LE NAOUR (Jean-Yves), La gloire et l’oubli. Maurice Genevoix et Henri Barbusse, témoins de la Grande Guerre, Paris, Michalon éditeur, 2020, 222 pages.
Découvrant que, en serrant de près l’actualité, Jean-Yves Le Naour avait publié ce livre, et en période de fermeture des librairies, je lui ai demandé de m’en faire envoyer un exemplaire par son éditeur, pour compte rendu sur le site du CRID 14-18. Dans sa réponse, l’auteur me disait : « Oui, je fais suivre ta demande à l’éditeur qui te transmettra le livre, tu verras que nous ne sommes pas d’accord sur Norton Cru, tant sur son analyse de Genevoix que sur son analyse de Barbusse, mais aussi sur le rapport entre littérature et témoignage. » Ayant reçu le livre et l’ayant lu attentivement, j’en fais ici la recension, comme convenu, en signalant tout de suite les abréviations utilisées : LN pour ce livre de Le Naour; JNC pour Jean Norton Cru. Témoins pour le livre fondamental de JNC ; son second livre est Du témoignage, Gallimard, 1930.
L’apport central du livre de Le Naour
C’est la compilation de ce que l’on sait des faits et des interprétations dans l’histoire croisée des deux auteurs, de leurs deux livres (Ceux de 14 de Genevoix qui rassemble plusieurs livres dont le premier est Sous Verdun, et Le Feu de Barbusse), de leurs autres ouvrages et de leur carrière, depuis la Grande Guerre jusqu’à la panthéonisation de Maurice Genevoix en 2020. Genevoix et Barbusse étaient partis en emportant des carnets de notes ; Genevoix a mis son texte au propre quasi immédiatement ; la démarche de construction du livre de Barbusse est exposée avec beaucoup de détails dans ses Lettres à sa femme, livre très largement utilisé par Le Naour qui ne mentionne pas le nom de son préfacier, Frédéric Rousseau ; encouragements reçus par les deux auteurs, rapports avec les éditeurs ; combines et trahisons dans les coulisses du prix Goncourt 1916. Des passages de Sous Verdun ont été coupés par la censure, tandis que Le Feu en a été préservé, ce qui reste un mystère quand on connait l’activité infatigable d’Anastasie. JNC a donné de nombreux exemples de censure, sur les livres d’Albert Thierry, de Paul Lintier, et d’autres. On sait comment Marie-Louise Puech-Milhau a dû affronter les censeurs pour faire paraître la revue La Paix par le Droit ; comment son mari a inventé des procédés pour la contourner dans son courrier (voir Saleté de guerre ! correspondance 1915-1916 de Marie-Louise et Jules Puech, Ampelos, 2015 ; Jules Puech était le secrétaire général de la Société française pour l’Arbitrage entre Nations à laquelle appartenait Barbusse ainsi que les autres écrivains Anatole France et Victor Margueritte). Le livre de Le Naour décrit aussi la réception des œuvres de Genevoix et de Barbusse à travers le temps ; il précise les tirages ; il montre les traces de la guerre dans les ouvrages postérieurs de Genevoix et la modification de la perception du Feu quand Barbusse est devenu communiste. Dans le colloque fondateur du CRID 14-18, La Grande Guerre, pratiques et expériences, Olaf Müller avait déjà montré que Barbusse en 1917 était plus proche du président américain Wilson que de Lénine.
De nombreux accords entre Le Naour et le CRID et avec JNC
Ces accords, on les constate dans le cas qui vient d’être exposé et on peut donner d’autres exemples. Ainsi Le Naour admet que l’ambiguïté entre roman et témoignage vient en partie des deux sous-titres du Feu : « Journal d’une escouade » et « Roman ». JNC dit avoir beaucoup hésité avant d’inclure les romans dans son analyse des témoignages. Il les a conservés justement parce que leurs auteurs ont affirmé apporter un témoignage et que le sujet de son livre était le témoignage et non la littérature. Nous sommes bien d’accord aussi que Le Feu fut un pavé dans la mare du bourrage de crâne, y compris chez les Goncourt qui avaient couronné Gaspard de René Benjamin en 1915 : en qualifiant le Goncourt 1915 de « farce grotesque » (LN p. 11), Le Naour rejoint exactement la critique de Gaspard par JNC (Témoins p. 567-570). Accord encore sur le fait que les combattants ont accueilli Le Feu avec faveur car « voilà assez longtemps qu’on bourre le crâne aux gens de l’arrière sur notre vie d’ici et Barbusse dit exactement le contraire », phrase recueillie par JNC lui-même auprès d’un capitaine (Témoins p. 565) et reprise à juste titre par Le Naour (LN p. 161). Ce dernier admet encore que Barbusse en rajoute, qu’il « a sans doute collecté massivement du vocabulaire qu’il a réinjecté plus ou moins adroitement dans son ouvrage pour faire « vrai » » (LN p. 170). Les Lettres à sa femme, préfacées par Frédéric Rousseau (Buchet-Chastel, 2006), le montrent de façon très claire. Quant à l’expression « faire de la littérature », elle peut avoir deux sens : le témoin qui écrit et publie produit un livre donc fait de la littérature mais, si son talent est naturel, il ne s’agit pas d’une construction artificielle, résultat d’une recherche systématique d’effets inventés pour séduire le lecteur. Sur ce point s’amorcent mes divergences avec Le Naour.
Contradictions, désinvolture, lacunes
Une fin de chapitre (LN p. 41) qui a évoqué les horreurs et la banalisation de la mort se termine par la phrase sans nuance : « L’homme est redevenu une brute, un être primitif, pour pouvoir survivre et demeurer un homme. » Bien sûr les circonstances inhumaines obligent les combattants à se protéger pour ne pas devenir fous. Cependant ceux qui ont abordé la question parlent rarement de transformation en brutes, mais plutôt de « tétanisation » ou « curarisation », ce qui n’est pas la même chose. Ici même, deux pages plus loin (LN p. 43), la situation décrite par Genevoix touché et sauvé par ses hommes qu’il ne veut pas abandonner, montre que ni l’un ni les autres n’ont été transformés en brutes : « Oh ! mes amis », s’exclame le lieutenant blessé. Dans l’ensemble des combattants, il ne sera jamais possible de calculer les pourcentages de ceux qui étaient des brutes avant la guerre (voir le témoignage d’Étienne Tanty), de ceux qui le sont peut-être devenus, de ceux qui ont conservé toute leur sensibilité, n’osant pas déranger les nids d’oiseaux, par exemple. Le tailleur de pierres drômois Louis Chirossel écrit même à propos de ses camarades de tranchée : « Il n’y a que la guerre pour rendre amis et doux. » Je ne songerai surtout pas à bâtir une théorie péremptoire sur cette seule phrase, mais la consultation du livre collectif du CRID, 500 témoins de la Grande Guerre, fournirait beaucoup d’exemples de cette sensibilité conservée et du fait que la guerre a fait redécouvrir l’amour conjugal et l’affection.
J’ai oublié plus haut un autre point d’accord. Le Naour condamne dans le débat « les invectives hautaines et les exécutions sommaires » (LN p. 181). C’est parfait. Mais je trouve fort désinvolte et désagréable la formule « Il en pleut comme à Gravelotte ! » à propos de la publication de nombreux témoignages de combattants en 1917 et 1918 (LN p. 121). Passons sur la mention de « l’écrivain Edmond Jaloux, qui porte bien son nom » (LN p. 143), une facilité de langage qui ne grandit pas son auteur.
Le Naour (p. 166) critique JNC pour avoir dit qu’il n’y avait pas de bon témoin au-dessus du grade de capitaine. Les pages de JNC sur ce point (en particulier Témoins p. 10-11) sont argumentées : il dit que son livre analyse le témoignage des combattants, c’est-à-dire de ceux exposés au danger. En publiant deux volumes sur la vie au Grand Quartier Général, Jean de Pierrefeu ne prétendait pas être un combattant. Dans 500 témoins, nous lui avons consacré une notice car notre livre collectif étudie tous les témoins, des militaires quel que soit leur grade, et encore des civils et des civiles, évidemment chacun à sa place d’acteur et de témoin. Ce n’était pas le thème du travail de JNC.
Lorsque Le Naour évoque la question de la camaraderie (p. 38), il aurait pu citer le livre d’Alexandre Lafon, membre du CRID. Celui-ci évoque notamment l’amitié entre Genevoix et Porchon dans un ensemble très documenté (La camaraderie au front 1914-1918, Armand Colin, 2014). Quand il s’agit, à plusieurs reprises, de la place de 14-18 dans l’espace public actuel, il aurait pu citer le livre de Nicolas Offenstadt, membre du CRID, publié avant même la période de commémoration du centenaire (14-18 aujourd’hui, la Grande Guerre dans la France contemporaine, Odile Jacob, 2010). Lorsque Le Naour affirme (p. 29) que, lors de l’annonce de la mobilisation générale par le tocsin, « personne ne sait que ce grand vacarme, c’est le glas de centaines de milliers de Français qui sonne », cela fait penser, mais en sens contraire, aux travaux de Jean-Jacques Becker, celui-ci ayant mis en avant cette phrase d’une vieille Bretonne : « Voilà le glas de nos gars qui sonne » (Becker a choisi cette phrase comme titre de son article dans Le Monde, le 21 juillet 1994). De nombreux documents ont montré que la première réaction dans les campagnes à l’annonce de la mobilisation fut la consternation accompagnée de pleurs. Les Français savaient que ceux qui partiraient n’étaient pas sûrs de revenir. Enfin, lorsqu’il rappelle que les nazis ont brûlé les livres de Barbusse et de Remarque, Le Naour aurait pu citer le passage de la biographie de JNC dans l’édition de Du témoignage par Jean-Jacques Pauvert (1967, p. 189) : Du témoignage « fut traduit en allemand, publié, vendu en Allemagne. Au triomphe de Hitler, les exemplaires restants furent saisis et brûlés. » C’est une information qu’il faudrait vérifier en se rappelant que les actions des nazis contre les livres ne se limitèrent pas à l’autodafé du 10 mai 1933.
Une attaque directe
Dans son livre (p. 69), Le Naour cite une phrase de JNC selon laquelle les mutilations de la censure ayant touché le livre de Genevoix ont peut-être nui à l’impression produite sur le jury du Goncourt. Et Le Naour ajoute : « En 2001, des historiens peu critiques, atteints de psittacisme, écriront à sa suite qu’ « il n’est pas impossible que les mutilations de la censure aient nui à Sous Verdun et lui aient coûté le Goncourt » ». [Ici un appel de note renvoie à Rémy Cazals, Frédéric Rousseau, Le Cri d’une génération, Toulouse, Éditions Privat, 2001, 160 p., p. 63.] Le Naour poursuit : « En 2016, cette affirmation non démontrée, sans autre fondement que sa répétition, devient une vérité pour […]. »
Après avoir rappelé que les deux historiens en question ont fait partie des membres fondateurs du CRID 14-18, on pourrait esquisser une remarque : l’expression « il n’est pas impossible que », est-ce vraiment une affirmation ? Mais n’insistons pas, reconnaissons une faiblesse dans notre petit livre qui présentait cependant l’intérêt d’apporter des arguments contre les thèses excessives à la mode aux environs de l’an 2000. Fallait-il pousser la critique des deux historiens jusqu’à l’insulte ? J’en suis doublement surpris car cela ne figure pas dans les pratiques auxquelles je suis habitué. Et parce que je découvre ce qui se cache derrière l’attitude de Le Naour lors de toutes nos rencontres face à face.
Une série d’erreurs factuelles
À présent, sans insulter Le Naour, je vais signaler les erreurs que son dernier livre contient. Je le fais dans l’ordre des pages.
Il affirme (p. 25) que Le Canard enchaîné a consacré Maurice Barrès comme « roi des bourreurs de crâne ». C’est faux. En 1917, Le Canard a en effet lancé un référendum parmi ses lecteurs pour l’élection du « grand chef de la tribu des bourreurs de crâne ». Il en a publié les résultats le 20 juin 1917 avec un dessin de Gassier que je reproduis dans ce compte rendu. L’élu n’était pas Barrès mais Gustave Hervé.
Peut-on écrire (p. 31) que les poilus à carnet se sont lassés « en général assez vite » de tenir leur journal ? Le Naour ne dit pas sur quelles preuves repose cette affirmation (car il s’agit bien ici d’une affirmation). Tout ce que les auteurs de 500 témoins ont pu constater va en sens inverse. Innombrables sont les carnets que l’on a tenus jusqu’au bout. La Grande collecte des archives privées de 14-18 en a encore fait découvrir. Dans Témoins, JNC avait signalé « la masse énorme de documents personnels manuscrits qui dorment dans les tiroirs de presque toutes les maisons de France » (p. 265), pas seulement les « millions de liasses de lettres de guerre » (p. 492).
Pour dénigrer JNC, Le Naour décrit à sa façon son parcours dans la guerre (LN p. 160) : « Âgé de 35 ans, il est versé dans la territoriale, garde des voies, creuse des boyaux et des tranchées au front sans prendre part aux combats, à l’exception de ceux de Verdun en 1916. Passé interprète auprès de l’armée britannique puis de l’armée américaine en 1917 […] » Or ce parcours est faux. JNC n’est resté que quelques jours dans la territoriale puis, comme Louis Barthas né la même année, il a été envoyé sur le front dans une unité combattante. JNC est arrivé sur le front le 15 octobre 1914 ; Barthas début novembre. Et le Le Naour de la page 160 qui affirme que JNC n’aurait pas participé aux combats avant ceux de Verdun en 1916, aurait été bien inspiré en allant lire le Le Naour de la page 172 qui reprend un récit de la participation de JNC au combat de Malancourt le 2 mars 1915.
Un intertitre (LN p. 164) annonce que, pour JNC, « Genevoix [est] le premier, Barbusse le dernier ». C’est faux. Oui, Genevoix est placé en première position, mais JNC a classé les auteurs en six catégories selon la fiabilité de leur témoignage, et Barbusse est loin d’être le dernier, placé dans la quatrième catégorie. Pour JNC, 44% des auteurs sont plus crédibles que Barbusse ; 26% sont dans la même catégorie que lui (et que Dorgelès) ; 28% sont au-dessous. Il n’est pas question ici d’un classement selon la valeur littéraire. Ce qui intéresse JNC, répétons-le, c’est le témoignage.
D’après Le Naour, JNC aurait prétendu être historien (LN p. 171), se serait improvisé historien (LN p. 206). C’est encore une erreur. Voyant l’aveuglement des historiens des années 1920, qui n’avaient pas fait la guerre et qui utilisaient les auteurs les plus fantaisistes, JNC a décidé de les aider à discerner les témoignages fiables, sortis de la « gangue » de la littérature de guerre (Témoins, p. 13). Frédéric Rousseau et moi, nous l’avons montré dans notre petit livre cité plus haut.
Bilan : cette accumulation d’erreurs n’a pas à déboucher sur des insultes ; il suffit de les signaler et de les corriger.
Finalement, quels conseils de lecture peut-on donner ?
Ceux de 14 de Genevoix et Le Feu de Barbusse, chacun à sa manière, sont deux classiques de la guerre de 14-18, l’un plus proche du témoignage sur la guerre réelle, l’autre comme témoignage sur une construction littéraire.
Les historiens spécialistes de cette période doivent avoir lu attentivement, de A à Z, notes comprises, le Témoins de Jean Norton Cru, un grand livre qui dérange parce qu’il est très fort. Parmi les éditions, on choisira celle de 2006 aux Presses Universitaires de Nancy, enrichie d’une préface éclairante de Frédéric Rousseau et d’un dossier reproduisant les réactions favorables ou défavorables au livre.
Si les éditions originales des ouvrages publiés pendant la guerre et juste après sont difficiles à trouver aujourd’hui, on peut lire les reprises récentes des témoignages jugés les plus fiables par JNC : La Percée de Jean Bernier (Agone, 2000), La Boue des Flandres de Max Deauville (Espace Nord, 2006), Lettres d’un soldat d’Eugène-Emmanuel Lemercier (Giovanangeli, 2005), Nous autres à Vauquois d’André Pézard (Presses Universitaires de Nancy, 1992), Clavel soldat de Léon Werth (Viviane Hamy, 1993), etc. Ces livres ne sont donc pas tombés dans l’oubli. Enfin, parmi les découvertes plus récentes, il faut lire Barthas, Victorin Bès, Marc Delfaud, la correspondance de Marie-Louise et Jules Puech, les lettres d’Étienne Tanty. On trouvera les notices correspondantes dans le livre collectif du CRID 500 témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013).
Rémy Cazals