Gertrud Köbner, épouse John, est née à Berlin en 1879. De nationalité allemande, elle résidait en France, à Neuilly, depuis 1906, avec son époux Eduard John, né lui aussi à Berlin, en 1875. D’après le dossier des Archives départementales des Hautes-Pyrénées le concernant (9_R_88), Eduard John était publiciste, un document le qualifie d’ « intellectuel boche ». Le couple avait deux enfants, nés en France. Toute la famille John, ainsi que la mère de M. John, fut contrainte de quitter son domicile dès l’entrée en guerre de la France et arriva au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées le 11 septembre, après un long périple et détour par Flers en Normandie. Le camp de Garaison, installé dans le collège religieux Notre-Dame de Garaison devenu disponible en 1903, faisait partie des camps d’internement dans lesquels le gouvernement français décida de retenir les civils mobilisables, ressortissants des puissances en guerre contre la France ; Garaison était plus spécifiquement dédié à l’accueil de familles. C’est donc toute la famille John qui y fut internée. Le 2 novembre 1914, Gertrud Köbner fut toutefois rapatriée en Suisse, en compagnie de ses enfants et de sa belle-mère, Eduard John, mobilisable, devant rester à Garaison, d’où il s’évada en août 1916. Elle semble être restée en Suisse, comme l’atteste la correspondance qu’elle adressa à son époux en août et septembre 1916 (Eduard John s’étant évadé de Garaison, l’administration française a conservé les lettres à lui adressées après son évasion ; son épouse lui écrit de Lenzburg en Suisse. Cf. dossier 9_R_88 Archives départementales des Hautes-Pyrénées). Gertrud John publia sous son nom de jeune fille, peu de temps après son rapatriement un récit assez circonstancié (214 pages) : Drei Monate kriegsgefangen. Erlebnisse einer Deutschen in Frankreich [Prisonnière de guerre pendant trois mois. Une Allemande en France raconte], Berlin, Kronen-Verlag, 1915). Les extraits de ce récit relatifs au passage à Garaison viennent d’être traduits en français : Gertrud Köbner, Trois mois de captivité. Une prisonnière de guerre allemande raconte, traduit de l’allemand par Hélène Florea, Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc, Alfred Prédhumeau, in Gertrud Köbner, Helene Schaarschmidt, Récits de captivité. Garaison 1914, textes édités par Hilda Inderwildi et Hélène Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur, 2016.
Si Gertrud Köbner apparaît comme sans profession dans la fiche établie par les autorités de Garaison lors de son évacuation pour la Suisse, son récit révèle une observatrice informée et cultivée, familière de la presse et de la vie politique française, engagée avant-guerre dans les mouvements pacifistes ; elle participa en effet en août 1913 à l’inauguration du Palais de la Paix à La Haye et place son récit sous l’égide de Bertha von Suttner qu’elle évoque dès la première page. Dans ce récit, Gertrud Köbner revendique d’emblée sa position de témoin subjectif, porteur d’une vision nécessairement partielle, voire erronée, du fait de son éloignement du théâtre des événements, de son accès restreint aux sources d’information, de sa situation d’Allemande dans le sud-ouest de la France. Ayant conscience d’être un témoin particulier, elle met en avant l’intérêt pour ses compatriotes du point de vue d’une « Allemande en France ». Les pages consacrées à Garaison (p. 179-214) ne représentent qu’un sixième du texte qui privilégie le récit des événements en amont de l’arrivée au camp, depuis l’entrée en guerre de la France et la tentative vaine pour la famille John de regagner l’Allemagne, le séjour à Flers en Normandie et le long périple en train de Flers à Lannemezan, puis en charrette ou à pied jusqu’à Garaison. Gertrud Köbner consacre en réalité les plus longs développements de son journal – les soixante premières pages – à l’entrée en guerre proprement dite ; encore à Paris jusqu’au 7 août, elle parvient à se procurer la presse, dont elle insère de longs extraits.
Ce texte n’est en rien un brûlot anti-français ; vivant en France depuis de nombreuses années, Gertrud Köbner considère ce pays comme sa seconde patrie et le début du conflit représente pour elle un douloureux déchirement : « Telle une décharge électrique, une pensée m’assaille : ici, en ce moment, tu te trouves face à un tournant de l’histoire ! Ce tournant, j’en fais l’expérience en pays ennemi [terme souligné par l’auteure], un pays dans lequel je vis depuis de nombreuses, très nombreuses années et que j’ai appris à aimer de tout mon cœur. Que les sentiments de ce pauvre cœur torturé soient partagés … qui pourrait en douter ! De l’autre côté du Rhin, mes frères, mes parents, tous ceux qui me sont chers, partent servir le drapeau noir-rouge-or et attaquent avec canons, fusils et baïonnettes ceux auxquels je suis attachée de ce côté-ci du Rhin et qui appartiennent à un pays dans lequel je me sentais heureuse et auquel j’associe un nombre infini de beaux souvenirs. » (Gertrud Köbner, Drei Monate kriegsgefangen. Erlebnisse einer Deutschen in Frankreich, Berlin, Kronen-Verlag, 1915, p. 6-7). Ce récit se caractérise par une propension à atténuer la portée des actes d’hostilité des Français à l’égard des Allemands qui se retrouvèrent dans sa situation par le récit de marques de générosité dispensée par des Français, comme l’accueil chaleureux d’une Normande (p. 69) ou l’appel du maire de Flers à traiter les Allemands avec humanité (p. 72). La volonté persistante de ne pas accabler la France se double toutefois progressivement du sentiment d’être une étrangère en France, une « Franco-Etrangère » (p. 31), où Allemand devient synonyme et quintessence de l’étranger, et de l’affirmation répétée de son identité allemande.
Le récit s’achève par un message résolument pacifiste : « Et pourtant, voici qu’au moment où le train me reconduit à Berlin, ma ville natale, mes pensées, nostalgiques s’envolent vers mon second chez-moi, la France, et vers mon mari, resté là-bas. Doucement, tout doucement, mon esprit tisse les fils qui relient le pays des Allemands à celui des Français. C’est alors que s’élève sur l’horizon lointain un timide soleil de novembre, pareil à une pâle lueur d’espoir, un espoir très très faible mais qui pourrait peut-être malgré tout devenir réalité… » (Gertrud Köbner, Trois mois de captivité. Une prisonnière de guerre allemande raconte, Hilda Inderwildi et Hélène Leclerc (éds), op.cit., p. 51).
Hélène Leclerc, MCF, Université de Toulouse Jean Jaurès, mars 2016