Par Yves DESFOSSES (conservateur régional de l’archéologie de Champagne-Ardenne, Ministère de la Culture), Alain JACQUES (service archéologique de la ville d’Arras) et Gilles PRILAUX (INRAP Nord-Picardie).
Du fait de la multiplication, depuis une quinzaine d’années, des interventions d’archéologie préventives sur les grands travaux d’aménagement du territoire (autoroutes, routes, ZAC, TGV, lotissements), les archéologues des régions de l’Est et du Nord de la France sont régulièrement confrontés à la découvertes de très nombreux vestiges relatifs à la Grande Guerre (Desfossés 1999 et 2000a). En dehors d’interventions très particulières, comme la découverte du char de Flesquières (Pas-de-Calais, Desfossés 2002a et b), le traitement archéologique des structures relatives au premier conflit mondial n’est pas poussé au-delà de leur simple enregistrement en plan et ce pour deux raisons très simples, leur dangerosité du fait de la présence de nombreuses munitions encore actives et le peu d’informations qu’elles sont à même de nous livrer alors que nous disposons déjà d’une abondante documentation à leur sujet (photographies, descriptions d’époque). Seules les sépultures de combattants sont généralement fouillée, essentiellement pour les préserver des pilleurs et surtout par devoir de mémoire envers ces hommes, qui auraient pu être nos ascendants directs. De plus, ces sépultures livrent des informations particulièrement intéressantes sur les pratiques funéraires « d’urgence » de l’époque, pratiques étonnamment peu décrites dans les récits des combattants de l’époque.
Chaque année et en fonction de l’importance des surfaces diagnostiqués par les archéologues dans les zones de combat de la Grande Guerre, plus d’une dizaine de corps sont ainsi retrouvés. Un tel chiffre n’est pas surprenant dans la mesure où, du fait de la violence des combats sur des terrains labourés pendant de nombreuses semaines par les tirs d’artillerie, un nombre très important des soldats tués lors de ce conflit n’ont pas de sépulture connue.
Sur le front ouest, les chiffres les plus précis sont ceux relatifs aux troupes du Commonwealth et se répartissent globalement de la manière suivante pour les tués et les disparus :
Royaume Uni : 512 600 hommes
Australie : 48 900 hommes
Canada : 56 400 hommes
Nouvelle Zélande : 12 900 hommes
Afrique du Sud : 3 250 hommes
Inde : 6 670 hommes,
soit un total de 640 000 tués et disparus.
520 000 sépultures étant recensées dans les cimetières entretenus par la Commonwealth War Graves Commission, 120 000 combattants n’ont donc pas de tombe connue, soit environ 20 % de l’ensemble des tués et disparus. Cette proportion, appliquée aux pertes des autres belligérants (France, 1 300 000 morts ; Belgique, 38 200 morts ; USA, 51 800 morts et Allemagne, 1 493 000 ; soit un total de 2 883 000 morts), représente donc près de 670 000 corps disséminés sur les lignes de front entre Nieuport en Belgique et la Frontière suisse.
Ponctuellement, la réalisation de très grandes opérations d’aménagement du territoire permet aux archéologues de sonder, puis de fouiller des surfaces très importantes. Ainsi, d’avril 2001à septembre 2002, ce sont près de 300 hectares, constitués par l’emprise de la ZAC « Actiparc » située à l’entrée nord-est d’Arras, qui ont fait l’objet d’investigations poussées. Si la réalisation de 120km de tranchées de sondages a surtout permis la localisation d’une quinzaine de sites gaulois et gallo-romains ultérieurement décapés sur plus de 40 hectares, la localisation même de cette ZAC sur l’ancienne ligne de front a engendré la redécouverte de milliers de structures attribuables au premier conflit mondial et la découverte de 29 corps de soldats britanniques (fig. 01), deux nouveaux corps étant dégagés lors des fouilles.
Une telle multiplication des découvertes de vestiges relatifs à la Grande Guerre ne surprend guère si l’on replace l’emprise de la ZAC « Actiparc » sur les cartes de localisation des zones de front, disponibles en grand nombre et à des échelles très diverses dans l’abondante bibliographie générée par l’étude de cet événement.
Après la course à la mer, la ligne de front se stabilise dès la fin de l’année 1914 à quelques kilomètres à l’est d’Arras. Le secteur est alors tenu par l’armée française et connaîtra très peu de fluctuation, malgré les offensives lancée en Artois au cours de l’année 1915. En mars 1916, les troupes britanniques remplacent les soldats français, mais la ligne de front ne subit pas de modification de tracé importante. C’est seulement en avril 1917 que la 3ème Armée britannique lance une importante offensive entre Lens et Croisilles, destinée à desserrer l’étau autour de la ville d’Arras (Jacques, 1997), mais aussi à détourner l’attention des allemands du Chemin des Dames où l’armée française va lancer une attaque majeure. Entre le 9 et le 24 avril, les troupes britanniques se lancent à l’assaut de la ligne Hindenburg, implantée très en profondeur dans cette zone correspondant au point de jonction des secteurs « Wotan » et « Siegfried » du dispositif défensif allemand. Si les gains de terrain sont significatifs les premiers jours, avec notamment la prise de la crête de Vimy par les canadiens, l’élan des troupes se brise assez rapidement et le front se stabilise seulement quelques kilomètres plus loin (fig. 02).
A une échelle plus réduite, l’emprise de la ZAC « Actiparc » correspond aux secteurs d’attaque affectés le matin du 9 avril 1917 aux 9 ème et 34 ème divisions anglaises (fig. 03). Chaque division comprend 3 brigades, chacune formée de 4 bataillons. Au cours de cette première journée, les troupes doivent atteindre si possible 4 lignes de positions successives (Bryant 1989). Pour la 101ème brigade de la 34 ème division et la 27 ème brigade de la 9 ème division, les 2 premiers des 4 bataillons qui les composent doivent ainsi s’établir sur la « black line » (ligne noire), immédiatement en arrière de la première ligne allemande, puis sur la « blue line » (ligne bleue), qui correspond à la ligne intermédiaire allemande installée sur le tracé de la ligne de chemin de fer Arras-Lens. Ces unités sont alors relevées par les 2 bataillons de réserve restant dans chaque brigade, dont l’objectif désigné « brown line » (ligne marron) correspond à la ligne arrière du 1 er système défensif allemand. Après une conséquente préparation d’artillerie et sous la protection d’un barrage roulant, les anglais pénètrent sans trop de difficultés les lignes allemandes, apparemment désertées par leurs défenseurs. La « blue line » atteinte, les premiers bataillons ayant participé à l’assaut sont relevés, pour la 101 ème brigade, par le 10ème bataillon du Lincolnshire Regiment et le 15ème bataillon des Royal Scots ; et par le 11 ème Royal Scots et le 9 ème Scottish Rifles, pour la 27ème brigade. Si l’opposition allemande reste faible, la progression est rendue difficile par le caractère très bouleversé du terrain, la présence de nombreux réseaux de barbelés et une visibilité réduite. Tous les bataillons vont alors dévier, en direction du sud, de leur axe de progression initial et s’établir sur la « brown line », ultime objectif. Quelques postes avancés seront établis sur la « green line », un peu plus à l’est, en fin de journée. Ainsi, le 10ème bataillon du Lincolnshire Regiment occupera le bas-côté nord de la route Arras-Douai (Nationale 50), alors que les bataillons écossais se retrouveront côté sud, au lieu-dit du « Point du Jour ». Peu après la guerre, un monument à la mémoire de la 9ème division d’infanterie écossaise sera érigé à cet emplacement sous la forme d’une tour rappelant les « Brochs », fortifications typiques de l’Age du Fer en Ecosse. Près de 3km de terrain ont donc été conquis en une journée, sans trop de pertes (24 tués au 10ème bataillon du Lincolnshire Regiment ), mais les troupes anglaises n’ont en fait pris que le 1 er système défensif établi par les allemands et se trouvent encore devant 5 lignes de défenses intactes, échelonnées sur près de 20km en profondeur. L’ennemi s’est d’ailleurs repris et les jours suivants la progression des troupes britanniques dans le secteur est quasi-nulle. L’offensive paraît d’ailleurs suspendue, dans la mesure où les unités de première ligne subissent peu de pertes (14 tués en 4 jours au 10 ème bataillon du Lincolnshire Regiment). Elle ne reprendra réellement que quelques jours plus tard, mais les bataillons précédemment cités auront été relevés le 13 avril par les unités composant la Royal Naval Division, qui avancera un peu plus vers l’est, jusqu’au village de Gavrelle, qui est le point ultime de l’avancée des troupes britanniques à la fin de l’offensive d’Arras, le 24 avril 1917.
Au terme de cette présentation succincte des événements survenus dans le secteur de la ZAC « Actiparc » entre le 9 et le 13 avril 1917, on ne peut qu’être interpellé par leur comparaison avec le plan de localisation des corps de combattants retrouvés lors des sondages archéologiques (fig. 01) et l’identification de leur unité d’appartenance, quand elle a été rendue possible par la présence d’insignes régimentaires ou de plaques d’identité. La grande majorité des corps a en effet été retrouvée au point ultime de l’avance des unités à la fin de la journée du 9 avril, le long de la nationale 50, Arras-Douai. La concentration de corps dans ce secteur est révélatrice du durcissement des combats en fin de journée et de l’impossibilité faite aux soldats britanniques de progresser plus en avant, suite au raidissement de la défense allemande. Le mélange des unités, engendré par l’inflexion des axes d’attaque des bataillons en direction du sud relatée dans les textes, est aussi perceptible dans la présence dans le même secteur de soldats du 10 ème bataillon du Lincolshire Regiment et du 15 ème Royal Scots. On notera par ailleurs l’absence totale de corps de soldats allemands, ces derniers ayant très certainement totalement évacué préventivement la première ligne, soumise à une intense préparation d’artillerie, ceci afin de préserver leurs effectifs plus efficacement utilisés pour stopper l’offensive un peu plus en arrière du front. Un peu plus d’un km à l’ouest, les deux corps retrouvés sont ceux de soldats appartenant probablement au 11 ème Royal Scots ou au 9 ème Scottish Rifles (soldats n°25 et 26, fig. 01), unités qui ont conquis ce secteur, mais en l’absence de tout signe distinctif cela reste une supposition. En revanche, le corps retrouvé à l’extrémité est de la ZAC (soldat n°21) portait le badge d’épaule de la Nelson Brigade, unité de la Royal Naval Division qui reprit l’offensive en direction du village de Gavrelle le 14 avril.
Comme nous l’avons précisé en début du texte, la fouille d’une sépulture de combattant, au-delà des informations qu’elle peut nous livrer sur les conditions dans lesquelles l’inhumation a été faite, est aussi un geste de respect à l’égard de ces hommes. De plus la fouille d’une tombe de soldat ne relève pas simplement du même geste souvent purement technique que celle d’une tombe gallo-romaine et dépasse le simple cadre de l’exercice de la profession d’archéologue. En effet, le corps qui vient d’être mis au jour, au-delà des stigmates d’une mort violente souvent encore perceptibles, est celui d’un homme jeune que nous assimilons inconsciemment aux combattants de la Grande Guerre que la majorité d’entre nous a connus jusque dans son cercle familial proche sous les traits de vieux messieurs, mais aussi aux photos jaunies d’hommes prématurément disparus que l’ont pouvaient observer dans de très nombreux foyers. Imperceptiblement, un lien social s’établit donc entre le fouilleur et le corps qu’il est en train de dégager. De fait, la fouille de ce type de sépulture s’impose donc le plus souvent beaucoup plus par devoir de mémoire que par intérêt purement archéologique.
La meilleure illustration de ce glissement d’une pratique professionnelle vers une implication personnelle très forte de la part de l’archéologue nous a été donnée lors de la fouille de la tombe d’un soldat du 15ème Royal Scots découvert à Actiparc. Cet homme, dont les conditions d’inhumations dans un trou d’obus étaient somme toutes assez « classiques », a pu être identifié par le biais d’une plaque d’identité métallique comme étant Archibald Mac Millan. Règlementairement dotés de 2 disques d’identification pressés dans une matière proche du cuir bouilli, les soldats britanniques s’aperçurent très vite britanniques, que ces objets disparaissaient très rapidement lors d’un séjour dans la terre. Très certainement impressionnés par le fait de ne plus pouvoir identifier les corps de combattants de leur propre camp et ne voulant pas connaître le même sort en cas de disparition, de très nombreux soldats se munirent de plaques d’identités non réglementaires mais réalisés dans un métal non oxydable, imitant assez souvent le modèle utilisé dans l’armée française. Pouvoir mettre un nom précis sur le corps d’un combattant reste relativement rare et toujours assez impressionnant pour l’archéologue, plus habitué au caractère totalement anonyme des sépultures plus anciennes. Après la fouille de la sépulture le corps de Mac Millan fut donc remis aux autorités britanniques (Commonwealth War Graves Commission), qui, comme pour tout combattant du Commonwealth, se devait de le ré-inhumer dans le cimetière militaire le plus proche. Le corps ayant pu être identifié, la War Graves Commission entrepris donc des recherches pour déterminer s’il avait des descendants et retrouva…son fils. C’est donc un vieux monsieur de près de 90 ans qui assista aux obsèques d’un père qu’il n’avait pratiquement pas connu et dont il ne conservait aucun souvenir, puisqu’il avait été tué en avril 1917 alors que lui même n’était né qu’en 1916. De fait, les précautions prises par Archibald Mac Millan pour assurer son identification en cas de malheur portaient donc leurs fruits 85 ans après son décès…On mesure ici l’étendue des implications que notre geste d’archéologue peut avoir et les interrogations sur la « légitimité » de notre intervention dans un domaine très sensible de notre mémoire collective. Fallait-il rendre à un homme arrivé au crépuscule de sa vie le corps d’un père disparu jeune et qu’il n’a de fait jamais connu ? L’émotion visible du fils d’Archibald Mac Millan, mais aussi de sa petite-fille et de son arrière-petit-fils, nous a confirmé le bien fondé de notre démarche.
Au-delà d’un devoir de mémoire essentiel, à un moment où les derniers survivants de la Grande Guerre vont bientôt disparaître ; l’étude des pratiques funéraires des combattants, mélange souvent étonnant de pratiques sociales acquises pendant une période de paix et adaptées à une situation d’urgence très particulière, permet d’approcher de manière très concrète la matérialité de ce conflit particulièrement violent. A ce titre, la découverte en mai 2001 des corps de 20 soldats britanniques réunis dans une même fosse (fig. 04) en est l’illustration parfaite.
Figure 4 : vue d'ensemble de la sépulture des vingts soldats britanniques trouvés au "Point du Jour"
Lors de la réalisation des tranchées linéaires de sondage en bordure de la Nationale 50, qui borde l’emprise de la ZAC « Actiparc » sur son côté sud, l’angle d’une fosse fut mis au jour par le godet de la pelle mécanique. Immédiatement à la surface du remplissage de cette structure encore très partiellement décapée est apparue la partie supérieure d’un crâne humain. Au regard de cette découverte, un décapage plus poussé du secteur fut donc entrepris, afin de déterminer la taille de la dite structure en d’en préciser les limites. Après quelques heures de terrassement, nous nous sommes donc trouvé en présence d’une fosse rectangulaire de près de 15 m de longueur pour une largeur d’environ 2 m. Dans le même temps, la fouille de l’angle nord-ouest de la structure, où avait été dégagé partiellement le crâne humain, était entreprise. Elle permit de rapidement de déterminer qu’il s’agissait du corps d’un soldat britannique inhumé sur le dos dans une fosse dont la profondeur à l’origine ne devait pas dépasser 40 cm. La poursuite de la fouille de cette structure, entreprise par une équipe du Service Archéologique Municipal d’Arras venue épauler les archéologues de l’INRAP (Institut National de Recherches Archéologiques Préventives) en charge du diagnostic archéologique, permit de dégager successivement les corps de 19 autres soldats, soigneusement disposés côte à côte.
Au delà du caractère déjà exceptionnel de cette tombe, ne serait-ce que par le nombre important des corps inhumés dans la même fosse, la disposition relative des squelettes entre eux et des détails étonnants relevés en cours de fouille attirèrent notre attention. En dehors des informations fournies par le biais de la découverte d’éléments d’équipement militaire et d’insignes d’unité et en faisant abstraction des données fournies préalablement par l’étude bibliographiques des événements liés à la Grande Guerre sur ce secteur, l’étude purement archéologique et anthropologique de cette tombe amenait permettait de formuler les observations suivantes.
Nous étions en présence des corps de vingt adultes de sexe masculin, décédés de mort violente entre 20 et 40 ans. Les 19 premiers défunts avaient été enterrés en une seule fois, allongés sur le dos, tête au nord, les avant-bras pliés et disposés à l’horizontale, les mains jointives reposant sur l’abdomen. Le dépôt des corps s’était fait successivement de l’ouest vers l’est et une attention particulière avait été apportée afin que le coude droit de chaque homme recouvre le coude gauche de son voisin de droite. Seul le 20ème et dernier corps déposé dans la tombe présentait une disposition différente, les bras étant disposés le long du corps et le défunt inhumé sans contact direct avec le mort précédent, à environ 40 cm de ce dernier. Si la grande majorité des squelettes étaient complets, les 16ème et 17ème corps n’étaient plus représentés que par des fragments de membres ou de thorax. Ces quelques restes, qui ne représentaient plus de fait qu’environ 10% d’un individu complet, avaient été cependant très soigneusement re-disposés dans la tombe, à l’emplacement exact qu’ils auraient occupés si l’individu inhumé avait conservé son intégrité physique…
Enfin, les corps 8, 9 et 10 présentaient la même particularité osseuse au niveau de leur os frontal, à savoir une suture métopique séparant verticalement cet élément crânien, normalement constitué par un seul os, en 2 plaques osseuses parfaitement symétriques (fig. 05). Ce caractère très particulier, qualifié par les anthropologues de « discret », ne touche qu’une très faible partie d’une même population (5 à 10 %), sans que son origine (groupe familial) ou sa cause (carences alimentaires) puissent être clairement établies. Sa répétition sur 3 des 20 corps, qui plus est disposés côte à côte, n’en est que plus troublante et laisse à penser que ces 3 individus pouvaient appartenir à une même famille ou étaient du moins étroitement apparentés.
Figure 5 : Vue de détail de la suture métopique observée sur le crâne du sujet n.8 de la tombe du "Point du Jour"
La découverte d’une telle tombe, par exemple dans un contexte médiéval pour lequel aucune précision d’ordre bibliographique ne saurait être disponible, amènerait très certainement l’archéologue vers les interprétations suivantes. La présence exclusive d’hommes jeunes, présentant des traumatismes osseux bien visibles et révélateurs d’une mort violentes, inhumés de manière simultanée classerait immanquablement cette structure dans la catégorie des sépultures de catastrophes, à priori lié à un événement militaire ou guerrier. La volonté des personnes ayant procédé à l’inhumation de disposer les corps très soigneusement et de manière à ce qu’ils soient au coude à coude dans leur dernière demeure laisse supposer que la mise en terre a été réalisée par des hommes appartenant au même groupe humain que les défunts et désirant leur offrir une sépulture digne des liens sociaux qui devaient les unir de leur vivant. Cette impression est confirmée par le dépôt côte à côte des 3 individus dont le crâne présente une suture métopique, particularité totalement invisible et indétectable au moment de l’inhumation. Que ces 3 individus se retrouvent l’un à côté de l’autre dans la tombe prouve une fois de plus que les personnes qui les ont enterrés connaissaient leurs probables liens familiaux et évoluaient donc dans l’environnement social proche des défunts.
Replacée dans le contexte bien mieux connu et beaucoup plus documenté de la Grande Guerre dans le secteur d’Arras, l’interprétation de la sépulture multiple d’Actiparc pouvait être poussée beaucoup plus loin. Le secteur étant resté aux mains des britanniques au terme de l’offensive d’avril 1917, la tombe ne pouvait avoir été réalisée que par des soldats de cette nationalité. De fait, les objets personnels des morts, eux aussi britannniques, avaient donc été soigneusement récupérés afin de pouvoir être renvoyés aux familles et les corps avaient été débarassés de leur brêlages. Si l’absence d’effets personnels et la disparition rapide des disques d’identité ne nous a pas permis d’identifier formellement un seul corps, la découverte de quelques badges d’épaule portant la mention « LINCOLN » (fig. 06) nous permis de préciser l’appartenance de plusieurs soldats au 10 ème bataillon du Lincolnshire Regiment, engagé sur le secteur du 9 au 13 avril 1917. La localisation de la tombe immédiatement en retrait de la brown line, atteinte le soir du 9 avril par ce bataillon, confirmait d’ailleurs bien cette information.
Figure 6 : Vue de détail d'un badge d'épaule "Lincoln" trouvé sur l'un des combattants enterrés au "Point du Jour"
Du fait de l’extrême attention apportée dans la réalisation de l’inhumation des 19 premiers corps déposés dans la fosse, tout laisse à penser que nous étions donc en présence de soldats appartenant à cette même unité et enterrés par leurs compagnons de combat. Un tel soin dans le dépôt des corps, alors même que l’inhumation a été faite en première ligne de front et au moment d’une offensive majeure, ne peut raisonnablement qu’être le fait de personnes connaissant parfaitement les défunts et soucieuses d’offrir à des hommes avec qui elles étaient unies par de fort liens de camaraderie une sépulture digne et ce malgré des conditions de réalisation particulièrement difficiles et dangereuses. Qui prendrait le risque de s’exposer ainsi pour enterrer un inconnu, voire un ennemi, et qui s’obstinerait à récupérer sur le champ de bataille des débris de corps humain pour les replacer dans une tombe de manière à leur rendre un semblant d’intégrité physique ? Un tel traitement des corps n’a pu être réalisé que par des compagnons de combat, unis de longue date dans l’adversité et ayant traversé bien des épreuves. Soucieux de donner à leurs camarades malchanceux une dernière demeure, qu’ils espéraient très certainement provisoire, les survivants du 10 ème bataillon du Lincolnshire Regiment ont donc soigneusement réalisé cette tombe et déposé au coude à coude la majorité des tués de l’unité récupérés sur le champ de bataille (à la fin de l’engagement du bataillon dans le secteur, le 13 avril 1917, 38 soldats avaient été tués et 28 corps n’avaient pas de sépulture connue avant la redécouverte de la tombe). A l’issue du dépôt des 19 premiers corps, la fosse a été partiellement rebouchée, son extrémité est pouvant encore accueillir quelques corps. Elle restera d’ailleurs partiellement inoccupée sur ce côté, puisqu’un seul corps supplémentaire, disposé de manière légèrement différente des précédent et appartenant peut-être à une autre unité, y sera inhumé un peu plus tard. La découverte, à chaque extrémité de la fosse, d’un culot d’obus enterré verticalement laisse supposer que l’emplacement de la sépulture devait être matérialisé en surface par un piquet planté dans le corps de l’obus et éventuellement surmonté d’un fanion ou d’une pancarte. Ces éléments, destinés à permettre de retrouver l’emplacement de cette tombe ultérieurement, ont très certainement été réduits à néant lors des bombardements allemands qu’a connu le secteur en 1917 puis en 1918, alors même que cette zone accueillait la ligne arrière du front britannique et des unités d’artillerie.
Les efforts déployés pour la réalisation de cette sépulture sont étonnants, mais s’éclairent d’un jour particulier quand on sait que le surnom que s’étaient donné les hommes du 10 ème bataillon du Lincolnshire Regiment était les « Grimsby Chums », soit littéralement les « potes » de Grimsby, petit port du nord-est de l’Angleterre. Il est vrai que le système de recrutement de l’armée britannique privilégiait alors l’enrôlement dans la même unité d’hommes provenant d’une même ville ou tout du moins d’un même secteur géographique restreint. Il devient alors très compréhensible que ces hommes d’une même classe d’âge, se connaissant souvent depuis de nombreuses années et s’étant probablement côtoyés sur les banc d’une même école, étaient déjà liés avant la guerre par des liens d’amitié, fortement renforcés par leur expérience commune de la vie misérable du combattant des tranchées. A ce titre, la tombe des « oubliés du Point du Jour » est un témoignage particulièrement poignant du profond sentiment de camaraderie qui a souvent uni les combattants de la Grande Guerre.
Voir la seconde partie de l'article
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