1 – Le témoin
Écrivain et peintre, Edward Estlin Cummings est considéré comme l’un des grands poètes américains du XXe siècle.
Né à Cambridge dans le Massachusetts (U.S.A.), Edward grandit dans un milieu culturel aisé. Son père est professeur à l’université d’Harvard, il deviendra ensuite pasteur unitarien. Très tôt, Edward écrit des poèmes. De 1911 à 1916, il étudie à Harvard, où il se lie d’amitié avec John Dos Passos et obtient un Master en anglais. Puis, il étudie la peinture à New York.
À la mi-avril 1917, il s’engage pour six mois dans le « Norton-Harjes Ambulance Corp », un corps d’ambulanciers de la Croix-Rouge américaine, au service des armées françaises. (Les écrivains Ernest Hemingway, John Dos Passos et Dashiell Hammett s’engagèrent eux aussi comme ambulanciers.)
Durant un mois, Edward Cummings et son compatriote William Slater Brown découvrent Paris et apprennent le français en attendant leur affectation. Ils rejoignent la Section Sanitaire Vingt-et-un des ambulances Norton-Harjes, établie à Germaine près de Noyon (Oise). Rapidement, les deux amis se font remarquer par leur comportement non-conformiste et s’attirent l’hostilité de leur supérieur. Des lettres écrites par William Brown sont interceptées par la censure française et les deux hommes, soupçonnés d’espionnage, sont arrêtés par des agents de la Sûreté française. Ils se retrouvent internés dans un camp de triage à La Ferté-Macé, dans l’Orne en Normandie. Pendant trois mois, de la fin septembre à décembre 1917, ils partagent les conditions de captivité des autres suspects, hommes et femmes de diverses nationalités, qui attendent de comparaître devant une commission. Déclaré coupable, William Brown est transféré à la prison de Précigné dans la Sarthe, tandis qu’Edward Cummings est libéré grâce aux démarches entreprises par son père. Celui-ci avait alerté les autorités de son pays et l’ambassade américaine de Paris put retrouver la trace de son fils. En janvier 1918, il est de retour aux U.S.A.
Edward Cummings va se consacrer à son œuvre littéraire, publier de nombreux recueils de poèmes, revenir à Paris, voyager en Europe, en Union soviétique (thème de son livre Eimi) et en Afrique du Nord. En 1952, l’université d’Harvard lui offrira une chaire de professeur.
2 – Le témoignage
C’est à la demande de son père qu’Edward Cummings rédige en 1920 un témoignage de sa détention. Les carnets de notes prises à La Ferté-Macé lui permettent de recréer l’atmosphère de l’énorme chambrée, où vivaient les hommes enfermés. Son récit, The Enormous Room, est publié en 1922 dans une version tronquée (passages supprimés, modification des phrases écrites volontairement en mauvais français). Le succès du livre nécessite un retirage en 1927 et 1929. Une version revue et corrigée est publiée en 1928 grâce à Lawrence d’Arabie. La version définitive paraît en 1934. Au début du texte, Edward Cummings déclare son « goût inné du ridicule » (p. 54) et, de fait, le récit est teinté d’un humour de dérision.
3 – Analyse
Les ennuis d’E. Cummings et W. Brown commencent à la Section Sanitaire Vingt-et-un. Leur chef, un Américain, les met en garde : « Vous, les gars, vous devriez éviter ces sales Français », « Nous, on est là pour faire voir à ces cornards comment on fait les choses en Amérique », et E. Cummings ajoute : « Ce à quoi nous répondions en fraternisant à tout bout de champ » (p. 21-22). Dès la cinquième page, les deux amis sont arrêtés, emmenés à Noyon, puis séparés.
Escorté par deux gendarmes, E. Cummings voyage en train jusqu’à Briouze, dans l’Orne. Le trio termine à pied les treize kilomètres qui les séparent de La Ferté-Macé. « Je voulus qu’on s’arrête au premier café venu afin que je puisse nous offrir un verre. Cette proposition recueillit l’assentiment de mon escorte, qui m’obligea pourtant à la précéder de dix pas et attendit que j’eus fini avant de s’approcher du bar non pas par politesse, bien entendu, mais parce que (j’eus vite fait de le comprendre) les gendarmes n’étaient pas très bien vus par là, et que le spectacle de deux gendarmes accompagnant un prisonnier aurait pu inspirer les habitués de le délivrer » (p. 76).
Arrivé de nuit dans la chambrée non éclairée, E. Cummings est surpris : « Tout habillé, je tombai sur ma paillasse, fatigué comme jamais, ni avant ni après. Mais je ne fermai pas les yeux : car tout autour de moi s’élevait une mer de bruits tout à fait extraordinaires… la salle, jusqu’ici vide et comprimée, devint soudain une énorme chambrée : des cris, des jurons, des rires étranges la tiraient sur le côté et vers le fond, lui conférant une profondeur et une largeur inconcevable et la comprimant en une proximité affreuse. De tous côtés, et pendant vingt bonnes minutes, j’étais bombardé férocement par au moins trente voix parlant en onze langues (je distinguai le hollandais, le belge, l’espagnol, le turc, l’arabe, le polonais, le russe, le suédois, l’allemand, le français – et l’anglais) venues de distances allant de quelques centimètres à vingt mètres » (p. 85-86).
Au matin, il découvre la chambrée, une grande salle dont les piliers semblent désigner un ancien lieu monacal, et retrouve son ami parmi la trentaine de captifs. Il découvre le fonctionnement quotidien du camp, les gardiens et leurs chefs. La plupart des plantons sont des réformés : « C’étaient en effet des réformés que le Gouvernement Français envoyait de temps en temps à La Ferté ou à d’autres institutions analogues pour qu’ils prennent un peu l’air. Aussitôt qu’ils avaient, dans cette atmosphère salubre, retrouvé la santé, on les rembarquait dans les tranchées, pour assurer la sécurité du monde, la démocratie, la liberté, et tout ce qui s’ensuit » (p. 111).
Hommes et femmes sont séparés, chaque groupe ayant son quartier et sa cour de promenade. Certaines détenues sont des prostituées interpellées dans la zone des armées ; d’autres sont des épouses qui, avec leurs enfants, ont accompagné en prison leur mari suspect afin de le rencontrer aux heures autorisées ; d’autres, de nationalité étrangère, telle Margherite une Allemande, sont suspectes (p. 112). Quelques femmes rebelles n’hésitent pas à défier les autorités du camp, quitte à subir de longues peines d’isolement (p. 198-211).
Au fil des jours, le nombre des captifs passe d’une trentaine (p. 120) à une soixantaine (p. 254), âgés de 16 ou 17 ans (p. 216) à 67 ans (p. 255). E. Cummings observe ses compagnons de misère qu’il décrit longuement, et plus particulièrement quatre d’entre eux auxquels il consacre quatre chapitres : le Fils du vent (un gitan), le Zoulou (un paysan polonais), Supplice (un très humble polonais), et Jean-le-Nègre.
Ce qui ressort de ce témoignage, outre les conditions de détention, c’est l’apparente absence du bien-fondé des arrestations, et E. Cummings conclut : « Après tout, qui avait droit à La Ferté ? Toute personne que la police dénichait dans la douce France et qui remplissait les conditions suivantes : (1) être innocente de trahison ; (2) être incapable de le prouver » (p. 148). Il constate que la plupart ne savent ni lire, ni écrire, et ajoute : « Pis encore, la plupart de ces affreux criminels, comploteurs infâmes contre l’honneur de la France, ne savaient pas un mot de français » (p. 148).
Il ironise sur la situation d’un Hollandais, qu’il surnomme « l’Astucieux » : « C’est un joueur né, l’Astucieux – et sans doute que jouer aux cartes en temps de guerre constituait un crime abominable et bien sûr qu’il jouait aux cartes avant d’arriver à La Ferté ; je suppose que gagner au jeu en temps de guerre est d’ailleurs un crime inqualifiable, et je sais qu’il avait gagné au jeu auparavant – et donc voilà expliquée, de façon bonne et valable, la présence de l’Astucieux parmi nous » (p. 168).
Certains captifs essaient de contacter leurs ambassades. Ils écrivent ou demandent à un codétenu d’écrire pour eux. Remises aux autorités du camp, les lettres ne parviennent pas à destination, tandis que le courrier sorti secrètement du camp arrive à bon port (p. 102, 114-115, 221, 253, 275, 359).
En 1920, E. Cummings songe à l’épreuve qu’il a endurée : « Monsieur Malvy, ce très-distingué ministre de l’intérieur, prenait sans doute plaisir à cueillir les papillons – jusqu’à ce qu’on le cueillît lui-même. Un jour je devrais aller lui rendre visite à la Santé (ou dans tel autre lieu de villégiature où on l’aura consigné) et, me présentant à lui en tant que l’un de ceux qu’il avait expédiés à La Ferté, lui poser un certain nombre de questions » (p. 158).
Edward Estlin Cummings, L’énorme chambrée, Traduit de l’anglais par D. Jon Grossman, Christian Bourgeois éditeur, 1978 ; réédition Christian Bourgeois éditeur, Collection Titres n° 10, 2006, 393 pages.
Isabelle Jeger, février 2017