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CRID 14-18














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sur la guerre
 
de 1914-1918








Le témoignage de Charles Gaillard

Rémy Cazals


Charles GAILLARD (1897-1915)

Participant à la discussion sur le film de Michael Gaumnitz, Premier Noël dans les tranchées, aux Rendez-vous de l’histoire à Blois en septembre, avec André Loez et de nombreux professeurs de collège et de lycée, j’ai affirmé que ce film, celui de Carion (Joyeux Noël) et le livre Frères de tranchées feraient apparaître des documents nouveaux sur les fraternisations, en particulier des photos. Dans la salle, une collègue, Blanche-Marie Gaillard, a fait alors allusion à un dessin, en marge d’une lettre d’un jeune soldat adressée à sa famille le 5 avril 1915. Ce dessin représente le no man’s land, le réseau de fils de fer allemand et, sur le parapet de la tranchée, quatorze silhouettes à découvert. Un Allemand agite son bonnet ; un autre fait des signes avec un balai. Le texte de la lettre apporte les renseignements suivants :

- le lieu : près d’Acheux (Somme)

- la date : nuit du jeudi et matin du Vendredi Saint, 2 avril 1915

- les Allemands appartiennent à la Garde impériale ; les Français à une compagnie du 65 e RI

- cela commence par chants et tapage côté allemand ; les Français font de même ; cela se poursuit par des injures, qui font place à des conversations

- au matin, Allemands et Français sortent à découvert et se font des signes ; personne n’a envie de tirer

- échange de journaux

- trêve pour enterrer les morts

- l’artillerie brise la trêve ; elle a été alertée par le lieutenant qui ne veut pas avoir d’ennuis car il sait que le 137 e, qui a fraternisé à Noël, a reçu un blâme

- six Allemands viennent se faire prendre prisonniers.

Il ne faisait pas assez jour et le Kodak de Charles Gaillard n’était pas prêt ; il n’a pu faire qu’un dessin. Ce dessin est reproduit et la lettre transcrite dans le livre préparé par sa nièce (p. 83-85) :

* GAILLARD Blanche-Marie, Au front à 17 ans. Lettres d’un jeune Morbihannais à sa famille, Saint-Cyr-sur-Loire, Editions Alan Sutton, 2005, 192 p.

Le livre est illustré de nombreuses photos (certaines prises par Charles Gaillard ; quelques-unes ne s’imposaient pas) et des dessins du jeune combattant (en particulier : cagna, réseau de tranchées et boyaux, masque à gaz compresse, grenade à manche…). J’ai signalé à Blanche-Marie Gaillard de rares erreurs de transcription ; elles pourraient être corrigées pour une 2 e édition. Les lettres apportent des éléments fort intéressants sur l’expérience de guerre d’un jeune bourgeois (fils de médecin), engagé à 17 ans dans l’infanterie, arrivé sur le front en décembre 1914, tué lors des attaques de Champagne, le 24 octobre 1915 (plaque au monument de Navarin). On peut signaler quelques-uns de ces éléments, présentés ici sous cinq rubriques, en dehors de la fraternisation décrite plus haut.

1. Les sentiments du jeune homme par rapport à la guerre

- En octobre14, il attend avec impatience le moment du départ ; en novembre, très heureux, il a confiance en la victoire ; en décembre, il souhaite chasser les Boches « la baïonnette aux reins ».

- Le 4 janvier 15, il écrit : « Je sais maintenant ce que c’est que les tranchées et les boyaux. » Le 19, il demande à ses parents : « Quand croyez-vous que finira la guerre ? » Le 4 février, puis le 11 mars : « Vivement la fin. »

- En octobre 15 quand il apprend que son frère veut s’engager, il écrit à sa mère : « Surtout ne le laisse pas s’engager. »

2. Par rapport à la conduite de la guerre

- Dès le 5 janvier 15, arrivé depuis peu, il a compris que « les attaques ne peuvent être que très meurtrières et sans résultat ». « La plupart du temps, on ne réussit qu’à perdre une cinquantaine de types » (9 janvier). C’est la même chose quand les Allemands attaquent (25 janvier).

- En même temps (situation ambivalente relevée pour d’autres combattants), il écrit que les Boches seront chassés de leurs trous et que reprendra la guerre en rase campagne (par exemple à la veille de l’offensive de Champagne en septembre 15).

3. Les thèmes récurrents de la guerre de tranchées

- destructions (p. 49, avec allusion à Pompéi), boue (51), sifflement des balles, cadavres (54), froid (76), méfaits du 75 (112), escouade décimée, miracle d’être vivant (117), proximité des tranchées ennemies (139), armes (147, on a distribué des couteaux pour l’attaque de Champagne, mais l’arme véritable, c’est la grenade)

- souvenirs ramassés (60) et butin de guerre (114)

- corvées en 2 e ligne (65), souhait de rester au repos jusqu’à la fin de la guerre (62), un filon (74)

- prisonniers pas mécontents (66), se rendent volontairement (158)

- attitude fréquente devant les décorations : critique la distribution, souhaite en obtenir (121)

- dès le 24 décembre 14, critique le bourrage de crâne (45, mais l’expression n’est pas utilisée) ; signale le besoin de savoir, l’importance des bruits, le rôle des cyclistes (93)

4. De précieuses observations

- en janvier 15, boyaux peu profonds, les Boches voient dépasser le bout des fusils (51) ; l’escouade se partage le contenu du sac d’un mort, vêtements, ustensiles, nourriture (59) ; un chien de garde très utile au poste d’écoute (104)

- surtout le rapport entre les anciens et les bleus ; passer caporal ? mais « comment un jeune pourrait-il commander un ancien ? » (il passera cependant caporal puis sergent) ; note sur le moral des anciens : dès le début de janvier 15 il est « très, très mauvais » ; ils sont exaspérés par leurs conditions de vie et par la lecture des journaux ; lorsqu’on fait distribution de matériel et inspection des armes, les anciens comprennent qu’une offensive se prépare (77) ; il note en mai 15 que lorsque l’habitude des tranchées est prise on ne tire presque pas : « Il se passe des journées sans un coup de fusil » et « On ne daigne même pas regarder au créneau ; on n’est plus à la guerre, on est en prison ».

5. Les destinataires des lettres

Une réflexion sur cette question peut également être nourrie par ce livre. Par exemple, c’est dans une lettre adressée à son père qu’il écrit : « Je les ai vus fuir [les Allemands] et j’en ai même descendu plusieurs. » Phrase très laconique. Dans une fusillade, comment être sûr d’avoir atteint son but ? Plusieurs ? Vantardise virile ?

De l’autre côté, on a la transcription de la dernière lettre de sa mère : « J’aimerais mieux que tu ne leur prennes pas leurs lettres privées, cela est d’ordre intime ; ces gens-là ont leurs affections comme nous avons les nôtres et, durant leur temps de captivité, ils seront réconfortés de relire leurs lettres comme tu le serais dans le même cas. Ce n’est pas une vaine sensiblerie qui me fait parler ainsi, mais c’est le respect de la famille, des affections, qui subsiste au-delà des frontières. »

Au total, un témoignage précieux qui mérite d’être connu et qui peut contribuer à notre réflexion en de nombreux domaines.




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