1. Le témoin
Clémence, son mari et son fils devant la maison familiale en 1915
Clémence Martin, née Froment, née le 21 juin 1885 à Lubine (Vosges) est la fille d’Adolphe Froment, cordonnier, et de Clémence Marie Louise Nicolle. Elle a trois sœurs, deux aînées et une cadette et trois frères qui seront mobilisés pendant la guerre. D’instruction sommaire, elle a fréquenté l’école jusqu’à 12 ans puis a été élevée par ses parents jusqu’à l’âge de 18 ans. Elle comble son apparente carence en instruction par un appétit de lecture insatiable et servira même d’écrivain public au village. Après avoir quitté l’école, elle travaille comme dentellière à domicile. Elle y fait allusion dans ses cahiers, le 25 janvier 1915 : « Il est évident que nous avons jusqu’ici bien peiné au travail pour avoir le nécessaire que nous avons : que de nuits passées à faire ma dentelle pour acheter soit un lit à l’enfant, soit autre chose d’utile » (page 103). Le 15 janvier 1908, elle épouse à Lubine Ernest-Joseph Martin, garde-champêtre. Elle habite dès lors avec son mari dans un appartement de la ferme parentale, à Lubine, petite commune de 193 habitants à la déclaration de guerre. Le 26 octobre 1908, elle donne naissance à un fils, Fernand, qui décède brutalement le 16 juin 1918 électrocuté par une ligne électrique militaire. Elle est alors enceinte de Renée-Paule-Andrée, qui naît le 20 octobre 1918. Renée, sa seule descendance, décèdera à Dijon le 17 août 2002, sans enfant. Clémence meurt à Saint-Dié le 24 avril 1960, à l’âge de 75 ans, et est enterrée dans son village natal.
2. Le témoignage
NIVET Philippe (Dir.), L’écrivain de Lubine. Journal de guerre d’une femme dans les Vosges occupées (1914-1918). Clémence Martin-Froment. Moyenmoutier, Edhisto, 2010, 365 pages.
Le journal de Clémence Martin-Froment est un témoignage de la vie en France occupée, en l’occurrence dans le village de Lubine, l’une des vingt-six communes des Vosges occupées durablement au cours de la guerre 1914-1918. La partie occupée ne représente qu’une petite partie de ce département : 4,8 %, dans les vallées de la Plaine, du Rabodeau, du Hure et de la Fave, au nord et à l’est de Saint-Dié, autour de la petite ville de Senones. Clémence Martin-Froment choisit de ne pas quitter son domicile lors de l’invasion allemande fin août 1914 alors que « d’autres, les plus riches, vont vers le centre de la France » (page 64). Au cours de la guerre, la commune se trouve constamment à proximité du front mais, dans des Vosges où les combats ne sont pas linéaires, Lubine reste finalement peu concernée par les combats et les bombardements. Dès lors, Clémence va s’ériger en observatrice très attentive de son environnement et noter fidèlement ce dont elle est témoin, se « formant » à la guerre et à ses langages, et renseigner sur les unités allemandes qui se succèdent à Lubine. Son journal est commun à ceux des témoins de la zone occupée ; sont mentionnés les multiples réquisitions effectuées par les Allemands, les difficultés de la vie quotidienne pour les Français occupés, les déportations, ainsi que le sort réservé aux prisonniers de guerre étrangers, russes et roumains. Les cahiers de Clémence Martin-Froment rendent compte également du travail imposé aux habitants. Elle est en effet concernée par ces emplois forcés ; le 13 octobre 1914, elle dit avoir « énormément de travail » (page 76), car elle fait la lessive pour les soldats, la cuisine pour les officiers, travaille aux champs puis, la guerre durant, finit par assumer des tâches normalement dévolues à des soldats voire des pionniers allemands (septembre et novembre 1917), tâche particulièrement pénible : « Les civils n’ont aucun répit, les femmes surtout, c’est à peine si nous avons le temps nécessaire de nous faire à manger, ensuite le travail est toujours fait en trop petite quantité, les routes sont très mauvaises et encore les pierres manquent. Il faudra sous peu les porter nous mêmes par hottes » (page 278). C’est d’ailleurs pendant son absence, au retour d’un travail qui l’a éloignée de sa maison toute la journée, que son fils a eu cet accident mortel. Le journal ne masque pas les affres de l’occupation mais il est assez singulier par ce qu’il dit des relations entre occupants et occupés. Car ce journal atteste la complexité des sentiments à l’égard de l’occupant. Dans les quinze cahiers qu’elle tient d’août 1914 à novembre 1918, elle reconnaît, à plusieurs reprises, la qualité et l’humanité des occupants. Ainsi, le 12 décembre 1914, écrit-elle : « Nous avons eu la visite du lieutenant I[rion]. Nous sommes toujours très heureux de le revoir car nous le comptons comme le meilleur de nos amis. Et quand nous ne pourrons plus le revoir, nous souffrirons de son absence qui nous est précieuse quand bien souvent on n’a près de soi [personne] à qui confier ses pensées » (page 87). L’appréhension qu’elle avait des Allemands lors de l’invasion – le 12 septembre, elle parle « d’épouvante » à propos de la vue d’un officier allemand qui est logé chez elle – s’est estompée peu à peu au contact de l’occupant, comme elle l’écrit le 18 janvier 1915 : « Je n’ai pas pour eux la haine que j’avais avant et au début de cette guerre, car j’ai vu par moi-même que ces hommes avaient comme nous non pas une pierre à la place du cœur, comme je le supposais, mais aussi un bon cœur parfois sensible. Puis, si j’ai du mépris pour quelques-uns, j’ai à témoigner beaucoup de gratitude vis-à-vis d’autres, et si toutefois il y avait des blessés des leurs, je ferais tout mon possible pour les soigner de mon mieux, et tout mon dévouement serait à leur entière disposition, et ce serait payer par là une part de ce que je dois à certains. Ensuite, presque tous sont pères de famille et sont bien loin de l’affection des leurs. Bref, la guerre me les a faits apprécier à leur juste valeur, et j’ai été heureuse de le constater » (page 100). Elle reprend ces thèmes à plusieurs reprises car, et c’est l’apport de ce témoignage, Clémence Martin-Froment brille par son honnêteté et sa franchise ; ce sera aussi sa perte. C’est en effet à cause de son témoignage, imprudemment communiqué à l’un des officiers qu’elle côtoie qu’elle va connaître après guerre l’épuration de la collaboration de la Première Guerre mondiale. En effet, des extraits de ses carnets, concernant les années 1915 et 1916, paraissent en « feuilleton » dans neuf numéros de La Gazette des Ardennes, en février-mars 1917, sous le titre Fragment du journal d’une « occupée », avec cette présentation : « La Gazette commence ci-dessous la publication de quelques fragments du journal d’une Française habitant dans une petite localité de la Lorraine française envahie. Ne disposant pas de la première partie (1914) du manuscrit, nous sommes, à notre regret, obligés de commencer par les notes écrites en février 1915 » (page 28). Bien entendu, les Allemands ne publient que les passages qui leur sont favorables pour appuyer leur propagande, ce en tronquant les citations, car, dans d’autres passages de ses cahiers, elle ne cesse de se proclamer bonne Française et de souhaiter que la paix à laquelle elle aspire constamment. Ainsi, ses ennuis commencent quelques mois après la libération du territoire, au printemps 1919. La gendarmerie de Provenchères-sur-Fave, informé qu’un feuilleton du journal La Gazette des Ardennes avait relaté au jour le jour des faits relatifs aux événements de guerre de Lubine ouvre une enquête dans cette commune et identifie aisément Clémence Martin-Froment. L’enquête est donc ouverte pour intelligence avec l’ennemi. Mais l’instruction fera apparaître que la jeune femme « n’a pas sciemment collaboré à la Gazette des Ardennes en y faisant publier, sous forme de feuilleton, ses mémoires (page 36). Après plusieurs renvois et compléments d’enquête, c’est finalement le 20 juin 1921 que la jeune femme comparaît devant la cour d’assises des Vosges. Malgré un réquisitoire sévère du procureur de la République Valade, elle est acquittée après seulement cinq minutes de délibération du jury et remise en liberté.
2. Analyse
Ce témoignage, continu pendant toute la durée de la guerre (du 31 juillet 1914 au 17 novembre 1918) renvoie à l’épuration effectuée, après l’Armistice, par les autorités françaises. Mêlant un esprit acéré de l’observation de son quotidien à des pages parfois empruntes de littérature et de romantisme, c’est le premier journal de guerre entier de femme publié dans la zone envahie des Vosges. Rapporté au reste de la France envahie, peu de civils vosgiens se sont en effet trouvés enfermés derrière le no man’s land sous la domination allemande et nombre d’entres eux ont été déportés soit en 1915, soit en 1918. Dès lors, les témoignages déjà publiés sont le plus souvent incomplets sur la totalité de la durée de la guerre. Lubine est l’une des communes les plus éloignées de la ligne de front dans ce territoire. Dès lors, Clémence n’est pas directement menacée par les actes de guerre. Son témoignage en est en quelque sorte pacifié et influencé par cette situation : il est à la fois égocentré sur son expérience de guerre – vécue comme une expérience de captivité – et tourné vers l’observation fine de l’occupation allemande. Forgée à l’enclume de la guerre, elle en devient au fil des mois une remarquable experte de l’armée allemande. Jean-Claude Fombaron, spécialiste de cet aspect, confirme en tous points les observations qu’elle effectue sur la présence des troupes, leur composition et leurs mouvements. Clémence Martin-Froment est ainsi l’un des meilleurs témoins civils de la Grande Guerre dans les Vosges occupée. L’autre apport à l’historiographie est celui du premier ouvrage qui traite de manière aussi complète de l’épuration de la collaboration de la Première guerre mondiale en France en utilisant un corpus cohérent, carnet de guerre et archives judiciaires complets, et continu de 1914 à 1921.
Bibliographie comparative sur l’occupation dans les Vosges décrite par les témoins
VILLEMIN, André, Senones, une ville vosgienne sous l’occupation allemande. Journal de guerre de l’abbé André Villemin. 1914-1918. Saint-Dié-des-Vosges, Société Philomatique Vosgienne, 2002, 191 pages.
ELARDIN, Jules, Chronique de l’occupation allemande à Senones. Guerre 1914-1918. Œuvre posthume. La Petite-Raon, Elardin, 1927, 290 pages.
Masson (Louis), Mes souvenirs de 1914 (I), Saint-Dié, Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1987, p. 23-42.
Masson (Louis), Mes souvenirs de 1914 (II), Saint-Dié, Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1988, p. 12-40.
Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011