Flacher Stéphane (1897 – après 1986)

1. Le témoin

Stéphane Flacher est né en 1897 à Saint-Pierre-de-Bœuf (Loire). Cultivateur, il est incorporé à 19 ans au 3e zouave en janvier 1916. Il est évacué « pieds-gelés »  à Verdun en novembre 1917, et on lit aussi sur sa fiche matricule qu’il a été gazé à Villers-Bretonneux en mai 1918, et légèrement blessé à l’omoplate en août 1918. De ce fait inapte à l’infanterie (gêne au passage de la courroie du sac), il termine la guerre dans l’artillerie (54e RA) en septembre 1919. Il restera toute sa vie cultivateur au hameau de Bois-Prieur, et il a 89 ans lors de la publication de son récit.

 2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42 410 Pélussin) a publié en 1986 ce petit document de Stéphane Flacher, intitulé : Verdun Cote 344, Témoignage de la guerre de 14/18 (43 pages). Le document est préfacé par Emmanuel et Régis Bouttet. L’auteur indique à la fin du récit avoir rédigé ces lignes en 1979.

3. Analyse

Ce court témoignage d’un jeune soldat de la classe 17 est une curiosité. Centré autour d’une mission d’une semaine, une période de première ligne après une attaque locale à Verdun en novembre 1917, ce récit a une unité de temps (six jours), une unité de lieu, ce petit poste à tenir après une attaque réussie, et une unité de condition, l’immobilité dans le froid mordant qui amène la souffrance et le désespoir. Ce format court n’évoque ni les durs combats de Champagne auxquels l’auteur a participé en octobre 1916, ni l’année 1918, pendant laquelle il a fait six mois de combats d’infanterie. L’auteur, qui a 82 ans lorsqu’il rédige ce texte, a prélevé dans ses deux années de guerre cet épisode très court, et ce choix fait ici irrésistiblement penser, en littérature, au genre de la nouvelle.

Le récit raconte, devant Verdun (Samogneux, cote 344), le 25 novembre 1917, une attaque partielle à réaliser par le régiment (3e Zouave). On vit avec l’auteur la montée en ligne, l’assaut, et surtout la tenue du secteur avancé jusqu’à l’évacuation six jours plus tard pour pieds gelés. La narration est réaliste, froide, c’est un triste récit de souffrance, et en même temps le propos est traversé de prises à témoin du lecteur (« avions nous mérité ce sort ? »). L’aspect tantôt désincarné, tantôt théâtral de la narration, à la fois solennelle et empruntant parfois au style religieux, lui donne une résonance très particulière. L’auteur, non « défaitiste », est fier d’accomplir son devoir, mais il tient à souligner la dureté injuste de ce qu’on lui a fait subir.

Au début du récit, les hommes arrivent dans le parallèle de départ, épuisés après un long cheminement ; accablé de fatigue, l’auteur s’endort brutalement, sans se rendre compte que ses pieds reposent dans une profonde flaque d’eau. (p. 8) « Lorsque je m’éveillai, je me rendis compte que mes pieds étaient pris dans une carapace de glace ; ils avaient commencé de geler pendant mon premier sommeil.» Le récit évoque les pensées qui agitent l’auteur juste avant l’attaque, il a caché à sa famille qu’il montait en ligne pour attaquer. Son style devient solennel (p. 10) « La fumée de l’éclatement des obus rendait le ciel bas et noir, comme au Golgotha. Ceux qui allaient tomber pendant l’attaque se doutaient-ils qu’ils vivraient les dernières minutes de leur vie terrestre ? » Les zouaves prennent leur élan, et S. Flacher, en marchant sur le glacis, évoque ses craintes (p. 13) [faudrait-il se battre à la baïonnette ?] « Cette dernière perspective était pour nous la plus terrible et la plus répugnante car l’homme contraint à se livrer à ce combat horrible se rend bien compte que, bon gré mal gré, il descend vers les bas-fonds de la déchéance et de la dégradation humaine.» De fait, les Allemands rencontrés se rendent, et il le mentionne avec un style marqué par l’usage du passé simple (p. 14) : «Ils levèrent tous spontanément leurs bras comme pour nous demander, dans un geste de supplication, de les épargner (…) nous ne leur fîmes aucun mal (…) nous devions respecter leur vie. »

Il décrit ensuite le départ de son capitaine, blessé lors de l’action, celui-ci lui serre la main au passage (p. 15) « Et je crus voir, dans son regard empreint d’une grande bonté, la peine qu’il ressentait de quitter ses hommes qu’il appelait ses amis. » Son remplaçant se présente en leur faisant un discours d’autorité qu’il termine en faisant ostensiblement jouer son pistolet : « Je n’aurai pas de pitié. Le premier qui flanche, je lui brûle la gueule. ». Ce lieutenant l’emmène ensuite avec deux camarades vers une position à occuper, et l’auteur constate en cheminant la présence de nombreux cadavres allemands : (p. 17) « Je détournais les yeux de ce spectacle d’horreur, et une fois de plus je maudissais la guerre, cause de tant de malheurs et de souffrances pour tous ces hommes qui auraient voulu vivre en paix. » Le chef leur donne un petit poste à aménager, et à tenir coûte que coûte, et il ajoute, en s’en allant « vous êtes bien avertis. Le premier qui recule sans mon autorisation, je l’abattrai comme un chien. »   Commence alors une lancinante description des souffrances causées par le froid, mais aussi par la faim, car les trois hommes n’ont pas de réserves, et le barrage allemand empêche tout ravitaillement. Les heures sont interminables, car à la fin de novembre, les jours sont très courts. Les gelures commencent, les pieds gonflent, et les hommes se donnent un répit passager en ouvrant au couteau le dessus de leurs souliers. La deuxième nuit se termine, et  la douleur augmente (p. 22) « Il nous semblait que des mains invisibles, armées de tenailles, nous arrachaient, lambeau par lambeau, la chair de nos orteils. »  La troisième journée se passe encore dans la solitude, personne ne vient les voir, et S. Flacher mentionne (p. 23) « dans notre désarroi, il nous sembla qu’au-delà de notre avant-poste l’humanité tout entière avait sombré dans le néant. » Alors que pendant la nuit, il assure son tour de garde, il se met à pleureur (p. 24) « comme un enfant, longuement, abondamment, en silence pour ne pas éveiller mes camarades. » Son style devient nettement biblique lorsqu’il prend à témoin les mères des soldats (p .25) « Si vous aviez vu vos fils dans ce dénuement le plus complet, votre cœur eût été transpercé par la douleur ! Ils avaient faim et ils n’avaient rien à manger ; ils avaient froid et n’avaient rien pour se couvrir ; ils avaient peur et n’avaient pas d’abri pour se préserver des dangers.» L’ambiance lunaire, sépulcrale, n’en reste toutefois pas moins extrêmement bruyante (p. 26) : « Nous aurions voulu crier notre détresse à la face du monde, mais, hélas, personne ne nous entendrait, le bruit des canons et le sifflement lugubre des obus qui hurlaient sans cesse à la mort, étouffement de nos plaintes et nos cris de désespoir. » La cinquième nuit, l’auteur signale que leurs pieds sont maintenant inertes, devenus comme des morceaux de bois n’obéissant plus à leur volonté. Il maudit la guerre,  liée à la folie des hommes, aux gros industriels qui (p. 28) « y entassaient des fortunes colossales ». Il fait des va et vient entre ce passé, décrit heure par heure et le présent de la rédaction : « N’est-il pas de notre devoir à nous, anciens combattants, qui l’avons malheureusement vécue, de la maudire et de la dénoncer comme étant l’une des plus grandes calamités ? » Le 30 novembre à 9 heure du matin, un caporal vient enfin jusqu’à eux, et leur annonce leur relève. Il n’y a pas assez de brancards et c’est alors la description d’hommes qui se traînent vers l’arrière, rampant, ou s’appuyant sur des fusils abandonnés et ramassés comme béquilles. Ce n’est pas une débandade larmoyante, car (p. 30) : « nous partîmes vers l’arrière en emportant, au fond de nous-mêmes, une grande satisfaction intérieure, celle de n’avoir pas failli aux consignes sévères qui nous avaient été dictées par notre commandant de compagnie. »  L’auteur signale être arrivé au poste de secours, situé au bas d’une pente, en effectuant les derniers cents mètres sur les mains et sur les genoux. Ils sont immédiatement évacués, et lorsque leur véhicule, dans la zone de l’arrière, commence à rencontrer des civils, l’auteur mentionne avoir entendu une femme, parmi un groupe féminin qui se signait à leur passage, dire (p. 35) « ils ressemblent à des damnés sortis de l’enfer. » Le récit se termine, toujours avec solennité, par un hommage aux morts de Verdun, et à des souhaits de paix (p. 39)  « Je terminerai en souhaitant que notre vie d’ici-bas ainsi que notre cher pays de France, ne revoient plus jamais les horreurs de la guerre. »  Une mention à la dernière page qui suit ce récit lunaire, nous ramène brutalement à la lumière, dans un tintement apaisant de cloches, et plein d’odeur des prés :

 « Récit terminé le 16 juin 1979,

Que j’ai écrit, dans sa plus grande partie, en gardant les chèvres »

Pourquoi ce récit, si intense, pour ce tout petit moment de guerre,  qui semble avoir tant marqué l’auteur ? Dans son registre matricule (AD42 1917-1, 247), on trouve, tout en bas de la grande feuille, une petite note collée, tamponnée « rectification », et datée de 1978, ce qui est très tardif pour ce genre de mention : « Pieds de tranchées le 30.11.1917 au Bois des Caures (Meuse)- Évacué- décision n° 191 du Colonel cdt le BCAAM en date du 18.04.1978 »

On proposera l’hypothèse selon laquelle une réclamation administrative de la part de l’auteur, pour faire reconnaître la totalité de son passé militaire, espérant peut-être ainsi une augmentation de sa pension (il a 10% d’invalidité pour sa blessure à l’épaule de 1918), l’a amené à se replonger dans son passé, et de ce fait, lui a fait ensuite rédiger, pour lui et pour nous, ce témoignage original.

Vincent Suard, mai 2022

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