Paruit, Germaine (1900-1990)

14 ans en 1914, journal d’une adolescente

1. Le témoin

Germaine Paruit (1900 – 1990) grandit avec sa sœur Suzanne dans une famille de petite bourgeoisie commerçante, ses parents tiennent à Sedan (Ardennes) un magasin de vaisselle – porcelaine – cadeaux. Ceux-ci maintiennent leur activité commerciale pendant l’occupation allemande, et en décembre 1917 les deux jeunes filles sont évacuées par la Suisse vers la France non-occupée. Les deux sœurs terminent la guerre chez une tante à Dompaire (Vosges) en Lorraine.

2. Le témoignage

Germaine Paruit a tenu un journal durant toute la guerre et sa famille n’en a pris connaissance qu’à son décès ; sa fille, Colette Lubin-Pasquier, en a retranscrit les quatre cahiers qui formaient le manuscrit d’origine. Jean-Michel Pasquier, un des petits-enfants de Germaine, et possesseur actuel du manuscrit, ainsi que sa sœur et leurs enfants, ont décidé de le porter à la connaissance du public. Il a fait partie d’une exposition à Sedan, et d’une publication intégrale et permanente sur internet (14ansen1914.wordpress.com). Le texte, assez conséquent, présente quelques lacunes, des pages ayant été arrachées : il s’agit probablement d’autocensure [entretien téléphonique avec J.-M. Pasquier, avril 2021]. Quelques photographies d’époque en possession de la famille ont été intercalées dans la publication.

3. Analyse

Le journal de Germaine Paruit est un document riche, minutieux, il restitue bien l’ambiance de l’occupation, avec les pénuries, les réquisitions, les différentes brimades subies par la population civile, l’évolution du conflit tel qu’il peut être perçu par les occupés, et globalement les inquiétudes et les espoirs d’une jeune sedanaise. Celle-ci possède un beau niveau d’expression écrite, et sa chronique de l’occupation est animée par un patriotisme constant (« ces sales boches », quand dans son récit elle s’emporte). L’auteure décrit précisément les événements journaliers, elle utilise le communiqué, la presse (elle n’hésite pas à recopier de très longs articles) et les conversations familiales. Le magasin de ses parents est aussi un lieu privilégié pour le recueil de toute sorte d’informations.

À la fin du mois d’août 1914, le père reste pour garder le magasin tandis que Germaine, sa sœur aînée Suzanne, et d’autres femmes de la famille fuient devant l’avance allemande. Elles sont rattrapées à Reims et retournent rapidement dans Sedan occupé. Le magasin intact peut rouvrir, mais le père est à plusieurs reprises désigné comme otage. C’est d’octobre à décembre 1914, comme souvent chez les diaristes nordistes occupés, que les canards sont les plus nombreux et les plus « relayés »; et comme dans beaucoup de ces autres témoignages, Germaine montre assez vite qu’elle n’est pas dupe(23 septembre 1914) : « «On dit que Guillaume, en raison de la mort de ses trois fils (deux à la guerre, un de maladie), a demandé la paix à la France (…). Il est probable qu’il n’y a rien de vrai. » Le monde des informations extérieures n’est pas totalement clos, car la jeune fille cite parfois le Matin, ou décrit longuement en janvier 1915 les Horreurs de Dinant (août 1914), avec des sources évidemment proscrites en zone occupée.

L’année 1915 est assez lacunaire dans le récit, mais on peut trouver quelques mentions intéressantes. Ainsi le terme boche, en janvier 1915, est un « gros mot » et doit être à ce titre interdit aux jeunes filles : « le curé (…) est en colère quand il entend qu’on les appelle « Boches », « Prussiens » ». Il a dit à M. Devin qu’il y a quelque temps, [que] nous l’avions dit quand il a passé dans le jardin à côté de nous. ». Dans l’affaire de la crise des prisonniers allemands envoyés au Maroc, en février 1915, Germaine retranscrit le discours du commandant de la Place, qui justifie aux otages les mesures de rétorsion. La scène lui a probablement été racontée par son père : (16 février 1915) « Messieurs, voilà ce qui se passe au Maroc. Nos officiers prisonniers sont envoyés au Maroc et là, sous l’ordre des noirs, des noirs, ils travaillent tout nu, tout nu. C’est une injure faite à l’armée allemande et nous avons droit aux représailles. [« Quelle bêtise. Et puis ils ne méritent que ça ! »]. Mais comme la population s’est toujours montrée bonne pour nos soldats [« parlons-en ! »], nous n’userons pas de nos droits. »

Le magasin-maison familiale est, semble-t-il, d’assez grande taille, et de nombreux soldats allemands y sont souvent logés en 1916 et 1917. Germaine se plaint du bruit qu’ils font, des serrures du grenier qu’ils crochètent : «ils vont encore aller partout (…) de vrais cambrioleurs ». Un incident, en janvier 1916, se produit pour la troisième fois : des soldats, sans ordre, disent acheter de la porcelaine de prix en promettant de payer, le répétant plusieurs fois, puis, une fois la marchandise emballée, sortent un bon de réquisition. « Maman s’habille vivement pour aller avec eux à la commandanture, papa est obligé de se mettre en travers de la porte pour les obliger à attendre. (…) les soldats se sauvent, les parents réussissent à les faire arrêter par deux officiers qui passaient par là (…) Puis chez le commandant : « Là, ils sont vivement sermonnés par Alexander (Maman le devine à son ton et à l’attitude penaude des deux hommes). » Il reste que ce chef veut baisser les prix de la facture, la faire payer en bon de ville… Cet incident peut illustrer ce qu’est ce régime d’occupation léonin, qui repose en général sur un semblant de légalité, mais révocable à tout moment, selon les circonstances. Une autre mention peut compléter ce tableau d’ambiance, avec les réquisitions « abusives » : (avril 1916) « deux chauffeurs d’automobile sont venus aujourd’hui réquisitionner, et ont été très impolis. Comme nous n’avions pas ce qu’ils voulaient, ils ont regardé partout, ouvert toutes les armoires, maman avait beau se fâcher, leur demander s’ils étaient chargés de perquisitionner, ils continuaient toujours en riant. (…) J’ai regardé bien pendant ¼ d’heure dans la rue pour appeler un officier, aucun ne passait par malheur. Peut-être ne leur aurait-il rien dit, ils paraissent plus polis, mais au fond, ils ne le sont pas plus que ces deux sales types, quand on n’est pas de leur avis.»

Germaine évoque la pitié que lui inspire le spectacle des prisonniers, à cause de leur aspect famélique : ce sont des Russes, qui « ne cessent de nous regarder, espérant que nous leur apportons quelque chose. (…) ils ont l’air bien malheureux. », ou des civils français, déportés dans les Ardennes pour le travail forcé. Elle mentionne des fleurs portées au cimetière : (septembre 1916) « Il y a 55 Russes enterrés et beaucoup de prisonniers civils du nord (Wattrelos, Roubaix…). » Son témoignage direct est précis pour la description du passage à Sedan des prisonniers roumains en janvier 1917. Lorsque passent ces captifs sous-alimentés, les habitants essaient de leur lancer du pain ou du biscuit, «Ils se précipitent tous en rompant les rangs, les Allemands crient, maman a les mains égratignées par tous ceux qui se sont ainsi lancés comme des bêtes qui n’ont pas mangé depuis quelques jours, sur une proie. (…) c’est un désordre épouvantable, ils se précipitent sur tout ce qu’on leur donne. (…) Les Allemands tapent à coup de crosse er de bâtons sur les pauvres Roumains qui hurlent de douleur. Les soldats qui passent s’en mêlent également. Les officier prennent ces malheureux au collet, et les envoient rouler par terre en riant d’un air sarcastique. On ne se possède plus d’indignation d’un pareil traitement. (…) heureusement que les Allemands ne nous ont pas trop bousculés, sans cela nous n’aurions certainement pas pu nous contenir, on bouillonnait. Les gens étaient pâles, les yeux hagards, les traits contractés, beaucoup de femmes pleuraient. On pensait aux nôtres. Ceux qui ont un mari, leur fils ou leur parent prisonnier se demandaient avec terreur s’ils n’étaient pas ainsi traités. Si c’est cela, de la civilisation, qu’est-ce donc que la barbarie ? » L’alimentation est insuffisante, toute la famille maigrit, mais le « ravitaillement américain » et la proximité relative de la campagne permettent d’endurer ces temps difficiles : (9 juin 1916) « Il devient de plus en plus difficile de manger. Nous ne mangeons plus que du riz. Nous qui ne l’aimions pas ! Le pain est mauvais, indigeste. ». La jeune fille vit dans un foyer familial où les relations semblent harmonieuses, et son journal est aussi celui de la vie quotidienne d’une jeune fille sans histoires. Des « trains d’émigrés » sont régulièrement formés pour transférer des civils vers la France non-occupée. Le père n’a pas le droit de partir, la mère veut rester pour l’aider à éviter le pillage, et Germaine et Suzanne hésitent, mais le travail forcé aux champs commence à les menacer sérieusement, et leur mère les inscrit en juin 1917. La description minutieuse des conditions et règlements de transfert (copie intégrale des documents), ainsi que de son déroulement, de la composition des malles à l’accueil en Suisse, forme un document utile pour l’histoire de ce type de transfert.

Après le passage par la Suisse, les deux jeunes femmes passent un mois à Montbrison, où elles doivent attendre la décision des autorités militaires, car elles veulent habiter chez une tante à Dompaire (Vosges), dans la zone des armées. Germaine mentionne la rigueur spartiate de l’hébergement à l’institution « La protection de la jeune fille », mais elle relativise aussi (décembre 1917) : « Dans les autres cantonnements, (…) ils sont mélangés avec des gens de toute sorte qui insultent ceux qui ont des chapeaux. Tandis qu’ici, nous ne sommes pas mal sous ce rapport, c’est déjà cela. » Le discriminant « chapeau » est ici notable, et elle décrit une distribution de vêtements gratuits (21 décembre) : « De tous les gens qui sont là, il n’y a que nous qui avons des chapeaux. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses.». Aussi le 4 janvier 1918, lorsqu’elles retournent à la distribution – à laquelle elles ont droit – « nous y allons toutes les deux en cheveux pour avoir l’air plus misérable. » Le reste de la guerre se passe sans histoires à Dompaire, chez leur tante, et en mars 1918, Germaine mentionne qu’elle a repris 11 kilos. La description de la journée du 11 novembre, minutieuse et colorée, est de grande qualité, et le journal s’interrompt en décembre, sans que les sœurs aient encore pu regagner Sedan. On conclura l’évocation de ce riche témoignage avec un passage qui illustre la précision de sa narration ; elle décrit, le 12 août 1918 à Dompaire, l’arrêt de camions transportant des soldats américains de couleur, il est probable qu’elle n’a jamais vu auparavant de troupes de tirailleurs africains : « J’étais à la salle à manger quand j’entends passer beaucoup de camions. Je regarde par la fenêtre et je vois des gros camions pleins de noirs américains. Ils nous font signe bonjour, nous leur répondons, ils rient et envoient des baisers. Il y a une longue file d’autos qui avancent, quand tout-à coup elles s’arrêtent. L’une d’elle stationne juste devant la maison, les autres un peu plus loin. Il y en a de tout à fait noirs, comme du charbon, d’autres couleur chocolat, des bronzés. Mais ils sont vraiment drôles avec leurs yeux blancs et leurs grosses dents si blanches dans leurs figures noires. Beaucoup descendent de leur camion, il y a des officiers avec des bottes et bien habillés, noirs aussi. (…) Toute la population est en branle, tout le monde dévalise les jardins pour leur donner des fleurs, ils sont si contents ! Et piquent les roses et autres fleurs à leur boutonnière, beaucoup chargent des gamins de remplir leurs bidons avec de l’eau. Ils restent là quelque temps, puis démarrent, nous leur faisons au revoir, ils répondent avec de grands gestes, l’un d’eux dit : « au revoir », nous leur crions : « good bye », et ils répondent ravis : « good bye ! ». »

Vincent Suard juin 2021

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