Regard:
Benoist Couliou
La
Chambre des officiers (2001) est un bien beau film, dans lequel
François Dupeyron réussit l'" exploit "
de mettre en images le roman de Marc Dugain (Jean-Claude Lattès,
1998), pourtant réputé inadaptable. En effet, comment
faire passer à l'écran une histoire toute intérieure,
qu'elle s'écrive autour des pensées du héros,
privée de la parole à la suite d'une blessure au visage,
ou dans la promiscuité de la vie commune dans une chambre
d'hôpital ?
De la guerre, le spectateur ne voit finalement que très peu
de choses. Le film s'ouvre sur l'excitation qui anime le Paris au
début du mois d'août 1914. Dupeyron filme alors son
jeune héros, Adrien, comme emporté dans une sorte
de tourbillon, entre excitation et chauvinisme, peur impossible
à dire et envie de vivre. On peut utiliser en classe ces
premières scènes, en les reliant par exemple aux travaux
de Jean-Jacques Becker sur la remise en cause du mythe d'un départ
fleur au fusil, ou à ceux d'Yves Pourcher sur la triste résignation
qui accompagne, en milieu rural, le départ des soldats.
La guerre d'Adrien est très courte. Au cours d'une mission
de reconnaissance, il est touché par un obus, dont l'explosion
le laisse sans connaissance, et défiguré. Son évacuation
révèle le manque de préparation des services
de santé, face aux ravages de la guerre moderne. Les médecins
sont débordés, et cette description de l'afflux massif
de blessés dont on ne peut correctement s'occuper peut permettre
d'aborder avec les élèves le problème de la
guerre imaginée. L'image idéale d'une guerre de courte
durée est confrontée à une très douloureuse
épreuve de réalité, dont l'essence réside
dans la découverte de la puissance du feu. Puissance dont
témoigne les terribles pertes de l'été 1914.
Dès lors, c'est un autre film qui débute, centré
sur la personnalité d'Adrien, et sur les questions posées
à son identité : comment se sentir homme quand on
ne peut manger, parler, quand on n'a plus de visage ? La guerre
semble à première vue très éloignée
de la chambre du Val de Grâce, mais elle n'est pourtant jamais
très loin. L'acharnement thérapeutique du médecin
à soigner Adrien permet de traiter les " progrès
" techniques rendus possibles par la guerre. Sur cette question,
on peut débattre avec les élèves du rôle
joué par la technique dans ce conflit. Si la médecine
progresse, c'est d'être sans cesse en retard face aux ravages
provoqués par les armes modernes, elle-même filles
du progrès technique... Mais ce film est bien plus qu'une
illustration de l'histoire des " gueules cassées ",
qui demeure pourtant son sujet principal. Si Dupeyron réussit
un exploit, c'est au fond celui de dire beaucoup sur le conflit,
presque sans en montrer une image.
Ainsi, le film aborde, sous un angle indirect, de nombreuses problématiques
développées par l'historiographie du premier conflit
mondial. Toutes proportions gardées, Adrien et ses compagnons
blessés sont prisonniers de leur chambre, comme les combattants
le sont de la tranchée, pour une durée impossible
à déterminer. L'incompréhension entre le monde
des combattants et celui de l'arrière est symbolisée
par le refus d'Adrien de rencontrer les membres de sa famille. Elle
s'incarne également dans le difficile dialogue que le héros
entretient avec son ami, réformé, et qui n'aspire,
mû par cette culpabilité caractéristique des
non-combattants, qu'à monter au front. La solidarité
développée entre le petit groupe de blessés
leur permet de tenir, de résister à la tentation du
suicide... Le film révèle peu à peu que l'identité
perdue est reconquise dans le regard de l'autre. Ces hommes forment
à leur tour une sorte de groupe primaire, indispensable
pour donner sens à l'expérience vécue. Où
est l'humanité dans les terribles épreuves des combats
? Où est-elle quand on n'a plus de visage ? Une réponse
pourrait être " dans le regard de l'autre ", soutien
principal d'une image de soi qui vacille dans le paroxysme de la
guerre.
La femme, lointaine et rêvée, s'incarne dans un premier
temps dans la figure maternelle de l'infirmière. Avant de
trouver, dans la mystérieuse blessée du dernier étage,
une nouvelle figure de l'objet du désir. Ce dernier étage
depuis lequel les personnages assistent - en spectateurs - à
l'explosion de joie consécutive à l'annonce de la
cessation des combats. Symboles d'une guerre qu'ils n'ont pas menée,
ces personnages deviennent les vecteurs de transmission d'une expérience
dont ils ont été exclus. Dupeyron présente
alors une vision métaphorique du travail historique. Le spectateur,
qui ne devine l'événement qu'à travers le regard
des acteurs, est comme l'historien face aux témoignages :
confronté à une expérience révolue,
qui existe essentiellement dans le regard de ses témoins.
Expérience indirecte, certes, mais indispensable à
toute écriture du récit historique.
Enfin, Adrien quitte l'hôpital et revient au domicile familial.
S'il est une scène dont on peut tirer profit avec les élèves,
c'est peut-être celle-là. De courte durée (moins
de 2 min.), elle montre la difficulté pour la famille d'Adrien
d'accepter sa blessure. En découvrant le nouveau visage de
son fils, sa mère s'enfuit, avouant qu'elle ne le supporte
pas. Cette scène permet d'aborder le problème des
traumatismes liés à la guerre. Si les combats cessent
le 11 novembre 1918, les effets de la guerre se prolongent bien
au-delà. On peut alors compléter le cours avec des
images de villes ou de villages détruits, et aborder le problème
de la reconstruction. La guerre laisse des traces, tant sur les
corps que dans les paysages. La blessure d'Adrien peut aussi être
entendue de manière métaphorique. Elle devient le
signe d'une expérience de guerre longue de plus de quatre
ans, difficile à partager, et dont les cicatrices ne peuvent
se refermer en quelques jours.
C'est donc
l'envers de la guerre que nous propose de découvrir François
Dupeyron dans son film. L'envers, et pas le contraire. Dans sa volonté
de montrer en cachant, de dévoiler en taisant, la
Chambre des officiers révèle sans doute des
aspects essentiels du conflit, par le refus de son réalisateur
d'opérer dans le seul registre de l'illustration.
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