Née à Vienne en 1868 et morte en 1936 à Mutters, non loin d’Innsbruck, Helene Fürnkranz est une Austro-Irlandaise aisée et instruite, à qui la France tient lieu de patrie d’élection. Son père est issu d’une famille de notables viennois et vit en rentier, sa mère est la fille d’un pasteur irlandais, le couple s’est marié à Paris en 1867. Élevée entre l’Autriche, l’Irlande et la France, trilingue, Helene Fürnkranz se sent très tôt citoyenne d’Europe. Ses écrits témoignent tout à la fois de son cosmopolitisme et de la formation artistique dont elle a bénéficié, à l’instar de sa sœur chanteuse d’opéra.
Selon les souvenirs rapportés par sa petite-fille, Linde Rachel, Helene Fürnkranz s’unit à son cousin germain Wilhelm dans le sud du Tyrol au tournant du siècle. Elle part ensuite s’installer à Bois-Colombes en 1907, avec son époux, son fils Wilson né hors-mariage à Trieste en 1897, et Irène, leur fille, née à Merano dans le Haut-Trentin en 1904, Wilhelm Fürnkranz ayant quitté l’armée austro-hongroise pour embrasser une carrière d’ingénieur chez Westinghouse (société internationale dont le siège se situe en banlieue parisienne). Une deuxième fille, Ève, naît à Bois-Colombes en 1907, une troisième, Mireille, à Aarau en Suisse en 1908. Chargé de la planification pour les usines du groupe, leur père sillonne l’Europe, ses absences sont fréquentes. Helene Fürnkranz assume la direction du ménage avec l’aide de son propre père veuf qui l’a suivie en France, celle d’une bonne originaire du Tyrol et celle d’une nourrice bretonne.
Les renseignements les plus précis – factuels –, dont on dispose au sujet de l’auteure, sa vie et son environnement, sont relatifs à la période où elle est emprisonnée à Garaison, pour laquelle il est possible de croiser les documents conservés aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_88) et les notes de son journal, In französischer Kriegsgefangenschaft. Momentaufnahmen aus dem Leben einer Austro-Boche-Familie in Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrenäen) [Prisonnière de guerre en France. Instantanés de la vie d’une famille austro-boche à Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrénées)]. Ce journal donne l’image d’une famille bien intégrée en France, au moment où éclate la guerre, ce qui ne la soustrait pas au destin partagé par nombre de ressortissants des puissances ennemies : arrêtée, la famille est conduite au camp de Garaison en septembre 1914. Âgé de 72 ans, le père d’Helene Fürnkranz est rapatrié rapidement, le 3 novembre 1914. Helene Fürnkranz, qui aurait pu être rapatriée elle aussi avec ses filles, choisit de rester auprès de son mari et de son fils. Elle et ses filles seront rapatriées dix mois après leur arrestation, le 9 juin 1915. Son époux et son fils, mobilisables, doivent demeurer à Garaison, le père jusqu’au 9 juin 1917 – pour le fils, la date exacte n’est pas connue.
À Aarau, après sa libération, on suit encore quelque temps la trace d’Helene Fürnkranz par le biais des requêtes qu’elle adresse à la Croix Rouge, aux autorités suisses, françaises et autrichiennes. On a connaissance de démarches qu’elle entreprend à Berne et à Zurich pour diverses formalités, d’une convocation au consulat d’Allemagne de Bâle sur ordre de Berlin, mais le restant de sa biographie demeure lacunaire. Elle pourvoit à la subsistance de sa famille en donnant des cours de peinture et en jouant du piano, notamment lors de projections de films muets. On n’en sait pas plus sur ses activités artistiques, et le recueil de contes irlandais qu’évoque sa petite-fille s’est perdu.
Internée au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées, du 7 septembre 1914 au 9 juin 1915, Helene Fürnkranz est une figure exemplaire de ces « écritures du quotidien » qui sont, à partir du XIXe siècle, « bien souvent affaire de femmes » (I. Lacoue-Labarthe, S. Mouysset, Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 35, Toulouse, PUM, 2012). Or, la voix d’Helene Fürnkranz est d’autant plus remarquable qu’outre son journal relevant des écrits du for privé, elle lègue le texte d’une opérette publiée à Aarau en 1917 à compte d’auteur : Im Konzentrationslager – Operette in 3 Akten [Au camp de concentration – Opérette en 3 actes]. Le titre renvoie à la dénomination officielle des camps d’internement administratif durant la Première Guerre mondiale. Même si le terme de « concentration » doit y être entendu au sens originel de regroupement, sans rapport avec les projets d’extermination nazie, la réalité que décrit l’opérette est grave et dément l’idée qu’il s’agirait d’un genre exclusivement léger. Sous couvert de fiction et de divertissement, Helene Fürnkranz s’y autorise une critique plus acerbe que dans son journal. La raison en est sans doute qu’elle fait paraître son texte depuis la Suisse à une date où son mari, et probablement son fils aussi, viennent de la rejoindre : l’auteure n’a plus à craindre de représailles contre eux ; en rend compte sa liberté de pensée, de ton et d’action qui ne faisait qu’affleurer dans les images, prises sur le vif, de 1915.
Il nous manque malheureusement la partition pour appréhender plus finement la filiation dans laquelle Helene Fürnkranz a placé son œuvre, mais la lecture du livret fournit des éléments significatifs. Le principal tient à la légèreté assumée du genre dont la fonction première demeure le divertissement. Si le cadre de l’action est grave (début de la guerre et internement des civils austro-allemands, évocation réaliste des conditions de cet internement, rappelant celle qu’on trouve dans le journal de l’auteure), la pièce est éminemment comique et l’argument fait la part belle aux intrigues amoureuses, juxtaposant à l’histoire des deux protagonistes Heidi et Victor, celle de l’idylle entre le jeune Rolf et la pimpante Parisienne Lolotte, ainsi que les assauts séducteurs du commandant en charge du camp, tour à tour à l’encontre de Lolotte et de Heidi.
Le jeu avec les éléments du Zauberstück, pièce constellée de merveilleux dont le chef d’œuvre de Mozart et Schikaneder, La Flûte enchantée, demeure la quintessence, laisse affleurer la dimension satirique, voire politique du texte d’Helene Fürnkranz. Bien plus que le journal de captivité, l’opérette permet de décocher quelques flèches qui sont autant d’expressions d’un patriotisme revendiqué comme boche. La beauté des Boches est ainsi louée (II, 7), de même que la vertu du combat patriotique (III, 1) ; l’ennemi français est caricaturé en la personne du commandant séducteur qui abuse de son pouvoir et qui est lâche : de manière symbolique, il fait régulièrement son entrée sur scène « par l’arrière » (II, 7 et II, 9), etc.
Tout en misant sur le divertissement et une grande légèreté, l’opérette d’Hélène Fürnkranz n’occulte nullement les problématiques sérieuses, que l’expérience d’une guerre longue de trois ans au moment où le texte est publié, ne permet plus de taire. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteure, en dépit de son parti pris féministe, laisse le dernier mot de la pièce au jeune Rolf qui exprime son désespoir : « Si jeune ― amoureux ― et interné ! ».
Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc
(Tiré de « La Vie parisienne à Garaison », avant-propos, dans Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, texte traduit et présenté par H. Inderwildi & H. Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019)
Finale
Heidi : Liberté, liberté dorée !
Liberté, sois saluée !
Seul qui te perdit
Sait quel est ton prix.
Liberté, liberté dorée !
De tous mes vœux, je t’ai appelée
Quiconque a perdu son cœur pourtant,
Plus jamais ne sera libre vraiment.
Le commandant : Liberté, liberté dorée !
Puissé-je de nouveau être libre !
Libre d’agir, libre d’aimer !
Libre comme l’oiseau de mai !
Lolotte : Liberté, liberté dorée !
Si la mienne pouvait se terminer.
D’être enchaînée je me languis
Je ne rêve que d’un mari.
Rolf : Liberté, liberté dorée !
Moi, tu m’as oublié.
Pourtant, moi seul connais ta portée,
Si jeune ― amoureux ― et interné !
Le rideau tombe.
FIN
(Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019, p. 63-64)