1. Le témoin
Dans la famille Lugand, on est douanier de père en fils depuis des générations. Fernand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux (Ain) d’un père préposé aux douanes et d’une mère modiste et lapidaire. Après le service militaire, effectué de 1909 à 1911, il se marie et devient douanier à Lajoux (Jura). Lors de la mobilisation, les douaniers doivent rester à leur poste et il n’arrive au front qu’en juin 1915, au 7e BCA, dans les Vosges, secteurs chauds de l’Hartmannswillerkopf et du Lingekopf où il est gravement blessé au coude et au flanc le 24 avril 1916, blessure qui lui vaut d’être rayé des cadres militaires. Il avait été nommé caporal fourrier en novembre 1915, et sergent fourrier en février 1916. Il reprend ses fonctions d’avant la guerre et termine sa carrière à Chambéry. Arrêté par la Gestapo en janvier 1944, il est relâché peu après. Il meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie).
2. Le témoignage
Fernand Lugand a rédigé ses mémoires pendant l’hiver 1934-35 à partir de notes qui n’ont pas été conservées. Il s’agit d’un texte adressé à sa fille, alors âgée de 16 ans. Cette remarque est importante pour en comprendre le ton. La publication résulte d’un travail collectif des descendants : Fernand Lugand, Carnets de guerre d’un « poilu » savoyard, présentés par Xavier Charvet, préface du professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2000, 158 p., avec des photos, des croquis de localisation et les dessins de divers chargements de mulets.
Le préfacier estime que le témoignage de F. Lugand rejoint celui des combattants : s’il a tenu, c’est pour « la défense de son pays, de sa patrie ». En ce qui concerne « les combattants », il faut inviter à lire les autres témoignages. En ce qui concerne notre chasseur alpin, il est bien évident qu’il n’était pas antipatriote. Mais X. Charvet me paraît plus près de la vérité lorsqu’il écrit que Fernand était « tiraillé en permanence entre l’espoir et le désespoir, conforté par le courage des autres ajouté au sien, confronté à sa peur intime ôtée de la vue des compagnons d’armes ». Dans le texte de Fernand, une des rares allusions à la Patrie se trouve au début du témoignage, lors du départ pour le front, et il s’agit d’une formule rhétorique : « Nous allons offrir notre sang et notre chair pour la défense de la Patrie. » Ensuite, lorsqu’il fait part de ses réflexions sur la guerre, il signale que tous ses camarades « aspirent au même but : la Paix », sans parler de victoire de la Patrie (p. 51). Plus loin, chacun implore « le Tout-Puissant d’intervenir pour mettre un terme à ce carnage indigne de l’humanité » (p. 121). Il termine en souhaitant « que cette folie guerrière n’étende jamais plus ses griffes sanglantes sur notre pauvre humanité ».
3. Analyse
La découverte des hommes du front par le douanier nouveau venu est édifiante : ils sont modestes et fraternels ; les officiers répondent à ce modèle : « il est grand, il est beau, il est fort et son allure est superbe » (p. 50-52). Fernand reçoit le baptême du feu le 10 juillet 1915 : il décrit la préparation d’artillerie et la sortie des chasseurs, fauchés par les mitrailleuses (p. 54). Dans les Vosges, le relief lui permet quelquefois d’assister, de haut, à une attaque (par exemple en juillet 1915 sur le Reichakerkopf). En décembre, sur l’Hartmannswillerkopf, il a une vision large de la bataille et, en même temps, la possibilité de voir le sang ruisseler et d’entendre les « han ! » et les râles du combat au couteau, ce qui rend cette dernière partie du témoignage peu crédible.
Un matin, comme il est très bon tireur, il a la possibilité de tuer un Allemand qu’il voit en train de travailler, mais il ne tire pas parce que ce serait lâche, et sa conscience l’approuve (p. 59). Même s’il ne souhaite pas décrire pour sa jeune fille les scènes les plus atroces, il raconte cependant comment les restes d’un sergent pulvérisé par un obus, ramassés par ses camarades, tiennent finalement dans une boîte de biscuits (p. 93).
Chargé de distribuer le courrier, il note que « les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps » (p. 60). Puis il décrit aussi dans le détail la façon dont s’effectue le ravitaillement en ligne à partir de la cuisine roulante (p. 74). Il n’hésite pas à mentionner une cuite personnelle après quatre bouteilles de champagne (p. 96). Détail amusant : lorsque des dragons viennent renforcer les fantassins, ils ne savent pas confectionner le sac, et ne l’ont jamais porté (p. 104).
De la p. 125 à la p. 130, l’épisode de la blessure et des premiers soins est également à retenir.
Rémy Cazals, juin 2011