Le travail que j’ai l’honneur de
présenter aujourd’hui est le fruit de plusieurs années de recherches, de
questions, et de remises en question. Plusieurs années : presque sept si
l’on prend comme point de départ la soutenance de ma maîtrise, consacrée à
l’Union sacrée dans le département de l’Aveyron. J’avais en effet eu la chance
d’y trouver, aux Archives Départementales, un important fonds intitulé
« Taxe sur les bénéfices de guerre, 1914-1918 ». Il recelait les
dossiers individuels et documents administratifs afférents à cette imposition,
créée en 1916, concernant cette circonscription administrative. J’en avais tiré
la matière d’un développement de quelques pages dans ma maîtrise, mais
l’existence de ces archives ouvrait la possibilité d’un prolongement. C’est là
précisément ce que me proposait à la fin de ma soutenance le professeur Rémy
Cazals, à savoir un D.E.A. consacré aux profiteurs de 14-18.
Un sondage par
courrier effectué l’année suivante auprès de la plupart des dépôts d’archives
répertoriés sur le territoire français révélait la possibilité de tabler sur un
corpus d’archives conséquent. La tradition jacobine étant ce qu’elle est, les
archives du Ministère des Finances centralisaient notamment la presque totalité
des dossiers en question : une source historique riche et encore très
neuve était ainsi à portée de main, le sujet était viable.
Bien sûr, tout n’était pas
résolu ; au contraire, ai-je envie de dire, les difficultés ne faisaient
que commencer… Pêle-mêle : comment circonscrire la documentation
disponible sur la dénonciation des profiteurs de guerre ? Comment
objectiver sans le dénaturer un phénomène d’opinion ? Et là n’était pas
encore l’essentiel. Car, d’abord, qu’est-ce qu’un profiteur de guerre ?
Réponse immédiate : une personne
physique ou morale qui réalise des bénéfices au-delà de l’acceptable durant la
guerre. Problème : où tracer la ligne entre profit, ou de taux de profit,
acceptable et inacceptable ? Quel seuil de bénéfice, quel pourcentage des
capitaux engagés choisir ?
L’arbitraire étant ici inéluctable, cette voie se révélait être une
impasse ; dès lors, comment faire ?
Qu’est-ce qu’un profiteur de
guerre ?, donc. La réponse opératoire à cette
question lancinante s’est cristallisée, je crois, en septembre 2001. J’ai alors
eu la chance de pouvoir présenter certains aspects de mon travail à Dublin,
lors d’un colloque organisé par le professeur Horne, ici présent. Au cours des
débats, un des participants m’a demandé en substance « pardon mais,
qu’est-ce qu’un profiteur, en définitive ? ». Ce à quoi je
m’entends encore répondre du tac au tac : « hé bien, un profiteur,
c’est fondamentalement quelqu’un qui est dénoncé comme un profiteur ».
La réponse entraîna une certaine approbation, en même temps que des
« mouvements divers », comme on dit. Il n’empêche : je tenais, enfin clairement énoncé, le socle
de mon approche.
* * *
De là, en effet, les méthodes de
l’histoire culturelle pouvaient être employées pour traiter des discours de dénonciation
des profiteurs de la guerre, ainsi que pour analyser les voies
d’auto-légitimation empruntées par les milieux financiers, industriels, et
commerciaux.
Il est a priori assez
facilement compréhensible que ce terrible conflit ait pu générer des ressentiments
fort aigres envers ceux en profitant ou mieux, supposés en profiter.
L’historiographie, pour ne pas contenir d’études spécifiques sur le sujet, n’a
d’ailleurs pas ignoré le phénomène, difficile à ne pas voir au demeurant. La
dénonciation multiforme (presse, pamphlets, délation…) constitue un discours
foncièrement populaire et égalitaire, mais aussi fortement normé. Car la
stigmatisation des profiteurs ne dérange guère, en soi, les pouvoirs en place,
comme en témoigne la faible censure qui l’encadre. Elle s’inscrit dans ce que
Pierre Bourdieu a nommé le champ du revendiquable, lequel configure
positivement ou négativement le fond de la lutte et de l’action politique et
sociale. S’en tenir à dénoncer un abus, pour poursuivre dans le fil de cette analyse,
équivaut immanquablement à laisser intact l’ordre des choses qui justement,
produit cet abus. Discours normatif, donc, mais aussi sur un autre plan voie
d’une approche de la Grande Guerre à rebours d’une historiographie focalisée
sur la mise en évidence du consensus dans la période. Les profiteurs, à
l’instar d’autres objets d’histoire, permettent de penser le dissensus
comme un facteur structurant de la période 1914-1918.
Le contre-discours des élites
économiques est lui moins connu dans la période. Ces dernières se proclament
mobilisées, non dans les tranchées, bien sûr, dont on laisse l’honneur aux
glorieux héros, mais depuis le fauteuil de la direction de l’usine, d’un
conseil d’administration ou encore d’une chambre consulaire. Epousant ce qu’il
est si efficient d’appeler le « discours dominant », les Agents
supérieurs de la mobilisation économique (ASME) se répandent en justifications
de soi mêlant impérialisme assumé, productivisme placé sous l’égide de
l’intérêt national, et sacrifices consentis aux nécessité de la défense
nationale. Ce faisant, ils répondent aussi à la mise en cause dont ils sont
l’objet de façon au moins implicite par le biais des diatribes contre les
profiteurs.
L’analyse critique réclamait d’une
part la mise en regard de ces deux discours antagonistes, ce que je pense avoir
réalisé. Mais un autre recoupement était possible d’autre part, cette fois avec
les sources fiscales déjà mentionnées.
Par suite, ce que j’ai pu apprendre
sur la loi du 1er juillet 1916 visant à l’imposition des bénéfices
exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre, imposition
promulguée au nom de la solidarité patriotique et de l’état des finances
publiques, amène à souligner deux choses. 1) elle vient combler l’attente qui
l’a fait naître, soit ce bouillonnement de l’opinion quant à l’inégale
répartition du sacrifice, laquelle s’agrège entre 1914 et 1918 à l’inégale
répartition des richesses préexistante dans la société française. Il y a là les
termes de l’énoncé d’un problème d’histoire sociale, mais ce n’est pas tout. 2)
En effet, la Contribution sur les bénéfices de guerre rencontre avant son
adoption et durant son application des résistances étonnantes de la part des
milieux économiques, les mêmes pourtant si prompts à auto-célébrer sans trop de
vergogne leur profonde inscription dans la défense nationale.
Il faut dire qu’elle a fière allure,
la rhétorique patriotique des conseils d’administration. Elle apparaît même à
première vue comme un intéressant renversement des valeurs, peignant le tableau
d’agents capitalistes mûs du jour de l’entrée en guerre non plus par la quête
de la plus-value, mais par le salut de la communauté nationale. En d’autres
termes, un capitalisme d’intérêt général verrait alors jour, sous l’effet
puissant d’un inébranlable consensus patriotique.
Seulement voilà : qu’on parle
d’imposer les gains amassés sur les fournitures de guerre et aussitôt, ce
prodige qu’est le capitalisme désintéressé s’évanouit, laissant le devant de la
scène à la rationalité ordinaire, celle du meilleur écart entre le bénéfice net
et le chiffre d’affaires. L’impôt ne peut alors être considéré comme autre
chose qu’un prélèvement à minimiser. La comptabilité en partie double prévaut
alors, et elle ne comporte en général pas de rubrique « intérêt de la
patrie ». La guerre se présente alors pour ce qu’elle est aux yeux des
industriels : une conjoncture économique riche de potentialités,
c’est-à-dire en langage clair, de profits escomptables, mais aussi imposables.
* * *
L’impôt est cependant mis en place
et, par suite, les assujettis à la Contribution font leur apparition. Ce
dernier terme, assujettis, résonne comme une objectivation des profiteurs de la
guerre : ces derniers sont
d’essence (im)morale, tandis que les contribuables sont inscrits dans le cadre
légal – distinction essentielle. Cette différence de nature m’a conduit à
fabriquer une typologie articulant les profiteurs – vrais ou faux,
définis à partir du croisement des dénonciations existantes et des enquêtes
fiscales – et les contribuables non dénoncés, que j’ai désignés du néologisme
de « profitants de guerre ».
Le fondement patriotique de l’impôt
et la rhétorique de défense nationale du patronat se devaient en effet d’être
confrontées dans la durée du recouvrement de la Contribution de guerre. Les
occurrences de fraudes revêtent par suite une signification sociale et
culturelle, rendue dans ma typologie par les catégories « profitants de
mauvaise foi » et « profitants de bonne foi ». Ainsi, un
profitant de mauvaise foi considère, en bonne logique d’intérêt personnel, que
ses bénéfices n’ont pas à faire l’objet d’une réappropriation par la nation en
péril. Le contexte de la guerre n’est pour lui que conjoncture, propice sous
certaines conditions aux affaires, rien d’autre. Inversement, un profitant de
bonne foi est somme toute un honnête contribuable, un citoyen pourvu d’un
patriotisme efficient, pas seulement verbal.
Plus que les profits de guerre, bien
réels, c’est donc en définitive l’attitude vis-à-vis de la Contribution que j’ai
retenue comme indicateur pertinent dans ma démarche. Pour dire les choses
autrement, il aurait finalement suffi que les ASME accordent leurs discours et
leurs actes, ce que la Contribution, justement, visait à permettre… pour que
les profiteurs de la guerre tels qu’entendus ici ne puissent apparaître, en
tout cas perdurer.
Oui mais voilà, cela impliquerait que
les fournitures de guerre soient réalisées sans l’aiguillon du profit,
seulement pour satisfaire au bien et au devoir commun. Or aucun dirigeant politique,
pas même Albert Thomas, dont le socialisme fait à ce titre et pour l’époque
question, n’a osé tenter ce pari d’un capitalisme mis en branle d’abord par le
sentiment national.
Si la pérennisation de l’effort de
guerre a eu un prix humain, elle a aussi eu un coût financier, exorbitant mais
assumé, accepté, encouragé même au plus haut niveau d’un Etat suspendu au bon
vouloir des détenteurs de capitaux, en position de force car seuls à même de
pourvoir à une demande en fournitures tendant inexorablement vers l’infini.
* * *
Sur un plan général, cela donne aussi
à penser que la IIIe République, par-delà ses fondements politiques
humanistes, a mené la guerre en s’appuyant aussi sur un autre versant de son
identité profonde, celle de superstructure d’un capitalisme français en phase
avec son temps.
Quelle écoute, quelle compréhension,
quelle mansuétude même ne peut-on pas noter envers des contribuables
frauduleux, (ou des généraux incompétents, ce qui est à la fois un autre débat
et une comparaison possible…).
Quelle sévérité, quelle
intransigeance, par comparaison, avec le sort réservé aux soldats.
Or la lecture d’un ordre social donné
passe aussi par ce que ledit ordre social choisit de punir ou d’encourager en
priorité. A ce titre, ma thèse, du moins me semble-t-il, participe d’une voie
possible de compréhension de la France de la IIIe République, le
contexte de la guerre faisant apparaître de façon assez nette les contours
rigides et inégalitaires d’une démocratie ambiguë. J’assume le caractère
discutable de cette interprétation c’est-à-dire que je considère qu’une
recherche est vouée à produire, en même temps que des remise en question, les
conditions de sa propre remise en question.
Enfin, un dernier mot, sur les dernières pages de
mon travail. Ma conclusion se trouve être intitulée « Pour une
réhabilitation de la prise de parole populaire », ce qui mérite un
éclaircissement. Je n’ai en effet pas voulu entendre par là une supériorité
automatique, a priori, de la parole d’en-bas contre celle d’en-haut.
A la fois personnel et d’ordre épistémologique, mon propos est ici simplement,
contre le mépris de l’époque, mais aussi celui des analyses contemporaines
stigmatisant la dérive populiste partout où une voix non autorisée se fait
entendre. Je rappellerai ici ces mots de John Kenneth Galbraith, lequel, dans
son ouvrage paru en 1975 intitulé L’argent, évoquait « (…) la
capacité des riches et de leurs acolytes à voir la vertu sociale dans ce qui
sert leur intérêt et leur préférence, et à présenter comme ridicule ou absurde
tout ce qui ne va pas dans ce sens », ajoutant ensuite que « (…) la tendance correspondante des économistes à
trouver une vertu à ce qui agrée aux gens aisés et respectables est tout aussi
évidente ».
La réalité de profits de guerre et de
manœuvres frauduleuses une fois démontrées, mon travail sur les profiteurs de
la Grande Guerre me conduit à asseoir mon point de vue sur une telle
appréciation. Si le peuple correspond aux couches sociales les moins pourvues
matériellement et symboliquement dans un ordre social donné, alors il devient
possible d’avancer l’idée que les paroles, les chants et les cris dudit peuple
sont a priori aussi recevables et dignes d’intérêt que les discours
mieux installés. Pas plus, certes, mais… pas moins non plus.
François Bouloc
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