L’auteur de cette synthèse est un spécialiste de l’organisation économique de l’arrière, auteur entre autres d’une thèse sur la Direction des Services Automobiles des Armées. Son étude, très méthodique, envisage la mobilisation industrielle en tâchant de l’inscrire dans la globalité du conflit. Les formes stratégiques inédites revêtues par la Grande Guerre sont ainsi replacées dans le moyen terme de l’évolution des conceptions du Haut-Commandement et des responsables politiques. Le fait bien connu de l’impréparation aux hostilités, qui se révèle dans toute son acuité dès les premières semaines de lutte, ce dont le livre rend très bien compte, prend de la sorte une dimension centrale. L’ouvrage donne par suite l’image d’un pays, la France, qui vaille que vaille surmonte dans l’improvisation généralisée la première phase de la guerre, mais continue de payer le prix de l’imprévu/imprévisible durant quatre longues années. Mieux, la mobilisation industrielle semble même pouvoir être caractérisée par les conditions mouvementées de sa mise en place. Le 20 septembre 1914, une conférence réunit à Bordeaux, à l’instigation de Millerand, les principaux dirigeants de la métallurgie et de la construction mécanique française. L’urgence est là : les responsables de l’armée demandent des productions d’obus sans commune mesure avec les capacités existantes. La décision est alors prise de “mobiliser” toutes les capacités productives du pays, ce qui n’est certes pas simple à traduire en actes. D’autant que si les productions vont graduellement augmenter de façon très significative, la demande va évoluer dans un sens identique. En conséquence, la mobilisation industrielle va s’apparenter de fait à une course-poursuite sans rémission, qui pourra être considérée comme gagnée que… courant 1918. Ce n’est en effet qu’une fois la guerre presque finie que l’appareil productif sera véritablement efficient et à même de répondre à l’étendue des besoins de 1916 ou 1917… L’auteur, s’appuyant sur un parcours complet et documenté au sein des productions de guerre, des obus aux céréales en passant par les pantalons, présente ainsi le tableau d’un pays entraîné dans un travail harassant, auquel la guerre totale confère une importance aussi vitale pour la victoire finale que les choix du Haut-commandement ou l’implication des combattants. La tâche à accomplir fut immense, et a engendré l’apparition de formes nouvelles de gestion et de prises de décisions. Rémy Porte montre de façon très nette comment la floraison de lieux de pouvoir ouvre sur des enchevêtrements de compétences et des lourdeurs procédurières. Il rappelle aussi que la cogestion de la production de temps de guerre a surtout été l’occasion de rapprochements réciproquement fructueux entre l’Etat et le patronat. Sont ainsi remises à leur vraie place d’une part l’étatisation du tissu économique (sorte de peur bourgeoise de l’époque ?) et, d’autre part, la chimère de l’émergence d’un pouvoir partagé avec les ouvriers au sein de l’entreprise, chimère fondée sur la création des délégués d’entreprise et des instances de conciliation et d’arbitrage, tous moyens de gestion et non d’émancipation. Les réformateurs en charge de la mobilisation industrielle (Thomas ou Clémentel) ont de fait bien mieux réussi sur le plan de la production que sur celui du changement socio-économique durable : n’y a t’il pas là en définitive un reflet fidèle de leurs propres priorités ? La mobilisation industrielle n’est par ailleurs pas exempte d’ambiguïtés, auxquelles cette étude ne donne peut-être pas toute la place qu’il faudrait. Un problème majeur de la mobilisation dans son ensemble est en effet celui de l’équité, inévitable quand une partie de la population française, mais une partie seulement, met sa vie en grand danger sous les obus et les balles. Quoique fassent les autres (non-combattants, non-mobilisés, femmes… ) cela ne peut qu’être sans commune mesure avec ce qui est enduré sur le front. La communauté nationale, assise sur l’égalité civile, se trouve ainsi irrémédiablement scindée. Rémy Porte montre certains aspects de ce problème, à travers notamment des passages sur les embusqués et les profiteurs, mais sans en creuser trop avant les versants sociaux et culturels. Son étude est marquée par une reprise à son propre compte, en filigrane, de la hiérarchie des priorités des dirigeants de l’époque : l’essentiel est de produire effectivement les munitions et équipements nécessaires à la défense du territoire, et ce à n’importe quel prix. La position a les qualités de ses défauts, et inversement. Cela permet d’un côté de donner compte-rendu complet des aspects quantitatifs et structurels de la question, mais cela conduit à considérer comme annexes ou secondaires des questions qui, pourtant, se sont trouvées être au cœur des préoccupations des contemporains. Ce cadre une fois posé, cet ouvrage demeure un apport tout à fait indispensable à la connaissance d’une facette essentielle de la mobilisation.
François Bouloc.
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