Le CRID 14-18 connait bien Bertrand Goujon qui a participé au colloque de Laon et Craonne en novembre 2010 en présentant une communication sur « Insertion et distinction nobiliaires parmi les combattants français de la Grande Guerre », publiée dans le volume collectif Identités troublées 1914-1918, Les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre, Toulouse, Privat, 2011. Ce texte ouvrait quelques pistes suivies dans la thèse de doctorat qui a été reprise dans le livre Du sang bleu dans les tranchées, Paris, Vendémiaire, 2015. Après le masculin, voici le féminin chez le même éditeur : Je maintiendrai. Femmes, nobles et Françaises 1914-1919. Bertrand Goujon est également l’auteur du volume Monarchies postrévolutionnaires 1814-1848, dans l’Histoire de la France contemporaine aux éditions du Seuil, en 2012.
Le nouveau livre se recommande par la variété et l’abondance de la documentation consultée. Abondance : 700 pages de texte suivies de 2140 notes. Variété : l’auteur remarque chez les femmes nobles « la propension exacerbée à prendre la plume » (p. 169) ; il a confronté écrits féminins et masculins ; il va jusqu’à utiliser avec profit la rubrique « Déplacements des abonnés » du Figaro pour suivre les pérégrinations de ses personnages selon les moments de la guerre. Même si la catégorie sociale étudiée est minoritaire, le livre contribue à la connaissance des comportements des Françaises et des Français pendant la guerre. Lors des phases les plus marquantes : la mobilisation, le départ des hommes, l’invasion, les grandes batailles, la sortie de guerre… Devant les fausses nouvelles, dans les épreuves et les deuils, à la recherche de « provisions de moral » (p. 247)…
Mais il faut tenir compte des spécificités de la noblesse : « Bon sang ne saurait mentir. » La noblesse s’investit dans l’Union sacrée, dans l’action charitable et la Croix Rouge, sans renoncer aux pratiques socioculturelles propres, sans renoncer à « tenir son rang » (p. 509). Même quand les fortunes s’effondrent, les femmes nobles sont réticentes à la professionnalisation salariée (p. 165) ; elles critiquent les parvenus ; la baronne Michaux en veut à « M. et Mme Nouveau-Riche » qui auraient tant à apprendre pour distinguer ce qu’est le vrai luxe (p. 305). Il faut affronter la crise de main d’œuvre agricole et domestique. Comment remplacer les préceptrices allemandes ? Comment la baronne de Saizieu peut-elle résister à ce qu’elle appelle « les prétentions éhontées » des vendangeurs (p. 156) ?
L’auteur doit adresser ses remerciements à des altesses, des comtesses et des marquises, mais son livre n’est en rien hagiographique. Il n’occulte pas la « propension à la fuite » lorsque l’armée allemande menace Paris (p. 70), les attitudes chicanières lors de partages de patrimoines (p. 115), les manigances pour échapper à l’impôt sur le revenu (p. 161) et les déclamations d’antiparlementarisme (p. 285), le parler double de la comtesse de Martel de Janville (dont le nom de plume était Gyp) à propos des embusqués selon qu’ils sont ou ne sont pas de ses proches (p. 300). L’auteur a raison de revendiquer en conclusion une « exploitation historienne de cette riche documentation » (p. 694).
Il y a du Downton Abbey dans la vie des Françaises nobles en 14-18, par exemple (p. 86) lorsque la comtesse Greffulhe est réveillée en pleine nuit en son domicile parisien par un domestique annonçant : « Madame la Comtesse, le Zeppelin est là. » Et justement, pour rester sur les rapports entre châtelains et serviteurs, voici un cas que le dictionnaire des témoins du CRID 14-18 offre à Bertrand Goujon : durant les six premiers mois de la guerre, au château de Clemery, près des combats, Mademoiselle la vicomtesse de Moustier et la fille de cuisine Charlotte Moulis tiennent, chacune de son côté, un journal personnel. La comparaison des deux textes est intéressante (voir la notice « Moulis Charlotte » sur notre site). Les de Moustier ne sont d’ailleurs pas absents du livre de Bertrand Goujon. Après la guerre, le comte constitue le dossier de demande d’indemnisation pour les dégâts causés au château.
Pour terminer, s’il lit ce compte rendu, peut-on demander à Bertrand Goujon de rédiger pour notre dictionnaire quelques notices sur les témoignages féminins qu’il connait le mieux ?
Rémy Cazals