de Perpignan, il est muté au 147e RI de 1916 jusqu’à la fin de la guerre. Blessé plusieurs fois, il est en convalescence lors de l’armistice. Il est démobilisé en septembre 1919.
2. Le témoignage
Léon Perrin a fait paraître « Avec la piétaille 1914 – 1918, Mémoires d’un poilu bressan » à compte d’auteur en 1982. L’ouvrage de 139 pages présente quatre reproductions photographiques. L’auteur explique avoir composé ses « mémoires militaires » à l’aide d’un simple carnet, retrouvé dans un tiroir, et mentionnant des noms de villages, et quelques dates.
3. Analyse
L’auteur, âgé de 87 ans au moment de la parution de ses mémoires, signale qu’il évoque uniquement ce qu’il a vu et vécu, et il présente son ouvrage comme neutre, exempt de pensée politique, mais il précise que son but est quand même de convaincre « de faire en sorte qu’il n’y ait plus de guerre. »
A. Débuts avec la classe 15
L’auteur, appelé en décembre 1914, est instruit au Camp des Pareuses (Pontarlier) avec des conditions rudes (froid et neige), mais il semble ne pas en souffrir, disant (p. 16) « être habitué à faire du travail manuel de force. » Il évoque une manœuvre avec balles à blanc, avec une chapelle comme objectif d’attaque: il y a des caméras qui filment, et chacun a son rôle ; il faut souvent recommencer, avec des « engueulades », quand c’est « loupé » : ces films (p. 17) sont destinés aux civils, ainsi « bernés car croyant que c’est filmé sous de vrais bombardements : il n’y a que la foi qui sauve ! ». L’auteur est engagé avec le 407e RI dans l’offensive d’Artois de septembre 1915 (secteur Neuville-Saint-Vaast). Il participe à une contre-attaque locale, et – le fait est à noter tant la mention en est rare – , évoque une botte d’escrime à la baïonnette (il a des connaissances en combat à la canne et au bâton, p. 40) : « Je réussis à sauter dans une proche tranchée (…), pour me trouver face à un Allemand qui, surpris, tire deux ou trois balles et me manque : je lui bondis dessus en lui faisant faire une vrille à son fusil pour l’en déposseder. Tout hébété, il lève les bras en l’air (…) les copains qui me suivent lui disent « raoust » prisonnier. » Il décrit les durs moments de l’attaque du 25 septembre, avec quatre attaques meurtrières sur deux jours (p. 44), « Dans la matinée [du 26], nouvelle attaque, même méthode, même carnage même résultat : retour dans les tranchées de départ, nouveau recommencement des tirs de notre artillerie, nouvelle accalmie ; il y a des cadavres plein la tranchée et sur le sol. ». Ils finissent par atteindre leur objectif, et il est blessé le 28 septembre par un éclatement au seuil de son abri. C’est un très bon témoignage sur ces combats meurtriers.
B. Quatre blessures
Léon Perrin, engagé sur de rudes théâtres d’opérations (Artois, Somme, Chemin des Dames, bataille de la Marne de 1918), est régulièrement blessé, et le témoignage est intéressant à cet égard ; la gravité est à chaque fois légère ou moyenne, et les hospitalisations sont suivies de convalescence et de changement de régiments, avec au total de plus d’un an à l’écart du front, étant arrivé en ligne en avril 1915 ;
blessure 1. septembre 1915, crête de Vimy, dans son sommeil, dans un abri, rafale de shrapnell, trois voisins d’abri tués ; multiples éclats, hospitalisation et convalescence, retour en ligne en février 1916. Il lui reste des séquelles légères : il mentionne que pendant trois ans, sa femme lui a enlevé des reliquats à la pince à épiler. Cinq mois à l’arrière.
blessure 2. Février 1916, devant Massiges: en ligne, dans l’eau glaciale jusqu’aux cuisses, il obtient (pieds gelés) l’autorisation de se traîner vers l’arrière, avec un fusil comme béquille, salué à son départ d’un « bonne évacuation, françouse ! » venu d’en face (p. 56). Sa convalescence dure 18 jours, mais elle est « interrompue » par son imprudence, il y a des musiciens dans sa salle des 40 « pieds gelés », et l’état du groupe s’améliorant rapidement, ils improvisent des chants et surtout des danses précisément au moment où les majors passent pour la visite… (p. 58) : « Quelle tuile ! j’ai pensé, mais trop tard, que j’aurais pu tirer dix jours de plus. » Il ne revient en ligne qu’en mai 1916. Trois mois à l’arrière.
blessure 3. À Avocourt en janvier 1918, il enterré dans une sape par un éclatement, des voisins sont tués ; il est dégagé après une demi-heure avec une cheville touchée « j’ai le pied de travers ». Guéri, il remonte en ligne en avril 1918. Trois mois à l’arrière.
blessure 4. Pendant les combats en rase campagne de juillet 1918, il a la cheville traversée par une balle de mitrailleuse à Chézy. Il raconte son retrait difficile vers l’arrière, une odyssée de 36 heures avant de pouvoir être secouru. Alors qu’il s’est assoupi dans l’auto ambulance qui l’a enfin pris en charge, il se réveille avec le sourire (p. 123) : « je suis encore une fois bien vivant, sans être trop handicapé, et avec l’espoir que cette guerre sera terminée avant que je sois apte à y retourner. » 3 ½ mois à l’arrière, ne regagne pas son unité avant le 11 novembre.
C. Troubles dans son unité
Abrités dans des baraques Adrian à Wancourt dans la Somme, une violente fusillade de nuit les réveille et quelques balles traversent les parois de leur abri ; (p. 69, août 1916) « Au matin, en sortant, à environ 100 mètres, on aperçoit des cadavres étendus sur le sol. Ce sont des tirailleurs noirs africains de tribus différentes, ennemis chez eux, cantonnés trop près les uns les autres, qui se sont massacrés à coup de fusil et de coupe-coupe. Triste vision ! ». Il évoque aussi l’agitation de juin 1917 sur deux pages (91 et 92), et la rébellion du régiment, « nous refusons les ordres quels qu’ils soient. » Des gradés respectés pour leur engagement au feu essaient de les convaincre, et ce sont deux jours de pleine liberté qui finissent par décider les hommes à reprendre le fonctionnement normal ; ils reprennent la route le 7 juin vers Troissy, mais « nous sommes assaillis par des rafales de balles de fusils mitrailleurs. Il y a quelques blessés sans trop de gravité (…) C’est un régiment qui se mutinait et tirait sur ceux qui ne voulaient pas se révolter. » Il est net que c’est ici le grand repos à la fin juin qui permet au moral de remonter.
D. Mentions diverses
L. Perrin mentionne des difficultés récurrentes pour comprendre des compatriotes, des Bretons de Quimper lors d’une convalescence, les Catalans de son unité de Perpignan, ou encore les Sedanais du 147e RI, son unité en 1916 : (p.60) : « Comme les catalans, ils ont leur patois, souvent à ne pas les comprendre. ». Il signale ailleurs que dans son unité, les regroupements amicaux se font par affinité de situation familiale, les pères de jeunes enfants aiment à se regrouper, pour parler entre eux de leur famille. L’auteur, dans le domaine des permissions, pratique la classique fraude au tamponnage, poussée le plus loin possible avant la déclaration officielle de désertion (deux jours de gagnés à l’aller et deux jours au retour). En première ligne, et isolé sous un feu violent, son caporal est tué devant lui : il envoie ses papiers à la famille et celle-ci l’invite à leur rendre visite à Bézier après-guerre, mais (p. 99) : «après cette guerre, les voyages sont rares, et l’après-guerre de 39-45 a fait oublier beaucoup de choses, même de n’avoir jamais fait connaissance. » En avril 1919, l’auteur débarque à la gare de Lille avec des chevaux que l’armée rétrocède aux cultivateurs de la région. Il participe à cette distribution dans les régions dévastées, « avec souvent pas un arbre pour attacher les bourrins. » (p. 127)
La conclusion d’Avec la piétaille, un document équilibré qui présente un témoignage utile, est désabusée, car Léon Perrin avait pensé ne plus revoir ces « horreurs » (p. 129): « Illusions ! Je n’aurais jamais pensé que l’homme serait assez bête pour remettre cela en 1939 ! » Il dit aussi avoir revu, avec la Résistance, « des horreurs souvent plus cruelles qu’en 14 – 18 », signalant avoir perdu un frère et un neveu morts pour la France dans le maquis de l’Ain.
Vincent Suard, février 2023