Regard: Jean-François Jagielski
Octobre 1920. La paix a deux ans
et pourtant l’ombre de la Grande Guerre est toujours présente. La première
scène du film de Bertrand Tavernier plonge le spectateur dans un monde où le
retour de la paix ne parvient jamais à occulter le poids de la guerre. Sur la
plage près de laquelle se dresse l’hôpital militaire de Berck, ce jeune
officier faisant de l’équitation en
compagnie d’une jeune infirmière parvient mal à maîtriser son équilibre. Puis
c’est la chute. Par un subtil jeu de caméra, le spectateur découvre alors que
l’homme est unijambiste.
La vie et rien d’autre est avant tout l’histoire de la quête de deux personnages
féminins. Celle d’abord d’Irène de Courtil, une « dame » à
chapeau et voilette, appartenant à la grande bourgeoisie parisienne, qui
parcoure avec chauffeur et voiture l’ancienne zone de front. Celle aussi
d’Alice, une jeune femme issue du peuple, titulaire de son brevet, qui fut
nommée institutrice pendant la guerre, mais à qui l’inspecteur primaire vient d’annoncer
la réintégration de l’instituteur titulaire et donc aussi la perte son emploi
provisoire. L’une et l’autre sont à la recherche, qui d’un mari, qui d’un fiancé
rencontré pendant la guerre et qui ont tous deux disparu en 1918. Cette intrigue
est aussi pour Bertrand Tavernier l’occasion de brosser un tableau
particulièrement soigné et bien renseigné de la société française des années 20
dans ce qu’on appelle, alors, les « Régions libérées ». Car le metteur
en scène, en s’appuyant sur le roman de Jean Cosmos, a réussi là une admirable
fresque historique servie par des acteurs qui ont su s’imprégner et restituer admirablement
l’air du temps…
La visite de l’hôpital militaire
n°47 par Irène de Courtil va provoquer la rencontre capitale avec le
commandant Delaplane. Ce dernier officie dans l’établissement à la recherche de
« soldats inconnus vivants » que sont les commotionnés, les
aphasiques ou les victimes de chocs nerveux occasionnés par les « orages
de fer » de la Grande Guerre. Il les répertorie méthodiquement, les
questionne, les photographie pour étoffer scrupuleusement son fichier de
disparus. On découvre au fil des déplacements de la caméra tout une monde
d’estropiés mentaux ou physiques dont l’un sculpte avec la bouche une croix de
bois qui servira très probablement bientôt à l’un des gazés de l’hôpital pour
lesquels on apprend que les choses vont beaucoup mieux, puisqu’il n’en meurt
plus que deux par semaine… La rencontre entre les deux rôles principaux du film
va plutôt mal se passer à cause d’une histoire de porte et de chanson de corps
de garde, mais le spectateur sait que les choses n’en resteront pas là et que
ces deux-là seront amenés à se revoir.
La
quête des disparus emmène le
spectateur dans l’est de la France, dans un secteur qui
appartient visiblement à
la zone rouge, « un pays où il n’y a plus
à ramasser que de la ferraille
et des os » dirait Roland Dorgelès. En cherchant
l’hôpital provisoire de
Vétrille, Irène découvre aussi une région
complètement dévastée par la guerre.
La quête de l’héroïne a assurément
quelque chose d’initiatique puisqu’elle
la plonge au cœur d’un monde qu’elle ignorait
totalement, celui d’une terrible
guerre qui a mutilé une partie du pays et les hommes qui
l’ont défendue. Car
les régions libérées sont aussi, avant tout, des
régions dévastées, ce que
semblait presque ignorer jusque-là cette parisienne qui
n’a connu la guerre que
par ce qu’en disait son sénateur de beau-père, les
journalistes « jusqu’au-boutistes » de
l’arrière ou les chroniques hallucinantes de
contre-vérité du
général Cherfils. La caméra de Tavernier fait
superbement revivre ce paysage de
l’après guerre fait de ruines et de baraques provisoires
en bois où se
restaurent les soldats du génie, les démineurs (sans cesse sollicités par la découvertes
d’obus non explosés aux confins de l’ancien champ de bataille), les
« bamboulas » (entendez des soldats coloniaux) à qui on confie
aujourd’hui comme naguère les missions les plus dangereuses. La scène du
restaurant où déjeune avec ses hommes le commandant Delaplane et dans laquelle
d’ailleurs l’héroïne ne consent pas à descendre de sa voiture est
particulièrement soignée. On y croise toute la faune plus ou moins louche des
régions libérées : des militaires de toutes armes mais aussi des pseudo-enquêteurs
prêts à escroquer de quelques dizaines de francs les familles des disparus, des
artistes dessinateurs ou sculpteurs qui ont été sollicités par les communes ou
les commandes d’Etat pour ériger des monuments aux morts ou commémoratifs. L’un
d’eux, Mercadau, présente au commandant Delaplane avec un lyrisme gouailleur et
ironique son futur projet de monument avec une Victoire ailée « couvant
ses poilus » et déclare à son confident que la période est pour les
artistes de son acabit « un âge d’or », « une nouvelle
Renaissance » où « même ceux qui ont une main de merde ont de la
commande ». On croit entendre là un extrait tout droit sorti du roman
d’Alexandre Vialatte, Battling-le-Ténébreux, dont le metteur en scène
s’est visiblement inspiré pour construire un de ces moments pleins d’humour un peu grinçant qui
ne sont jamais tout à fait absents des ses films.
Peu à peu, Irène découvre aussi
mieux la fonction et la personnalité du commandant Delaplane dans la région. Ce
dernier vient de recevoir une mission particulièrement délicate par le général
Villerieux : localiser une tombe dans laquelle reposerait un soldat français
dont aucune marque distinctive ne permettrait de connaître l’identité. Ce
soldat devra rejoindre la citadelle souterraine de Verdun pour le 10 novembre
1920, date à laquelle sera désigné en présence du ministre des Pensions Maginot
le Soldat inconnu qui devra reposer sous l’arc de Triomphe. Delapane, à qui
l’autorité militaire a confié depuis la fin de la guerre la recherche et
l’identification des disparus, refuse cette mission qui lui paraît en parfaite
contradiction avec celle qui lui a été confiée deux ans plus tôt. Il ne servira
pas de caution à cette mascarade qui veut faire disparaître l’immense détresse
des familles de disparus derrière un corps anonyme censé les présenter tous. Car
le commandant est un maniaque du chiffre, il tient scrupuleusement à jour une comptabilité
tatillonne des morts que l’autorité militaire ou étatique de l’époque désirerait
bien faire passer rapidement dans la catégorie des « pertes et
profits » de la guerre… Il est en cela très représentatif des premiers
rôles des films de Tavernier, ces personnages à la frontière de l’absurdité, à
qui l’Etat a confié une mission presque impossible à réaliser mais qui vont
pourtant la mener jusqu’au bout. Y compris lorsque leur hiérarchie les lâche, ou
que les politiques quelque peu embarrassés par une question – comme celle des
disparus - changent subitement d’orientation dans les choix qui avaient jusque là
prévalu. Les relations entre Irène et le commandant ne s’améliorent guère.
Faisant jouer ses relations, elle s’en prend vertement aux subordonnés de
Delaplane afin de faire avancer au plus vite le dossier de « son »
disparu. S’ensuit une scène très réussie où le commandant Delaplane, en bon officier
républicain, lui fait comprendre qu’il y subsiste en France 350 000
disparus (c’est un peu exagéré à cette date si l’on en croit les chiffres
donnés par le rapport Marin publié lui aussi en 1920) et qu’il ne consacrera au
cas du fils du sénateur de Courtil qu’un trois cent cinquante millième de son
temps et pas une seconde de plus... Malgré ces rencontres orageuses, les deux
personnages vont apprendre à mieux se connaître l’un et l’autre, au contact direct des conséquences immédiates
de la guerre car Irène est amenée à nouveau à croiser le militaire dans une
zone proche d’un tunnel où un convoi ferroviaire qui transportait des blessés et des munitions a déraillé et a
donc occasionné des centaines de disparitions. Pensant que son mari a pu être
évacué grâce à ce train, elle découvre en ce lieu la vie particulièrement
dangereuse que mènent les militaires ou civils des « pays aplatis » chargés
d’exhumer et d’identifier les corps dans ce tunnel qui, deux ans après la fin
du conflit, menace encore l’existence de ceux qui le déblaient et cherchent à
récupérer et identifier les cadavres.
Parallèlement
au fil conducteur de
la quête vient se greffer une intrigue sentimentale dont on
pourrait craindre
qu’elle nuise quelque peu à l’évocation
jusque là très soignée de la période.
Il n’en est rien. Tavernier aborde par ce biais la
délicate question de la
relation homme-femme au lendemain de la guerre. Cette relation avait
déjà été
problématique pendant la guerre où
s’était dressée la question de la fidélité des épouses à leurs maris partis de
longs mois combattre sur le front. Au lendemain du conflit se pose une autre
problème, inverse : qu’en est-il du rapport entre les hommes et les femmes
dans ce monde de l’après guerre où des centaines de milliers d’épouses (et de
mères) sont encore à la recherche de leurs morts et n’ont pas fait le deuil de
leurs maris (ou de leurs fils) ? Tavernier montre, avec finesse et
subtilité, que cette période est d’abord celle d’une transition douloureuse. Si
la relation amoureuse entre Irène et le commandant Delaplane est faite d’ambiguïtés,
d’hésitations, de maladresses amoureuses, de tentations refoulées c’est
peut-être moins à cause de
leur
différence d’âges que de cette question du deuil des
disparus dont on sait
qu’elle est particulièrement délicate à
réaliser tant que la certitude de la
mort de l’être aimé n’est pas établie.
Là encore, les scènes qui évoquent ces
rencontres « au pays des morts » entre les jeunes
veuves à la
recherches de disparus et les militaires qui ont survécu
à la guerre ou qui
appartiennent aux classes qui n’ont pas été
engagées dans le conflit sont
particulièrement bien vues et bien rendues. Elles sont faites de
regards,
d’évocations pudiques ou de chansons et d’attitudes
beaucoup plus explicites qui
disent le désir d’une époque qui, tout
s’interdisant l’oubli des morts de la
Grande Guerre, entend aussi renouer avec la vie et l’avenir. Mais
les choses sont
complexes et délicates. Et la relation amoureuse entre
Irène et le commandant
Delaplane demeure symboliquement toute empreinte des
ambiguïtés et des
hésitations de la période. Il lui faudra du temps pour se
réaliser.
La fin du film révèle un autre aspect
très important de l’époque. Celui des fausses illusions. La scène de choix du
Soldat inconnu à la citadelle de Verdun (parfaitement rendue à deux
anachronismes près, la sonnerie « Aux morts » qui ne sera composée
qu’en 1932 et l’interview du soldat désigné pour choisir l’Inconnu qui n’eut
lieu que dans les années 30) est représentative des désillusions
professionnelles auxquelles doit finalement faire face Delaplane. Pendant la
cérémonie, ce petit comptable des morts de la Grande Guerre a beau
dénoncer vertement au général Villerieux toute l’hypocrisie du sens de cette
commémoration, il n’en sera pas pour autant entendu par les représentants de
l’Etat ou de l’armée qui entendent « tourner la page » de la quête
des disparus et du deuil des familles. Car le commandant est en train de
comprendre qu’avec cette cérémonie c’est aussi le sens de la mission qui lui a
été confiée que l’on va enterrer le lendemain en grande pompe à Paris, sous
l’arc de Triomphe. Ce gêneur, cet empêcheur de tourner en rond - obnubilé par
sa comptabilité macabre - quitte l’armée sans d’ailleurs que cette dernière
fasse le moindre geste pour le retenir. Il rejoint une belle propriété
campagnarde du Sud-Ouest d’où il adresse à Irène (qui a quitté l’ancien front
pour aller vivre aux Etats-Unis) une lettre évoquée en voie off et faite à la
fois d’espoirs et de désillusions. Les espoirs concernent la révélation de ses
sentiments pour Irène qu’un non-dit plein de pudeur avait jusque là étouffé. Mais
toute l’amertume des propos tient aussi dans la dénonciation de faux espoirs
qui sont en train de voir le jour. Car si les Français de cette époque
enterrent leurs morts, ils enterrent aussi – mais sans vraiment encore s’en
rendre compte - l’illusion d’un monde de paix qui a déjà eu beaucoup de mal à
se construire en 1919, au moment où se négociait le traité de Versailles. Et
l’on pressent dans le ton des propos quelque peu désabusés de cet homme du
passé que l’avenir ne sera pas aussi serein que veulent le laisser entendre tous
ceux qui ont voulu enterrer l’ensemble des morts de la Grande Guerre sous la
dalle de la tombe du Soldat inconnu.
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