1. Le témoin
Alphonse Courouble (1880 – 1955), né à Villers Guislain (Nord), est fils de brasseur et brasseur lui-même dans la ville du Quesnoy. Huitième d’une famille bourgeoise de dix enfants, il est membre de la Croix-Rouge et organiste de l’église paroissiale. Réformé à la suite d’une blessure à la jambe, il reste au Quesnoy (Nord) alors que sa femme et ses enfants quittent la ville à l’arrivée des Allemands. Le journal s’interrompant en août 1916, on sait seulement qu’il est évacué en Belgique à la fin du conflit et qu’il ne reprend pas sa brasserie complètement ruinée. Il sera ensuite directeur d’école catholique à Croix (Nord) puis à Orchies (Nord).
2. Le témoignage
Michel Decaux, son petit-neveu, a retranscrit le « journal de guerre d’Alphonse Courouble, brasseur au Quesnoy », dans une version non éditée de 65 pages, illustrées de photographies familiales. Le document se présente sous la forme de notes journalières de quelques lignes, écrites entre le 21 août 1914 et le 2 août 1916. Le ton du récit, très hostile aux Allemands, en fait pour son rédacteur une possession dangereuse. Ce document nous a été signalé par M. Decaux, qui possède l’original, à l’occasion du travail sur le journal du poilu Adolphe Courouble, frère d’Alphonse.
3. Analyse
Le journal de guerre d’Alphonse Courouble est un récit fait par un civil de l’occupation d’un gros bourg du Nord par les troupes allemandes, avec la description du comportement des occupants, des événements quotidiens et des diverses misères, pénuries et humiliations endurées par les civils. L’auteur est à la fois brasseur, infirmier civil et organiste à l’église, c’est une petite notabilité locale. Si son sort paraît au départ moins pénible que celui d’autres habitants, et surtout que celui des réfugiés et déplacés, la réquisition des cuivres de sa brasserie finit par le ruiner comme les autres (voir la notice Denisse Albert). Après avoir longtemps espéré être épargné : « Va-t-on brasser chez moi ? Ou tout me prendre plus tard, ou encore bien peut-être ne touchera-t-on à rien. Après tout ce ne serait pas la peine d’être calotin si on devait être traité comme le commun du vulgaire. » (p. 29), son matériel de brasseur est entièrement démonté et emmené : p. 49 « Dieu l’a voulu, je suis ruiné, que sa volonté s’accomplisse. », il est à la fois résigné et indigné, « 1125 kg de cuivre. Avec cela les cochons pourront encore tuer quelques-uns des nôtres. Tas de salauds ! » Le quotidien des occupés est rythmé de bruits les plus divers, de nouvelles invérifiables, comme en octobre 1914, p. 17, « Le docteur Duginant confirme la prise de Metz et Strasbourg et le suicide de 9 officiers allemands, 3 liés entre eux. », ou en janvier 1915, p. 25, « On dit que Douai est repris par les Français. On dit qu’une armée bavaroise se serait rendue au roi des Belges ; Que croire de tout cela ? On en dit tant et on en a tant dit qui n’est jamais arrivé ! Quand je verrai les cheminées et les toits voler en éclat, peut-être commencerais-je à croire à l’approche des Français. ». L’évocation de la défaite prochaine des Allemands revient aussi souvent, il s’agit de se rassurer et de s’encourager mutuellement: 15 novembre 1915, p. 53, « Paraît que les Boches sont inquiets sur leur sort. Tant mieux pour nous. Paraît aussi que réellement ils commencent à claquer de faim chez eux, du moins leurs journaux ont l’air de le dire et les soldats le disent tout carrément : « Oh, malheur la guerre ! femmes, enfants, beaucoup fort faim ! » Heureusement que nous avons le ravitaillement américain !». A. Courouble n’aura de nouvelles de sa femme et de ses enfants, indirectement, qu’en mai 1915, soit 9 mois après leur départ du Quesnoy. Jules Courouble, un frère fait prisonnier à la chute de Maubeuge, permet à la famille de garder contact malgré la ligne de front; il peut communiquer, avec des délais assez longs, avec la zone occupée, il a droit à des cartes de la Croix-Rouge pour écrire en France. Alphonse apprend en juin 1916 la mort de son frère Adolphe tué en Artois en septembre 1915 (p. 62) « reçu une carte de Jules m’annonçant une triste nouvelle : la disparition d’Adolphe (…) sans cesse je pense à lui, à cette pauvre Lucienne et à ses enfants. Quelle situation pour elle… Quelle vie. »
Il déteste ses occupants depuis le début : 18 octobre 1914, p. 16, « le drapeau prussien flotte sur le beffroi. Quelle honte pour nous quand il faut passer en face. Sale loque ; si je pouvais te foutre au fumier. Les Boches chantent à la messe de 9 heures. Je ne veux pas y aller pour ne pas me mêler avec ces gens-là. Alice revient tout en pleurs de cette fameuse messe. » Son journal est sujet, suivant les événements, à des bouffées de colère, par exemple à l’occasion de l’annonce de civils tués en février 1916 à Villers-Pol et Orsinval (p.58) « Grattez le peu de civilisation qui recouvre ces salauds-là et l’on retrouve la brute dans sa hideuse sauvagerie. Il n’y a pas de mots assez forts pour les qualifier. » En face de cette forte hostilité se pose pour lui la question du pardon chrétien, par exemple lorsqu’il évoque l’état de la maison d’une proche évacuée, après le logement de troupes allemandes (p. 58) «Quel tableau ! (…) Toutes les boiseries des placards ont été brûlées, saccagées, les portes elles-mêmes sont défoncées, les serrures arrachées (…) Oh ces Allemands, comme je les hais de les avoir vus de près ! Ah non, cent fois jamais de paix avec ces êtres-là ; une haine éternelle, oui, et rien que cela. Et pourtant, je dois leur pardonner ! Voilà qui est dur, quasi-impossible. »
La réquisition, dès le début de 1915, de tous les jeunes gens de la ville pour servir comme prisonniers civils est durement ressentie, ceux-ci étant d’abord enfermés pendant un mois dans la caserne du Quesnoy, puis affectés à des travaux extérieurs. A. Courouble essaie d’aider Fernand, un jeune protégé de 18 ans, et s’inquiète pour lui « Pauvre enfant ! Heureusement qu’il est pieux ; cela le consolera un peu dans ses peines. » (p. 27). Les victimes des Allemands ne sont pas égales en terme de traitement, ceci tenant au statut social, élément parfaitement intégré par l’auteur mais aussi par les occupants : 8 janvier, p. 24, « Je reprends un peu courage, les docteurs allemands laissent entendre qu’ils réformeraient le plus possible de jeunes gens bien élevés, ne voulant pas qu’ils restent mélangés à toute cette clique. » Cette différence de traitement se concrétise par la promotion de trois jeunes hommes de la bourgeoisie locale à la direction du reste du contingent des requis : « Une petite consolation au milieu de ce deuil général c’est de savoir 3 de mes gens mieux que les autres. Le Commandant a dit à Fernand de choisir 2 jeunes gens pour l’aider [il a été nommé « adjudant des jeunes »]. Celui-ci aussitôt a pris M. Dutrieux et M. Demessine. Ils sont à trois dans une chambre et ont du feu et un lit alors que les autres sont sur la paille, les malheureux ! On vient chez eux chercher leur manger. C’est un soldat allemand qui leur sert d’ordonnance.» (p. 23)
On a vu les sentiments d’hostilité de l’auteur, mais il sait aussi composer : il se rapproche des sous-officiers qui gardent enfermés les jeunes gens, rappelant ainsi «que les relations entre occupants et occupés ne peuvent se réduire au couple victime – bourreau », pour reprendre la formule de P. Salson dans L’Aisne occupée. A cet égard, on peut citer pour finir quelques extraits qui concernent les relations avec le sergent Moltz, responsable des jeunes civils:
14 janvier 1915 « Le soir rebanquet chez les Cossart avec les deux sergents allemands. »
15 janvier 1915 «Re rebanquet ce soir chez Demessine. (…) Le sergent Moltz en profite pour s’épancher le cœur dans celui de tante Alice »
Dimanche 17 janvier 1915 « Bonne surprise en rentrant de la grand’messe. Je trouve mes 3 jeunes gens installés chez moi en compagnie du sergent Moltz. Ils ne devaient venir qu’une ½ heure mais, tout compte fait, le sergent leur permet de rester pour dîner. (…) Bonne journée qui console un peu nos jeunes gens de la vie de prisonniers. »
18 février 1915 « Moltz et Bollinger doivent partir dimanche. C’est dommage pour nous tous car ils étaient on ne peut plus serviables. »
Dimanche 21 février 1915 « Alice remet à Moltz leur photo prise la veille. Il a bien gros cœur en nous disant adieu. On voit qu’il en a plein le dos de la guerre ainsi que tous ses congénères du reste. »
Vincent Suard, juin 2017