1. Le témoin
Jean François Marc Leymonnerie est né à Ribérac (Dordogne) le 19 août 1895, dans une famille d’enseignants. Il obtient le baccalauréat au lycée de Périgueux puis, après une année de Droit à Bordeaux, il passe avec succès le concours d’employé de l’enregistrement. Sportif, il pratique le rugby, l’athlétisme, la natation. Il joue du piano.
Il est appelé sous les drapeaux le 17 décembre 1914 avec la classe 15, au 34e RI de Mont de Marsan. Il suit le peloton d’élèves officiers ; il demande du piston ; il échoue, estimant que beaucoup de places sont réservées à des « fils d’archevêque » (p. 56). Il est soucieux de gagner du galon pour le public de Ribérac (p. 62) ; il sera finalement nommé sergent en septembre 1916.
Il se porte volontaire pour l’armée d’Orient. Formule ambiguë qui peut être interprétée comme acte d’héroïsme dans le discours du président d’association d’anciens combattants qui lui remet la croix d’officier de la Légion d’honneur en 1957 ; ou comme élément d’une stratégie d’évitement dont il sera question ci-dessous. Il débarque à Moudros, île de Lemnos, le 23 mai 1915. Avec le 175e RI (voir notice Pomiro), il combat sur la péninsule de Gallipoli du 15 juin au 8 août. Malade (dysenterie), il est heureux de quitter le front étant « encore de ce monde » (p. 155) et il se promet de tout faire pour ne pas y revenir (p. 157). Il fait durer sa convalescence et son séjour au dépôt jusqu’en septembre 1916, date d’un nouveau départ vers l’Orient. Après un passage obligé à Salonique et au camp de Zeitenlick, il combat dans la montagne de Vodena, Ostrovo, Florina, et il est grièvement blessé au genou gauche le 14 novembre. On doit l’amputer, et il termine sa guerre à l’hôpital américain de Nice.
Il fera ensuite une carrière dans l’administration. Chevalier de la Légion d’honneur en 1937, officier en 1957.
2. Le témoignage
Dans sa présentation pénétrante, Yves Pourcher explique son travail à partir d’un texte très bien structuré et séduisant, produit par un petit-fils de Jean Leymonnerie. Il a ensuite retrouvé le manuscrit préparé par le soldat lui-même dans les années 1930 dans un désir de laisser une trace de sa guerre ; il a eu enfin accès aux originaux (carnets, lettres adressées à la famille) utilisés pour la réalisation du livre : Jean Leymonnerie, Journal d’un Poilu sur le front d’Orient, présenté par Yves Pourcher, Paris, Flammarion-Pygmalion, 2003, 362 p. Le livre contient un croquis de la péninsule de Gallipoli (p. 102-103), huit pages de photos, et une série de lettres de la mère du soldat (p. 317-350). Yves Pourcher a tenu à les transcrire car, dit-il, l’écriture maternelle est rare en 14-18. On retiendra ces conseils : ne pas se couper la moustache pour conserver son autorité sur les hommes (p. 328) ; penser à aller à la messe et à dire le soir une petite prière (p. 330) ; freiner sur les dépenses festives, pour des raisons de budget familial, mais aussi de morale (p. 342). Notation originale : le 22 avril 1915, Jean demande à son père d’acheter deux flacons d’encre sympathique à la manufacture d’armes et cycles de Saint Etienne et de les lui envoyer (p. 59), mais on ne sait rien de plus.
3. Analyse
Très lucide, Jean Leymonnerie se présente comme un héros malgré lui ; il ne cache aucun des aspects de sa stratégie d’évitement : tentative d’entrer dans la cavalerie, puis dans l’aviation ; rester le plus longtemps possible à l’arrière, tant en 1915 avant Gallipoli qu’en 1916 avant Salonique ; se porter volontaire pour l’Orient dans l’espoir qu’il serait moins dur que le front franco-allemand ; et même faire valoir sa qualité de membre de la Société savante du Périgord pour essayer de s’embusquer (en vain) dans des fouilles archéologiques en Grèce (p. 117).
Réflexe bien connu, il cherche des « Périgords comme moi ». Il aime parler du pays en son patois, mais ne comprend rien à ce que disent Basques, Béarnais et Landais (p. 86). Pourtant, les poilus des Landes valent bien mieux que les Auvergnats, Cantaloups, types de l’Hérault et du Gard qui ne sont que des poltrons (p. 149). Dans les Balkans, il éprouve un total mépris pour les Grecs (p. 192). Il apprécie la convivialité des Australiens, ainsi que le monde cosmopolite qui s’est donné rendez-vous à Moudros où ont cours « toutes les pièces françaises, suisses, espagnoles, anglaises, grecques, italiennes, tunisiennes » (p. 96).
Le front de Gallipoli se révèle plus dangereux que ce qu’il croyait. Comme en Champagne ou en Artois, si l’on sort à la baïonnette, on est fauché par les mitrailleuses. « Nous avons eu peur d’être attaqués, écrit-il le 20 juin 1915, mais je l’avoue, nous avons encore plus peur d’attaquer nous-mêmes. La fourchette ne nous dit rien qui vaille, sous le feu des mitrailleuses turques. » Gallipoli n’est pas une promenade militaire. Certains disent que c’est « bien plus terrible qu’en France ». Tout le monde en a marre et souhaite la fine blessure pour être évacué (p. 109). En outre, il faut subir les chaleurs de l’été et les mouches (p. 118).
Un autre épisode longuement raconté est celui de sa blessure. Il faut d’abord en avertir la famille : il demande à un ami de faire passer une lettre à son père à l’insu de sa mère ; puis c’est un retour en arrière jusqu’au moment où sa section est décimée lors de l’attaque de Kenali ; la sensation lorsque la balle lui démolit le genou ; le temps passé à terre, menacé par les Bulgares qui le dépouillent complètement mais ne l’achèvent pas ; le sauvetage par des Sénégalais ; les souffrances lorsqu’il est transporté dans une couverture ; la gangrène qui nécessite l’amputation. A l’ambulance, il éprouve de la compassion pour un blessé bulgare (même s’il est peut-être un de ceux qui l’ont dépouillé) qui meurt sur un lit voisin. Finalement, sa blessure fait de lui un héros, décoré, qui a le droit de clouer au pilori des notables embusqués pendant toute la guerre à l’hôpital de Ribérac « avec une constance digne d’admiration » (p. 311). Précisons ici que détrousser les cadavres turcs était une pratique courante à Gallipoli (p. 115, 150).
Rémy Cazals, juin 2011