Ce livre est tiré de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue à l’université de Gênes en 2004. La préface d’Antonio Gibelli souligne qu’un tel travail aurait été impensable il y a vingt ans, faute de sources et des instruments d’analyse aujourd’hui disponibles. Grâce à Caffarena, l’armée italienne prend la forme d’un groupe d’hommes ayant des noms et des prénoms, une identité, une expérience propre, une façon de raconter : des voix distinctes dans un chœur où elles s’expriment ensemble.
L’introduction de Fabio Caffarena fournit quelques clés d’analyse :
- il faut tenir compte des degrés d’alphabétisation, de la persistance des dialectes, de l’attachement au clocher, à la famille, de l’impact des événements traumatiques sur la propension à l’écriture (intéressant rapprochement entre guerre et émigration dans le cas des Italiens) ;
- ne pas oublier le contrôle subi : pendant la guerre, chaque soldat est considéré par les autorités comme un suspect potentiel (p. 22) ;
- garder présents à l’esprit la construction dans l’immédiat puis à l’époque fasciste d’un monument édifiant de la mémoire patriotique, l’obscurcissement dû à la recomposition officielle mythique de la Grande Guerre ; or le fonds d’écriture populaire révèle une perception de la guerre comme une catastrophe à laquelle il faut s’adapter : obbedire parce que non c’è niente da fare (p. 33).
Le livre présente d’abord une première partie d’analyse, divisée en deux chapitres.
Chap. 1 Écriture du quotidien
- Quantitatif
Le service militaire avait souvent été la première occasion de correspondre. Pendant la guerre, on peut estimer la masse à 4 milliards de lettres ou cartes (en France 10 milliards ; en Allemagne 30), d’où la perturbation du service postal au début et encore plus lorsque s’étend la franchise postale. Le taux d’analphabétisme dans l’armée italienne était de 37,6 % avec une nette différence entre le Nord et le Sud (où il pouvait atteindre 70 %). Des soldats écrivaient pour leurs camarades. On trouve beaucoup d’écriture incertaine, largement mêlée d’oralité, mais qui reste fonctionnelle. La guerre est une occasion tragique d’acculturation : les soldats donnent à leur famille le conseil d’envoyer les enfants à l’école et de faire en sorte qu’ils apprennent bien.
- Ecriture et survie
Il existe un rapport étroit entre la lettre et la survie dont elle est le signe. Face à une technologie destructrice, on se réfugie parfois dans l’irrationnel : considérée comme une protection, la correspondance aurait le pouvoir de dévier les projectiles et les éclats. Dans tous les cas elle est une précaire tentative de pont par-dessus le fossé qui sépare le front de l’arrière, l’occasion de réaffirmer le rôle du père de famille. L’arrivée des lettres et paquets est une éclaircie dans l’horreur du front. Les lettres de soldats se veulent rassurantes, les agriculteurs s’intéressent au paysage, aux récoltes. Certaines décrivent aussi la triste réalité, l’univers de la tranchée et sa violence, mais aussi l’assimilation de l’ennemi à un autre homme qui souffre.
- Paroles particulières
Les officiers supérieurs ont tendance à sublimer la boucherie dans l’idéal patriotique. Les officiers d’origine bourgeoise se sont fondus dans la rhétorique nationaliste et ses slogans, tandis que les soldats paysans ont su revendiquer leur personnalité. Entre les deux existe une zone plus complexe où s’expriment des sentiments contradictoires et où des officiers subalternes des tranchées parlent comme leurs hommes.
La parole des prisonniers obéit à des contraintes particulières. Elle exprime principalement le manque de nourriture. [Considérés comme des traîtres à la patrie, ils étaient privés de tout secours officiel. Voir les travaux de Giovanna Procacci, en particulie, en français : « Les causes de la forte mortalité des prisonniers de guerre italiens en Allemagne et en Autriche au cours des deux guerres mondiales » in Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, dir., Les Prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 125-135.]
La fin de la guerre est en général la fin du récit. Pour la plupart la guerre fut la seule période d’écriture.
Chap. 2 Monuments de la mémoire
Une Grande Guerre de musée, des « lettres de marbre ».
Dans les lettres provenant des classes cultivées, thème de la continuité entre le Risorgimento et la Grande Guerre. Mais lequel ? Le Risorgimento de la famille de Savoie, celui des Garibaldiens, le monarchiste, le républicain ? Et le thème n’appartient pas au bagage culturel des gens communs. Pour eux, parler de Patrie n’a pas de sens. Il y a une rupture nette entre eux et la rhétorique officielle. Mais le « patriotisme » de la famille et du petit groupe d’origine peut jouer pour favoriser le courage (surtout si l’on appartient aux territoires frontaliers envahis ou menacés).
Dès août 1915, le Comité national pour l’Histoire du Risorgimento recueille des documents pour la création du Musée du Risorgimento qui veut s’adresser à la jeunesse. On sélectionne les lettres destinées à construire une mémoire patriotique. Giovanni Borelli essaie de faire prendre en considération des exigences d’historien (que l’on évoque tous les aspects y compris la désertion), mais ses efforts sont rapidement balayés par le fascisme. Localement existent d’autres monuments, les Albi d’Oro dei Caduti. Dans tous les cas, on a porté une grande attention aux lettres des morts et des décorés, afin de construire un Panthéon sur le thème du Sacrifice pour la Patrie.
Pendant l’époque fasciste, Risorgimento, Grande Guerre, Avènement du Fascisme sont présentés comme les trois moments d’un processus unique. La Révolution fasciste aura le privilège de réaliser le rêve des tués de la Grande Guerre. La douleur est transformée en Gloire par le toucher miraculeux du Duce. La Religion de la Patrie a besoin de martyrs pour exalter la Sainte Cause et faire ressortir le caractère naturellement héroïque d’un Peuple. On ira même jusqu’à recycler des lettres à contenu intime en jouant sur l’assimilation entre la maman et la Mère Patrie. Fabio Caffarena analyse un texte (p. 159-160) tellement stéréotypé qu’il s’agit peut-être d’un faux, forgé pour la circonstance.
Une deuxième grande partie présente sources et méthodes.
1. La réflexion sur les sources est d’abord un parcours allant « des lettres de marbre aux lettres de papier ».
- Le régime fasciste avait besoin de mythe et non d’histoire. Le recueil d’Adolfo Omodeo (1934) donne des lettres d’officiers, de diplômés, et en annexe quelques lettres de soldats pour expliquer qu’elles sont inutiles pour la compréhension de la guerre parce qu’elles n’attestent que du plus banal instinct de conservation. Les fascistes refusent « le lyrisme de la poltronnerie ».
- Le livre de Spitzer (1921, en allemand, sur les lettres de prisonniers de guerre italiens) montrait fragilité, désespoir, peur, rébellion. Il décrivait bien le soldat italien d’extraction populaire. Il n’a été traduit en italien qu’en 1976.
- La deuxième après-guerre, à cause de la marque profonde de la ruine morale et matérielle du pays, a provoqué un repli sur la sphère privée. Une ébauche de « démonumentalisation ». Mais l’histoire s’intéressait surtout à ce qui jusque là était un tabou, l’intervention dans la Grande Guerre en 1915.
- Puis on a porté intérêt à la guerre vue de l’intérieur, au comportement des soldats, aux pratiques d’écriture des gens ordinaires : la guerra dei piccoli uomini. Antonio Gibelli, Giovanna Procacci… Mais un recueil préfacé par le président de la République en 2000 est encore un « monument ».
- On se penche sur la « psychologie épistolaire » : les complexités de situations et d’attitudes ; le souci de rassurer ; la pudeur… Il faudrait se lancer dans des comptages de mots : Patrie, Victoire, Paix… Et essayer de découvrir les non-dits [ici, référence au livre de Sylvie Decobert, Lettres du front et de l’arrière, Carcassonne, Les Audois, 2000].
2. L’auteur pose ensuite la question de la « dictature du témoignage » et il juge utile de faire une incursion comparative dans le débat historiographique français qu’il présente ainsi : le livre de Rémy Cazals et Frédéric Rousseau [14-18, le cri d’une génération, Privat, 2001] aboutit aux mêmes résultats que la recherche italienne. Il s’oppose à St. Audoin-Rouzeau et A. Becker qui affirment que les témoins ont prétendu se réserver l’exclusivité de faire l’histoire et qu’il faut lutter contre une « dictature du témoignage ». Les positions de St. Audoin-Rouzeau et A. Becker ont suscité une polémique aiguë. L’article de Rémy Cazals dans Genèses [n° 46, mars 2002] critique la prétention à reconstruire l’histoire du point de vue des classes subalternes en utilisant des sources d’origine non populaire. Fabio Caffarena cite les Carnets de guerre de Louis Barthas comme source populaire. Il signale la postface à l’édition de poche, le livre Ennemis fraternels qui va à l’encontre de la thèse selon laquelle la haine de l’ennemi remplace tout autre sentiment. A la redécouverte d’une guerre patriotique s’oppose le cri des combattants qui restitue une vision démythifiée du conflit, loin de la rhétorique et de l’esprit de Croisade.
Conclusion :
En Italie, où il reste beaucoup à faire, la question de la « dictature » du témoignage n’a pas émergé. De Luna, Gibelli défendent l’exploration du mental et du moral, de la subjectivité, qui ne sont pas des territoires marginaux. Pour travailler, il existe un fort potentiel de textes d’écriture populaire, à chercher dans les Archives tant au niveau national que régional ou local. Un bon exemple : Archivio Ligure della Scrittura Popolare, à Gênes. Il existe également un grand nombre de « micro-éditions » [comme en France].
Présentation détaillée des sources italiennes.
Abondante bibliographie pas seulement italienne.
Carte, index.
Rémy Cazals |