Source de l’image : Collectif, La Chapelotte, SPV, 2004, p. 172.
1. Le témoin
Augustin-Gabriel-Marie Bruté de Rémur est né à Rennes le 18 mars 1852. A 18 ans, il s’engage pour la durée de la guerre de 1870-1871. Il la termine avec le grade de lieutenant dans un bataillon de chasseur, mais la commission de révision des grades le rétrograde sergent. Il est admis à Saint-Cyr avec le rang de 188e sur 304 et en sort 56e. Le 1er novembre 1874, il est sous-lieutenant au 6e BCP (Embrun) et en mars 1879, lieutenant au 10e BCP (Saint-Dié). Diplômé de l’école supérieure de guerre, il est d’abord détaché à la brigade topographique d’Algérie, puis est nommé capitaine au 28e RI en 1884 puis au 47e d’infanterie (Saint-Malo) en 1892. Chef de bataillon au 148e RI (Verdun) deux ans plus tard, le 6 avril 1897, il est alors commandant du 25e BCP (Saint-Mihiel) puis lieutenant-colonel commandant du 173e d’infanterie (Bastia) en 1901. Le 27 septembre 1906, Bruté de Rémur est nommé colonel au 39e RI ; il y succède au général Sarrail promu directeur de l’infanterie. Il est mis à la retraite le 18 mars 1912 et demeure à Boulogne-sur-Mer. Lorsque la guerre éclate, il obtient le commandement de la 152e brigade dans les Vosges. Il quitte les Vosges à regret le 25 mars 1916 pour prendre, avec le grade de général, le commandement de la 194e brigade. Il a alors 64 ans. Le 19 février 1917, envoyé en congé de repos puis atteint par la limite d’âge, il est placé dans le cadre de réserve. Il décède à Rennes le 16 juillet 1944.
2. Le témoignage
Bruté de Rémur, Augustin (général), Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – la Forain – la Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – la Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.
Après quelques semaines d’inaction, le général Bruté de Rémur parvient, bien que déjà âgé – il a 62 ans -, avec d’inouïes difficultés, – son hagiographe et préfacier de Raymond Duguet rappelle qu’il fut notamment sali par l’affaire des fiches – à être affecté au commandement de la 152e brigade d’infanterie de réserve alors dans les Vosges. C’est un secteur qu’il connaît bien pour y avoir été affecté dans sa carrière de chasseur à pied et surtout pour en avoir dressé plusieurs analyses de doctrine militaire. Il arrive à Saint-Dié le 23 septembre 1914, alors que le front se cristallise. Il va dès lors s’ériger en historiographe de cette grande unité, rapportant de manière précise les opérations militaires et les petits faits révélant sa proximité avec les hommes. Il consigne aussi ses impressions et ses critiques, parfois violentes des incompétents, même s’ils sont ses supérieurs.
Ainsi débutent ses souvenirs, presque jour par jour, de 20 mois de guerre de montagne, de la vallée de la Plaine à La Fontenelle. Rapidement, l’extension du front l’amène sur les hauteurs de la Chapelotte, qui vont devenir le point de friction le plus violent, d’abord sur terre, au début de 1915 puis sous la surface, dans une guerre des mines qui atteindra à cet endroit la plus grande profondeur rencontrée sur l’ensemble des fronts. Mais les différents secteurs intermédiaires n’en seront pas moins des lieux de mort, de la cote 675, face à la Mère-Henry, à la Forain et au Palon.
Après avoir tant donné de sa personne, poussé à l’organisation formidable des fronts de montagne et dirigé ses hommes au feu, il quitte le secteur peu avant sa brigade, qui recueillera sur d’autres fronts « des lauriers peut-être plus sérieux, mais aussi, hélas ! plus coûteux » (page 110). Le 5 avril 1916, il est nommé au commandement de la 194e brigade territoriale et part pour la Somme pour une autre guerre qu’il n’a pas relaté.
2. Analyse
Voici un excellent ouvrage de souvenirs, véritable historique de brigade dans un secteur si peu étudié par la littérature de guerre. Le témoignage est précis, tant dans les lieux que par les faits de guerre évoqués, petits ou grands et l’auteur fait montre d’un franc-parler parfois violent et critique, notamment des « stratèges en chambre » mais aussi de ses subordonnés comme de ses supérieurs. Il présente l’attrait d’une vision non conventionnelle, juste et même novatrice de la guerre à ce grade ; ne considère-t-il pas que la bataille doit être traitée comme une « affaire commerciale » (page II) ? La verve du général narrateur est inaccoutumée et la note de politique générale (page 33), qui fait tâche dans le court du récit, ne parvient pas à minorer cet excellent témoignage vosgien. Après que le préfacier déjà cité rappelle « la vie quotidienne du soldat dans la tranchée, avec tout ce qu’elle a tour à tour de monotone, de dangereux, d’imprévu, de compliqué, vie dans laquelle l’héroïsme reste le plus souvent obscur, dans laquelle on marche à la mort, sans phrases, dans laquelle on survit sans trop savoir comment ! » (page II), le général Bruté de Rémur ajoute sa pierre. Certes, l’officier souscrit lui aussi d’abord à l’espionnite : « Malgré le calme dont nous jouissons, qui permet de mieux étudier ce qui se passe, on se sent environné d’espions ; il n’y a pas de soir où, à la tombée de la nuit, des fusées lancées en arrière de nos lignes ne renseignent l’ennemi sur nos positions et nos mouvements » (page 17), ou à la rumeur : « Le soir du 4 décembre, une de ces tranchées (…) nous est reprise par l’ennemi, grâce au stratagème que voici : vers 18 heures, une soixantaine de soldats allemands, déguisés en soldat français, ayant réussi, on ne sait comment, à traverser notre première ligne (le terrain très boisé facilite la chose), se présente devant l’ouvrage ; c’est l’heure de la relève, nos hommes, les voyant venir de l’arrière, les laissent approcher sans défiance ; mais, arrivés à quelques pas, les Allemands se jettent sur eux, les assomment à coups de crosse, et les enterrent dans la tranchée qu’ils comblent. » (page 31). Mais il est attentif à l’état sanitaire de ses troupes, aux « excès de fatigue », y compris des « officiers et sous-officiers qui, jusqu’ici [février 1915] avaient bien supporté la campagne, accusent maintenant un peu de dépression ; j’ai dû en évacuer plusieurs qui sont rendus, finis ; les soldats tiennent mieux. Je ne néglige d’ailleurs rien de ce qui peut contribuer à les maintenir en bon état » (page 41). Bruté de Rémur va d’ailleurs à ce propos favoriser les « secours religieux et moraux » (page 42), y compris « grâce à la générosité de ma famille et de mes amis, j’avais pu pourvoir les plus nécessiteux de laine les plus indispensables ; en même temps, j’avais sollicité l’aide de nombreuses œuvres et sociétés de secours » (page 42) et visiter ses ambulances, dont il se fait « un devoir » (page 55). Il n’en n’est pas toutefois toujours ainsi ; au cours d’une attaque de l’ennemi, et pour « que le désordre ne se transforme pas en panique (…) le lieutenant-colonel Hatton et son adjoint, le capitaine Moulut, se jettent au-devant des fuyards ; par leurs cris, leurs objurgations et à coup de trique, ils leur [les soldats] font faire demi-tour » (page 48). Sur ce point, il tente, comme nombre d’officiers, de ne pas envoyer à la mort ses soldats : « La préparation d’artillerie n’ayant donné aucun résultat, je décide de ne pas déclencher l’attaque et, de mon P.C. de la Croix-Charpentier, j’en rends compte par téléphone au général commandant la 71ème division. Mais sur l’ordre de celui-ci, l’opération doit être reprise. (…) Que de vies inutilement sacrifiées. Du moins, j’ai conscience d’avoir fait tout ce qu’il m’était possible pour m’y opposer, mais je ne connais rien de plus pénible pour un chef que d’être obligé de défendre la vie de ses hommes contre les folies inconscientes ou criminelles de certains stratèges en chambre qui ne connaissent rien du terrain ni de la situation. Lancer des hommes contre des retranchements solidement organisés, alors que notre artillerie, plus dangereuse pour nous que pour l’ennemi en raison de la zone boisée où nous sommes, n’a pu préparer leur attaque, que les tranchées de l’adversaire sont intactes, ses mitrailleuses au complet, que l’assaillant ne dispose d’aucuns moyens matériels pour se débarrasser des réseaux de fils de fer et crever le toit des tranchées (car nous n’avons ni cisailles suffisantes, ni grenades), c’est un véritable crime, c’est celui qu’on m’a fait commettre deux jours de suite et que je ne veux plus renouveler » (page 51). Dans cette affaire, devant un général Dubail qui, lui-même « n’admet aucune objection » à ses ordres d’attaques inutiles, Bruté de Rémur parviendra à conserver son commandement ; d’aucun, tel le colonel Keller, y laisseront leur commandement. Et Bruté de Rémur de conclure : « le grand coupable en tout cela, c’est le communiqué officiel ; chaque commandant d’armée veut avoir quelque chose à y mettre » (page 53). L’officier rapporte cette guerre pour le moins étonnante que l’on fait dans les Vosges, dans le secteur de La Chapelotte : « nous sommes dans une situation bizarre, restés accrochés depuis le 27 février à des rochers, à une vingtaine de mètres de nos adversaires qui nous jettent des cailloux, des bouteilles ; des paquets de journaux boches et souvent essayent d’engager la conversation. Dernièrement, à l’occasion de la prise de Przemysl, le général de Division, à l’instar de ce que font les Allemands quand ils ont un succès quelconque, avait prescrit de pousser des hurlements dans les tranchées. « Oh ! la ferme ! » cria un Boche d’un des ouvrages en face de nous ; celui-ci avait certainement pratiqué l’argot parisien » (page 61). Plus loin, d’ailleurs, « des Lorrains annexés qui ne nous veulent point de mal, au contraire : parfois leurs sentinelles toussent pour nous avertir de nous cacher ; l’autre jour, c’était un de nos officiers qui, dînant à une petite table devant sa casa, voyait tomber un petit caillou dans son assiette, manière de le prévenir qu’il était en vue. Mais les pauvres gens jouent là un jeu dangereux. Parmi les mieux attentionnés à notre égard se trouvait un nommé Harmand, très connu de nos chasseurs : quand il prenait la faction, il les prévenait qu’ils n’avaient rien à craindre ; parfois aussi, avant de la quitter, il leur disait : « Attention, celui qui va me remplacer est un mauvais bougre ». Ses amabilités ont fini par être connues des Boches et ils l’ont fusillé » (page 69). Le général confirme l’accord tacite des artilleurs français et allemands à ne pas tirer sur les localités de chaque côté du front : « Dans cette région vosgienne, nous vivons sous un régime particulier et bizarre : de part et d’autre de la ligne qui sépare Allemands et Français, les troupes sont cantonnées dans des villages, et, sans s’être donné le mot, les deux adversaires semblent avoir pris pour règle d’épargner ces villages et de ne porter leurs coups que sur les maisons ou hameaux fortifiés ou sur les ouvrages de défense » (page 62). De tels exemples peuvent être multipliés à l’envi dans cet ouvrage où Bruté de Rémur nous donne à lire une fresque courte mais dense de multiples tableaux d’un intérêt technique voire anthropologique considérable.
Bibliographie de l’auteur
Etude sur les Vosges, Paris, 1888, 67 pages
La défense des Vosges et la Guerre de Montagne, Paris, Dubois, 1890, 55 pages.
Les Vosges en 1870 et dans la prochaine campagne, par un ancien officier de chasseurs à pied, Rennes, H. Caillère, 172 p.
Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – La Forain – La Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – La Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.
Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011