Une mise
en scène des fraternisations qui prend pour point de départ la « trêve de
Noël » 1914.
Regard :
André Loez
L’accueil
critique du film, sorti en France le 9 novembre 2005, est assez
unanimement mauvais. Sous la plume de Jean-Baptiste Morain des
Inrockuptibles, on lit même que le film est « tellement
abject qu'on soupçonne Carion d'être un provocateur
surréaliste ». Parallèlement à
ces lectures parfois très violentes, sur des critères
esthétiques, le film a une réception mitigée
chez les historiens, cependant qu’il rencontre un indéniable
succès public : au 10 décembre, on comptait
plus de 1.450.000 spectateurs en France.
A
mon sens, si Joyeux Noël n’est pas un grand film, il ne mérite certainement pas
tant d’opprobre. Un aspect particulier a attiré mon attention : l’équilibre
linguistique et scénaristique du film, qui ne privilégie réellement aucune des
trois intrigues qu’il entrecroise (avec quelques maladresses), et surtout qui
ne donne la priorité à aucune des trois langues. J’y vois un des grands intérêts
du film, qui permet de rompre les mécanismes habituels d’identification aux
personnages en les mettant tous sur le même plan et en leur accordant un temps
et une « valeur » de parole égale. J’y lis aussi une proposition
esthétique et politique forte, qui va dans le sens d’une prise en compte de la
commune humanité des combattants de 14-18 au-delà des différences nationales. Celles-ci
ne sont pas gommées : elles apparaissent dans un prologue un peu simpliste,
au travers de l’inculcation des stéréotypes nationaux à l’école, scènes qui ont
le mérite d’esquisser la guerre dans le temps long de la construction des
identités nationales.
Or
les critiques sont dans l’ensemble particulièrement insensibles à cet équilibre
linguistique fort et (à ma connaissance) inédit pour 14-18. Pour Frédéric
Mignard (« àvoiràlire.com ») le film devient ainsi un « objet
européen non identifié plus accessible pour le marché étranger ». De même,
pour Jean-Luc Douin du Monde, il est même un « instrument de
propagande européenne » (article du 9/11/2005 ; notons l’usage peu maîtrisé
du terme de « propagande »). Enfin pour Jean-Philippe Tessé des Cahiers
du Cinéma, « le vrai sommet international de cette Grosse Illusion ne
se passe toutefois pas dans les tranchées, mais dans son plan de financement (…)
que le film s’occupe de raconter, faute de mieux ». Ce cynisme me semble
un peu déplacé, et manquer ce qui me paraît être au contraire profondément
personnel dans le projet de Carion : une forme d’égalitarisme, naïf sans
doute, mais non dénué de force et d’émotion. On peut, inversement, trouver particulièrement
lourdes et redondantes les évocations religieuses, qui tendent à biaiser le
sens des événements relatés en en faisant une trêve « chrétienne ».
En
tant qu’historien, je suis partagé entre le réel
intérêt que je trouve à la reconstitution
(juste dans l’ensemble) des fraternisations, et à
la force visuelle qui s’en dégage, et la gêne
devant certaines exagérations. Comme on s’en rend
compte en lisant dans Frères de tranchées
(Perrin, 2005) l’enquête de première main de
Rémy Cazals, le film mêle en un même espace-temps
des scènes de fraternisations ayant eu lieu en des points
et à des moments divers. Il y ajoute un personnage féminin
hautement improbable, et un épisode absurde qui voit les
soldats se réfugier dans la tranchée adverse, sur
invitation des adversaires, afin d’échapper au bombardement.
Ces
réserves faites, le film présente de manière
fort juste nombre des gestes simples de la vie des combattants,
et restitue bien, à mon sens, le trouble, l’inquiétude,
la méfiance même qui subsistaient lors des épisodes
nombreux d’accords tacites et d’accommodements entre
adversaires. Il montre justement que ces moments ne doivent rien
ou presque à un élan d’amour inconditionnel
ou à une ferveur mystique, mais constituent des répits
improbables, rendus possibles mais complexes et dangereux par
la topographie du front, assez bien filmée. Il est en cela
bien moins « consensuel » qu’on ne
le lui reproche. Si cette lecture critique prévaut, c’est
sans doute parce que, faute d’un scénario plus nerveux
et d’acteurs donnant plus de
profondeur à leurs personnages (exception faite de Dany
Boon s’inspirant du « Pannechon »
de Genevoix et de Daniel Brühl, juste et inquiétant),
Carion ne parvient pas à rendre assez net le scandale des
fraternisations ; ou, plus exactement, à tenir l’équilibre
juste entre la banalité et l’exceptionnalité
des ces moments.
Sans
doute ces épisodes du conflit se prêtent-ils moins
à la dramaturgie que ceux d'une désobéissance
durement sanctionnée par l'institution, la mise en scène
de la justice militaire permettant à Kubrick ou Losey d'instruire
en miroir le procès de la guerre. Privé de cette
ressource classique, le film de Carion vaut par la restitution
- souvent maladroite, parfois réussie, quelquefois touchante
- des fraternisations, de leurs gestes ordinaires et de leurs
instants intenses.