1. L’auteur
La famille Cru, protestante, est originaire de la Drôme. Jean-Pierre Cru, pasteur, épousa en Angleterre Catherine Norton. Six de leurs enfants étaient vivants en 1914. L’aîné, Jean Norton Cru, naquit le 9 septembre 1879 à Labatie d’Andaure (Ardèche). De 4 à 12 ans, il vécut dans une île au large de la Nouvelle Calédonie, où son père était missionnaire. Il doit à ses parents, et surtout à sa mère, son instruction primaire et religieuse. De retour en France, il poursuit ses études au lycée de Tournon jusqu’au baccalauréat. Puis il obtient divers diplômes pour l’enseignement primaire (il exerce un an à Loriol), pour l’enseignement de l’anglais en école normale (trois ans d’exercice à Aubenas). Il devient assistant de français à Williams College (Massachusetts) où, après un an de professorat de lycée à Oran et l’admissibilité à l’agrégation d’anglais, il va rester jusqu’en 1945, avec l’interruption de la guerre. Marié en 1908, il a un fils né en 1911.
Il faut retenir la forte empreinte due à sa vie dans la nature pendant huit ans, celle de l’influence familiale qui a fait de lui un protestant libéral, homme des Lumières, et sa vocation de pédagogue, toujours soucieux de transmettre, soucieux aussi du concret, détestant le mensonge et les phrases creuses. Il fut aussi marqué par l’affaire Dreyfus et l’accumulation de faux commis par les antidreyfusards.
Pour sa biographie pendant la guerre, voir ci-dessous.
Après la guerre, il se fit connaître par la publication de Témoins en 1929 qui est, d’après Jean-Marie Guillon, un ouvrage pionnier, « un jalon qui a marqué l’historiographie de la Grande Guerre et l’historiographie tout court ». L’intense polémique que suscita ce livre est présentée dans l’ouvrage de Frédéric Rousseau cité en bibliographie, ci-dessous, et dans l’annexe à l’édition 2006 de Témoins.
De retour en France en 1946, il mourut le 21 juin 1949 à Bransles (Seine-et-Marne).
2. Le témoignage
Le cas de Jean Norton Cru est particulier. Il n’a pas voulu écrire son témoignage personnel sur la guerre, mais, interpellé par les mensonges proliférant dans la presse et dans beaucoup de livres, il a pensé que, parmi les millions de combattants, on trouverait des « esprits justes, épris de vérité simple, instruits des difficultés de l’histoire, de la valeur relative des témoignages, du besoin de contrôle des faits, de la puissance des illusions, des erreurs des sens, de la persistance des idées acquises ». Ceux-là, ajoutait-il, « notent ou se souviennent et vous les entendrez un jour ». Malheureusement, il y aura aussi ceux qui commettront le sacrilège « de faire avec notre sang et nos angoisses de la matière à littérature ». Son œuvre de critique est aussi le témoignage d’un combattant qui a réfléchi sur le témoignage et lui applique une analyse rigoureuse, mais qu’on ne peut qualifier de positiviste, tant il a cherché à comprendre les intentions des auteurs, les raisons de leurs déviations éventuelles, tant il a compris le dualisme possible de la pensée, tant il a insisté pour que les témoignages soient subjectifs :
– Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 727 p. [2e édition en fac-similé, Presses universitaires de Nancy, 1993 ; 3e édition chez ce même éditeur, 2006, avec une préface de Frédéric Rousseau (« Pour une lecture critique de Témoins »), 52 p., et une annexe de 151 p. reproduisant des couvertures de livres étudiés par JNC, les comptes rendus publiés entre 1929 et 1931 et quelques réponses de JNC].
– Du témoignage, Paris, Gallimard, 1930, 116 p. + 154 p. d’anthologie « d’après quelques bons témoins ». L’édition de ce titre par Jean-Jacques Pauvert en 1967 dans la collection « Libertés » ne reprend pas l’anthologie, mais ajoute un texte biographique, par Hélène Vogel, sœur de JNC, sous le titre « Sa vie par rapport à Témoins », version revue d’un article paru dans les Annales de la Faculté des Lettres d’Aix en 1961. Les éditions qui ne reprennent ni l’anthologie ni la biographie sont incomplètes.
Plus récemment a été publiée une de ces correspondances de guerre conservées dans les tiroirs, dont JNC signalait l’existence. Il s’agit de la sienne propre, adressée principalement à sa mère et à ses deux sœurs, un corpus de 243 pièces échelonnées du 28 août 1914 au 25 avril 1919, avec en plus une lettre du 9 août 1922 écrite après un retour à Verdun. Si les lettres à sa femme, restée aux Etats-Unis, non publiées ici, étaient sujettes à l’autocensure, il a tenu à ce que quelqu’un de la famille ait su qu’il risquait la mort ; ce fut sa sœur Alice. Le livre cité ci-dessous est enrichi d’un avant-propos qui donne une biographie familiale précise et documentée, et d’une préface qui confirme la condamnation d’erreurs parfois graves commises par certains auteurs, nos contemporains, à propos de l’œuvre de Jean Norton Cru :
– Lettres du front et d’Amérique, 1914-1919, éditées par Marie-Françoise Attard-Maraninchi et Roland Caty, préface de Jean-Marie Guillon, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007, 370 p.
3. Analyse
Dans l’avant-propos de Témoins, JNC établit sa propre fiche de renseignements sur sa campagne militaire 1914-1918 : Arrivé au front le 15 octobre 1914 comme caporal au 240e RI. Sergent en février 1915. Détaché en février 1917 comme interprète à l’armée britannique, puis en août 1917 à l’armée américaine. Adjudant en janvier 1918. En mission de conférences aux Etats-Unis en septembre 1918. Séjour au front : 28 mois aux tranchées (Verdun, puis Champagne, Verdun à nouveau en juin-juillet 1916, Chemin des Dames à la fin de l’année), plus 10 mois à la liaison, plus 10 mois à l’arrière-front. Si Témoins évoque souvent son expérience personnelle, il ne sera question ici que des principaux thèmes abordés dans Lettres du front.
– Les conditions de vie très dures qui le surprennent parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’il avait lu (p. 88) ; les pieds gelés (p. 86), la faim (p. 89), le besoin de légumes frais (p. 178 : « nous avons mangé des conserves pendant si longtemps »).
– La mort, les cadavres qu’on ne peut aller chercher, un cadavre « mis en miettes et nous pûmes en voir des débris à la lorgnette sur les arbres voisins » (p. 97, en contradiction avec l’accusation absurde portée contre lui de vouloir « aseptiser » la guerre). Une attaque allemande au lance-flammes, la riposte féroce des Français qui font peu de prisonniers. Mais, sauf ponctuellement, il n’y a pas de haine pour les combattants ennemis (p. 132). Et (p. 208, lettre du 29 décembre 1916) : « L’immense majorité des combattants ne savent pas s’ils ont tué ou blessé quelqu’un : ils ont lancé devant eux, en plein inconnu, un obus, une balle, ou même une grenade. L’adversaire que l’on cloue au sol d’un coup de pointe c’est une exception tellement rare ! Et même alors le danger que l’on court soi-même est tellement grand que l’on n’éprouve aucun goût pour l’opération, aucun attrait, aucun plaisir excepté celui d’avoir échappé à ce supplément de danger de se faire clouer par l’autre. Nos combattants sont surtout de braves paysans, avec quelques ouvriers, quelques étudiants, etc. et après la guerre je garantis, j’affirme devant Dieu que ces soldats n’auront pas acquis le goût du meurtre, ni des habitudes d’apaches. »
– JNC avoue avoir eu peur et avoir vu que tous les soldats, y compris des troupes dites « d’élite », avaient peur (p. 240), parce qu’ils sont des hommes, « frêles machines de chair qui s’avancent dans une pluie de fragments d’acier », qui « avancent toujours parmi les hurlements des démons et les fracas infernaux parce que c’est l’ordre, parce qu’il le faut, parce que faire autrement n’est pas possible » (p. 207). « Quiconque n’a jamais vu ce que je vois ne s’en fera jamais une idée. » (p. 162)
– Sur les « trophées » de guerre : « J’ai la phobie des souvenirs de guerre dont on est si friand. […] Que ceux qui veulent des souvenirs viennent donc en ramasser où il y en a. » (p. 233)
– Condamnation du bourrage de crâne et de la censure, inséparables. Les photos aussi participent au bourrage de crâne : provision de « photos de guerre » faite en temps de paix aux grandes manœuvres ; vues de la « ligne de feu » prises à 200 km en arrière dans les tranchées d’instruction (p. 109). Les civils font du « patriotisme bruyant, verbeux et ostentatoire » (p. 116). Il a conscience de l’existence d’une langue de bois (p. 307) : « Littérature que certains discours officiels et patriotiques, littérature certains articles sur l’Allemagne : personne n’y croit mais chacun se croit obligé de sacrifier à la mode. »
– Ses lectures de livres de guerre : Genevoix (admirable) ; Renaud (médiocre) ; Marcel Berger (bon document) ; Barbusse (« que je n’approuve pas »). Voir les développements dans Témoins.
– Le bonheur lorsque l’épreuve est finie, c’est-à-dire lorsqu’il est nommé interprète (p. 215 et suivantes), les petites joies éprouvées par lui comme par tous les combattants dans la même circonstance.
– Au moment des discussions des conditions de paix de 1919, lorsque s’affirment les appétits, il comprend mieux les hommes qui, dans les tranchées, l’avaient choqué par leur cynisme, un « cynisme presque général », affirmant : « Justice ! Equité ! mots creux, appât pour les pauvres diables que l’on envoie se faire crever la peau afin que les riches protègent leurs capitaux et gagnent les mines de l’Alsace. » (p. 331)
4. Autres informations
Sources :
– Voir Lettres du front…, p. 347-350.
Bibliographie :
– Leonard V. Smith, « Jean Norton Cru, lecteur de livres de guerre », Annales du Midi, n° 232, 2000, p. 517-528.
– Sur les traces de Norton Cru, actes du colloque de novembre 1899, édités par Madeleine Frédéric et Patrick Lefèvre, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 2000.
– Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.
Rémy Cazals, 12/2007