Le livre d’Helen B. McCartney paraît aux Presses de
Cambridge dans la collection « Studies
in the Social and Cultural History of Modern Warfare » animée par Jay
Winter. Il y est question de l’expérience des hommes du Liverpool Rifles et du
Liverpool Scottish, deux bataillons du régiment royal de Liverpool, qui sont
deux bataillons de territoriaux (ils constituent la Réserve) constitués avant
1914 et qui ont combattu en première ligne durant la Grande Guerre. Au
sens premier du terme, il s’agit d’une monographie locale ; fort
astucieusement, l’auteure justifie l’intérêt que peuvent revêtir de telles
monographies locales en invoquant le fait qu’en 1914 la Grande Bretagne était
une nation décentralisée et que les horizons des citoyens étaient
essentiellement locaux. A juste titre encore, l’auteure estime que les
questions relatives à l’identité des soldats citoyens en temps de guerre, leurs
relations avec l’arrière et leur impact sur les relations hiérarchiques peuvent
être analysées de façon adéquate à un micro-niveau. Dans cette perspective, les
deux mondes de ces hommes, celui des tranchées et celui de leur arrière, sont
étudiés de pair, pour comprendre les motivations, les attitudes et les
réactions des soldats confrontés à la guerre (p. 3).
Dès l’introduction, le ton est donné :
l’auteur entend par ce livre prendre ses distances vis à vis d’une
« tradition historiographique qui doit beaucoup à la littérature de
témoignage des années 20 et 30 » (Owen, Sassoon, Graves, etc.), dépoussiérer
un certain nombre d’images, et particulièrement celle du soldat britannique de
la Première Guerre mondiale longtemps présentée comme une « victime
passive de la guerre en général et du système militaire en
particulier » ; récemment, se félicite encore Helen McCartney, cette
image du soldat victime impuissante a commencé à subir quelques
retouches : sont ici cités les ouvrages de Smith et d’Audoin-Rouzeau (Men at War : national sentiment and
trench journalism in France during the First World War ; Between Mutiny
and Obedience : the case of the French Fifth Infantry Division during
World War One, p. 3, note 8).
Des
hommes ordinaires ? Les
hommes qui composent ces bataillons sont principalement issus des classes
moyennes provinciales ; ce caractère middle
class se maintient jusqu’au bout même s’il diminue sensiblement au cours de
la guerre (en 1918, si 40% des soldats du Liverpool Rifles sont des
ouvriers, essentiellement des ouvriers qualifiés, la sur-représentation des
cols blancs et des ouvriers qualifiés demeure forte). Majoritairement, et
globalement, ces hommes partagent une même origine sociale ainsi qu’un haut
niveau d’éducation. Ces deux caractéristiques foncières ne sont pas sans
influence sur les sources disponibles : l’auteure a ainsi pu s’appuyer sur
de nombreux documents personnels (correspondances, carnets, etc.). De
façon fort juste, Helen McCartney insiste sur le fait que ces documents
reflètent essentiellement les croyances, les sentiments des classes
moyennes ; elle note encore que cette ressource se tarit après 1917 du
fait des pertes subies par ces bataillons et de l’incorporation d’hommes issus
de milieux plus populaires.
Ces bataillons d’infanterie territoriale
s’inscrivent dans une longue tradition d’engagement volontaire dans le
Lancashire. Ce sont les hommes de Liverpool qui levèrent le premier bataillon
de volontaires en 1859, véritable amorce du retour durable du mouvement de
volontariat en Grande-Bretagne. L’auteure explique fort bien que les événements
sportifs et sociaux auxquels les membres de ces unités prennent part, jouent un
grand rôle dans l’attraction exercée par ces bataillons ; avant guerre,
ceux-ci possèdent de nombreux caractères d’un club socialement
délimité organisateur de tournois de rugby, de football, des concerts, des
bals, et aussi... des exercices de tir. Pour un certain nombre de territoriaux,
faire partie de ces bataillons, offre un moyen d’affirmer et d’afficher sa
respectabilité, son rang social (classe moyenne) ou son identité ethnique.
L’une des particularités de ces unités de classe réside dans le fait qu’elles
promeuvent une discipline militaire souple et placent les codes d’un club d’élite
sociale plus haut que ceux d’une véritable unité militaire de l’armée
régulière.
Par ailleurs, le bataillon des Liverpool Scottish
remplit pour ses membres écossais d’autres fonctions identitaires :
les parades en uniformes des Highlands et cornemuses, la célébration des fêtes
écossaises comme la Saint-Andrew, l’adoption des coutumes écossaises, tout cela
aide les Écossais de Liverpool de la seconde et troisième génération à
conserver quelques survivances de leur identité écossaise. Ce bataillon est la
fierté de la communauté écossaise de Liverpool, même s’il accueille aussi en
son sein des Anglais, ces derniers s’empressant d’ailleurs d’adopter les
coutumes écossaises.
L’identité sociale et ethnique de ces bataillons
est une évidence pour tous, y compris pour ceux qui jusqu’à la guerre avaient
évité tout service militaire. Les membres des classes moyennes de Liverpool se
considèrent eux-mêmes comme un groupe à part et supérieur. Ils se définissent à
la fois par leur emploi (non manuels), leur lieu de résidence et leurs loisirs.
Ils fréquentent, dirigent, animent de nombreux clubs, notamment sportifs, qui
fonctionnent comme autant de cercles de sociabilité.
D’ailleurs, au moment de l’entrée en guerre, ces
bataillons n’acceptent pas d’engagement d’hommes ayant un statut inférieur à
celui d’employé. C’est précisément cet exclusivisme social qui a attiré vers
ces bataillons les hommes appartenant aux échelons les plus élevés de la classe
moyenne au moment de l’entrée en guerre. « La croyance en une guerre courte
et glorieuse rendait acceptable à tout homme de haut statut social de s’engager
dans une unité socialement exclusive en tant que simple soldat. Socialement,
ces engagés sont les égaux des officiers ; cette caractéristique modifie
quelque peu le profil social des bataillons d’avant-guerre où les officiers
avaient généralement un statut social supérieur à celui des hommes du rang.
Pour entrer au Liverpool Scottish il est en outre
exigé d’avoir des ancêtres écossais, une occupation non manuelle et l’acquittement
d’un droit d’entrée de 10 shilling, une somme qui en principe n’exclut que les
plus pauvres, notamment les dockers. Au total, les classes moyennes
représentent 22% de la population masculine de Liverpool en âge de porter les
armes mais elles représentent 50% des engagés du Liverpool Scottish (entre
juin et octobre 1915). Les artisans, eux-mêmes, ont alors une
sur-représentation égale à 9%. Helen McCartney estime qu’il est difficile de
dire si cet engouement des classes moyennes est à mettre en relation avec les
pratiques de sélection sociale d’avant-guerre, tant il est a été montré que
dans toute la Grande-Bretagne, ce sont les classes moyennes et les artisans les
plus aisés qui se sont le plus engagés (p. 32). À titre de comparaison, à
Londres, 60% des engagés furent des travailleurs manuels... Cependant, note
l’historienne, ce pourcentage vaut pour l’ensemble de la guerre et ne distingue
pas les engagés volontaires des conscrits... (Cf. A. Gregory, « Lost generations : the impact of
military casualties on Paris, London, and Berlin », in J. Winter and J.-L.
Robert (eds), Capital cities at
war : London, Paris, Berlin 1914-1919, Cambridge, 1997, p. 79).
Ces considérations n’indiquent pas que les
travailleurs manuels de Liverpool boudèrent le volontariat. Ceux-là également
furent attirés par l’engagement volontaire, au risque d’ailleurs de
compromettre l’effort de guerre, puisqu’on dut augmenter les salaires pour
en conserver suffisamment dans les usines et les ports (p. 34). Cependant, ces
travailleurs évitèrent de s’engager dans ce type de bataillons...
L’introduction de la conscription d’une part, et
les pertes considérables de la Somme de l’autre, aboutirent à la dilution
relative de l’homogénéité sociale des deux bataillons. En 1918, les
statistiques d’une patrouille signalent une diminution de la représentation des
classes moyennes : 38% au lieu de 50% ; soit 2% de moins que chez les
Londoniens pour toute la guerre. Mais, globalement, le fléchissement de la
représentation des classes moyennes est compensée par une augmentation de celle
des artisans ; jamais par celle des travailleurs manuels non qualifiés.
Par ailleurs, l’encadrement en sous-officiers est composé de membres des
classes moyennes à 59%. (p. 36) Dans les registres de février et mai 1918, 67
et 69% des chefs sont encore issus des classes moyennes. Les officiers quant à
eux sont les fils des leaders des milieux religieux, civiques et d’affaires de
la cité. Ils sont en position d'oeuvrer au maintien des traditions de ces
bataillons et d’initier les nouvelles recrues. Cela permet aux spécificités de
ces bataillons de perdurer.
Liverpool,
à la veille de la guerre est
un port prospère. En 1907, 1/3 des exportations brit., ¼ des importations
britanniques passent par Liverpool. Le poids des négociants, celui des
armateurs, des institutions financières (bourses du blé et du coton), des
bureaux, des compagnies d’assurances et des banques est en pleine phase
d’expansion. La cité se glorifie d’avoir peu d’emplois industriels ;
notamment par rapport à sa rivale plus industrieuse et populaire, Manchester.
Les employés, fort nombreux, s’identifient généralement aux intérêts de leurs
employeurs et de la classe moyenne à laquelle ils prétendent d’ailleurs
appartenir. A Liverpool, peu d’employés sont syndiqués note encore Helen
McCartney.
Le port emploie néanmoins de nombreux dockers et
ouvriers sans qualification ; ils vivent dans des habitations alors
réputées comme les pires taudis d’Angleterre. Selon l’auteure, l’absence d’une
classe ouvrière industrielle composée d’artisans qualifiés a constitué un frein
à la syndicalisation. Néanmoins, en août 1911, une fragile alliance entre les
marins et les travailleurs du port s’était nouée et avait gravement perturbé la
cité au point d’entraîner une intervention de l’armée et l’enrôlement de
4 000 policiers. La grève immobilisait les docks ; un comité de grève
contrôlait les mouvements de transport dans la ville. En réponse, le
gouvernement envoya les troupes régulières pour renforcer la police et « rétablir
l’ordre ». Le 13 août, une manifestation fut chargée par la police ;
une émeute s’ensuivit dans laquelle 200 personnes furent blessées et un
policier tué. Les désordres recommencèrent lors du transfert des personnes
arrêtées : le véhicule fut attaqué. Cependant, la grève s’arrêta le 19
août après l’aboutissement des négociations engagées entre les patrons de
navires et les marins (après des concessions infimes des patrons). A ce stade,
ce qu’Helen McCartney veut que nous retenions, c’est que le fossé qui sépare les
dockers les plus pauvres et les employés de la ville est profond. Nous y
reviendrons plus bas.
Enfin, Liverpool et l’activité de son port attirent
de nombreux immigrants : Gallois, Ecossais et Irlandais. Les premiers
conservent leur identité en arrivant à Liverpool, en retrouvant des
institutions distinctes, des sociétés culturelles et des organisations.
Employés, techniciens ou ingénieurs, réparateurs de navires, ils vivent dans
des quartiers qui révèlent leur appartenance sociale. À l’inverse, les Irlandais
catholiques — le groupe le plus nombreux — sont cantonnés en bas de
l’échelle sociale et vivent près de leur emploi de dockers. Il faut ajouter que
les différences confessionnelles accroissent la séparation des communautés. Les
Irlandais catholiques notamment, étaient regardés comme une communauté
distincte par les membres des classes moyennes des Rifles et des Scottish.
Cette
forte homogénéité sociale a un impact sur les relations hiérarchiques et la
discipline. Ainsi, de nombreuses
concessions sont faites par les officiers envers leurs hommes appartenant aux
classes supérieures. Domine au sein de ces bataillons une tradition de
discipline relâchée, de rapports tranquilles et détendus entre les différents
grades. Autres conséquences : le taux élevé de maladies dans les
premiers mois est mis au compte du fait que les cols blancs, les hommes de
bureau éprouvent quelques difficultés à s’acclimater à la vie en plein air...
En avril 1915 (seconde bataille d’Ypres), les
engagés réalisent que la guerre sera longue et sanglante ; aussi, souligne
l’auteure, de nombreux hommes des classes supérieures commencent à réévaluer
leur décision impulsive de s’engager dans le rang et commencent à chercher tous
les moyens de promotion possibles. Toutefois, l’homogénéité sociale de ces
bataillons aide les hommes à tenir dans les tranchées ; elle cimente la
cohésion des unités. Et puis au pays, elle génère un réseau de soutien
basé sur les relations nouées avant-guerre qui joue un rôle éminent dans le maintien
du moral des hommes. Les engagés sont en effet attachés les uns aux autres par
de nombreux liens familiaux, des liens qui remontent souvent à l’enfance. A
cela s’ajoute, pour un certain nombre d’Écossais d’obédience presbytérienne, le
soutien de leur communauté religieuse. La plupart d’entre eux partagent un même
système de valeurs et de représentations. On retiendra que tous ces liens
préexistaient à la guerre et que le combat n’a fait que les
renforcer ; la guerre ne les a pas créés. En d’autres termes, dans ces
deux bataillons, la culture civile perdure, protégée par le sentiment
communautaire de ses éléments.
Pourquoi
s’engagent-ils ? De nombreux
territoriaux estiment qu’ils ont le devoir de défendre l’honneur de Liverpool
et de délivrer leur pays de la menace d’hégémonie allemande en Europe. Mais
joue aussi le besoin de sauvegarder le pouvoir et l’autorité de la classe
moyenne à Liverpool des menaces externes et internes. Ainsi, de nombreux
engagés combattent pour sauvegarder leur statut et leur position. Car s’engager
dans ce type de bataillons, c’est légitimer sa position sociale et sa
domination ; c’est nourrir sa réputation par le courage démontré sur le
champ de bataille.
Le
« localisme » comme substitut du patriotisme : d’après Helen McCartney, le
« localisme » est une caractéristique clé de la société
britannique d’avant-guerre ; en Grande Bretagne, chaque ville, comté,
région, possède ses propres caractères distinctifs : administration, dialectes,
coutumes, loisirs, occupations ; le maillage social est dans la main des
autorités locales et des institutions volontaires. Pour comprendre le
comportement de ces engagés, le « localisme » est donc aussi
important que l’exclusivisme social pratiqué dans ces bataillons ; dans
les premiers mois, le patriotisme local et même les rivalités locales ont joué
dans le sens d’une motivation des volontaires. Ce facteur joua un plus rôle
beaucoup plus éminent dans ces deux bataillons-là que dans les autres unités de
l’armée britannique dans lesquelles de nombreux hommes combattent dans des
unités n’ayant aucun lien avec leur lieu de résidence. À nouveau, Helen
McCartney marque fort bien la spécificité de ces deux bataillons qui d’après
elle ne participent pas à la britannisation de l’armée britannique généralement
relevée d’un point de vue global à partir de l’instauration de la conscription
en 1916. Ce « localisme », cet esprit local, joue un rôle
important dans le sens où les territoriaux d’avant-guerre étaient recrutés avec
l’idée qu’ils auraient à défendre leur propre territoire en cas d’invasion de
la Grande Bretagne ; d’ailleurs, de nombreux entraînements visaient à
préparer la défense du port de Liverpool. La protection du foyer constituait
donc une motivation forte dans l’engagement. Cependant, l’attachement au concept
de défense du foyer joua dans les deux sens : il motiva les engagements en
même temps qu’il en empêcha d’autres ; on dut persuader avec force les
hommes à s’engager à servir outre-mer ; d’autres refusèrent de servir hors
de l’île et durent être remplacés par de nouveaux volontaires. Et même si une
minorité d’hommes s’engagea uniquement à servir en Grande Bretagne, cette
tradition territoriale étroitement entendue autorisa un certain nombre d’hommes
à échapper au service outre-mer jusqu’à l’instauration de la conscription. (Sur
ce point, on aurait aimé disposer de chiffres précis...)
D’autres hommes ont une conception plus large du
devoir de défense locale, éprouvant le sentiment de défendre en Belgique ou en
France le port de Liverpool... Se porter volontaire est donc aussi l’expression
d’une loyauté civique, la marque d’un fort sentiment d’appartenance locale.
Lorsque l’homogénéité sociale diminue du fait des
pertes, l’identification locale, étendue au comté, prend le relais et joue un
rôle de cohésion de plus en plus fort ; il existe une fierté de comté...
En témoigne l’utilisation du symbole de la région, la rose de Lancaster,
adoptée comme un badge à partir de 1916. On retrouve ce symbole dessiné
partout : sur les armes, sur les camions ; comme un insigne sur
chaque épaule. A partir de juin 1918, la rose est imprimée sur des plaques
métalliques pour être placée sur les tombes des tués de la division. A contrario, ne pas posséder cet emblème
est un signe d’indignité, et désigne les hommes ayant manqué à leur division,
à leur comté, à leur famille.
Des liens
forts avec l’arrière (Home Front) maintenus malgré la durée de la
guerre : sur ce point
également, l’auteure entend prendre ses distances vis-à-vis d’une
historiographie « traditionnelle » décrivant des liens entre le front
et l’arrière très distendus, les civils demeurant largement ignorants de la
nature réelle de la guerre et gardant une représentation romantique et
idéaliste des combats (p. 89) ; une historiographie qui soutient encore
que l’ignorance des civils découlerait du double effet de la censure et de la
propagande. Helen McCartney cite les principaux représentants de cette
historiographie de l’aliénation (« alienation
thesis ») : C. Haste, Keep the home fires burning, London,
1977 ; P. Knightley, The first
casualty, London, 1978 ; M. L. Sanders and P. Taylor, British propaganda during the First World
War, London, 1982 ; G. Messinger, British
propaganda and the state in the First World War, Manchester, 1992 ; P.
Buitenhuis, The Great War of words,
London, 1989 ; E. Leed, No Man’s
Land, Cambridge, 1979.
Aujourd’hui, poursuit l’auteure, cette vision ne
fait plus consensus mais est au contraire fortement combattue par un certain
nombre d’historiens : sont cités, J. Bourke, Dismembering the male : men’s bodies, Britain and the Great War,
London, 1996 ; N. Hiley, « You can’t believe a word you
read », in Newspaper History,
1994 ; J. Winter, Sites of memory,
sites of mourning : The Great War in European cultural history,
Cambridge, 1995 ; D. Englander, « Soldiering and identity :
reflections on the Great War », in War in History, 1, 3 (1994),
300-318 ; et pour la France, S. Audoin-Rouzeau, Men at War 1914-1918 : national sentiment and trench journalism in
France during the First World War, Oxford, 1992...
Ces historiens auraient démontré que des récits
remarquablement précis et véridiques concernant la nature des combats étaient
régulièrement transmis à l’arrière et qu’en conséquence, l’image du soldat
désenchanté et se sentant trahi par la société civile serait largement un
mythe. Les chercheurs familiers des témoins français, notamment, sursauteront
sans doute à cette affirmation. Pourtant, assure Helen McCartney, l’expérience
de guerre des territoriaux de Liverpool conforte le nouveau courant historiographique
(revisionist interpretation) :
des liens forts ont bien existé entre le front et l’arrière, entre les
combattants et les civils. La force de ces liens est mesurée au travers de
trois sources de communication qu’elle a examinées : la
correspondance, les permissions et les articles de presse. C’est ce que nous
allons examiner et discuter maintenant.
Dans l’armée britannique les lettres envoyées
depuis le front sont en principe toutes censurées : celles des hommes par
leurs officiers ; celles des officiers par leur base. Cette procédure
a-t-elle eu un impact sur le contenu des lettres ? Helen McCartney le
croit minime car cette censure officielle demeure très subjective ;
et puis, surtout, cette censure est souvent peu effective, dans la mesure où
les officiers n’ont absolument pas le temps matériel de censurer réellement le
courrier produit chaque jour par leurs troupes. Mais peut-on, et, comment
mesurer, l’effectivité de cette censure ?
Bien
sûr, mais cela n’est pas spécifique à
l’armée
anglaise, les soldats peuvent contourner la censure en confiant leur
correspondance à un camarade blessé évacué
ou à un permissionnaire. En outre,
une fois par mois, chaque homme pouvait envoyer une lettre
échappant à la
censure de son officier : placée dans une enveloppe
spéciale, elle est
alors censurée à la base où un service
spécialisé les examine dans le but de
mesurer l’évolution du moral des troupes. Selon
l’historienne, l’existence même
de ce service suffirait à démontrer que les soldats
avaient la possibilité d’exprimer
ce qu’ils pensaient réellement. Mais aussi bien
pourrait-on supposer que si ce
service a été créé, c’est
précisément parce que la censure exercée par les
officiers ne laissait filtrer que peu d’informations utiles au
commandement
désireux de connaître l’état du moral des
troupes !
Toujours selon l’auteure, l’examen des correspondances rédigées par les hommes
des deux bataillons à l’intention de leurs familles montrerait que rien de la
vie, des attitudes, des sentiments des hommes des tranchées n’est
occulté ; grâce aux flux de courrier, les familles peuvent élaborer pour
elle-même une représentation réaliste de l’expérience du front : la nature
et les circonstances de la mort dans les tranchées sont fréquemment décrites
dans le détail ; idem, concernant les conditions physiques : la boue
à hauteur des genoux, les travaux exténuants, les cadavres français intégrés
aux parois des tranchées, le froid intense, la nourriture inadéquate, etc. Sans
doute. Mais l’historienne indique qu’après la première expérience de la mort,
du premier ou des premiers cadavres, la mort n’est mentionnée dans les carnets,
les correspondances et les mémoires que lorsqu’elle touche un proche, ou dans
le souvenir d’une action importante (p. 201). Cette indication ne limite-t-elle
pas la capacité d’information et de compréhension des civils concernant la
réalité de la guerre ?
Fort justement, il est noté que l’expérience de
guerre de chaque soldat dépend étroitement de sa fonction dans la guerre et que
cela influe sur le contenu de ses lettres : les cuisiniers, les
conducteurs, les magasiniers ont une expérience très épisodique des premières
lignes. Mais selon l’auteure, « les correspondances présentent une vie au
front beaucoup plus nuancée que ne l’exposent les tenants de la thèse de
l’aliénation » (p. 93). Au total donc, peu d’hommes rejettent totalement
la guerre et ses objectifs, mais ils sont également peu nombreux à être
constamment enjoués et à accepter la guerre sans se poser de question. Helen
McCartney ajoute que ceux qui écrivent le moins peuvent envoyer des cartes
postales à ceux qu’ils aiment. Certes, mais combien sont-ils, ceux qui
« écrivent le moins » ? Et pourquoi écrivent-ils moins que les
autres, alors qu’une écrasante majorité sont issus de couches aisées et
éduquées ?
Mais poursuivons. Au travers du courrier adressé
aux familles, soutient l’auteure, des informations sont transmises sur la
nature de la guerre : ainsi trouve-t-on de nombreuses cartes postales
françaises et belges montrant des villes avant et pendant la guerre dans les
papiers des hommes des deux bataillons. Ces cartes évitent de montrer toute
l’horreur de la guerre en se contentant d’exposer les dommages infligés
aux bâtiments ? Effectivement, le reconnaît Helen McCartney. Toutefois,
elle assure, non sans une certaine candeur, que cela n’empêche personne de
faire preuve d’un peu d’imagination pour « réaliser que les maisons ne
sont pas les seules cibles pour l’artillerie ennemie » (p. 93)...
L’autocensure ? Elle existe. Helen McCartney l’a rencontrée ;
effectivement, certains hommes (combien ? ?) ne veulent pas inquiéter
outre mesure leurs familles ; mais cela ne l’empêche pas de réaffirmer que
néanmoins, la majorité des familles comprennent l’évolution de la guerre selon
le point de vue de leurs soldats... Ce qui relève davantage de la spéculation
que de la démonstration.
Les
permissions, quant à elles, sont
peu fréquentes, à peu près une fois par an. Mais les hommes en permission en
profitent pour visiter le maximum de parents et d’amis au pays ; et la
plupart se montreraient « fort diserts » sur leur expérience du
front. À nouveau, on se demande ce qui permet à l’historienne d’avancer cette
affirmation. À l’en croire, le fait qu’un soldat prévienne ses parents par
lettre que lors de sa prochaine permission, il leur faudra plusieurs nuits pour
qu’il puisse les mettre au courant de ce qu’il vit au front constituerait une
preuve ! Il est permis d’en douter, d’autant que cet extrait de lettre
paraît dans le Liverpool Echo ! !
(p. 101)
Un peu plus convaincant est l’argument déroulé
ci-dessous : à partir de 1917, le gouvernement se serait ému du peu
d’efficacité de la censure tant le désastre subi par la 55e
division près de Cambrai en novembre 1917 fut rapidement connu à Liverpool. On
le comprend, la composition très homogène des deux unités renforce l’efficacité
des transmissions de l’information dans les deux sens. Les pertes massives
touchant de telles unités formées localement trouvent immédiatement et
irrémédiablement un fort impact sur la région d’origine. Dans ce cas si
spécifique, les pertes sont effectivement, plus qu’ailleurs, reçues et
ressenties collectivement ; contrairement à celles qui touchent les
soldats dispersés dans des unités sans identité régionale cohérente.
À propos de l’utilisation de la presse, Helen McCartney a des mots très durs vis-à-vis de ses
prédécesseurs qui, se fondant sur ces publications, ont mis en avant le fossé
existant entre le front et l’arrière et affirmé que les journaux ne contenaient
pratiquement pas de réelles informations sur ce qui se passait au front :
« Il est surprenant que ces historiens n’aient pas examiné le contenu de
ces organes de presse qu’ils discutent » écrit-elle (p. 104). Autre
reproche, ces auteurs ont dédaigné la presse locale pourtant si influente. Or,
à Liverpool, il existe alors 5 grands journaux : le libéral Liverpool Daily Post et le Liverpool Echo ; les conservateurs Liverpool Express, le Liverpool Courrier auquel s’ajoute
l’édition septentrionale du Daily
Dispatch. Helen McCartney les a amplement dépouillés. Que ressort-il de sa
lecture ?
Plusieurs périodes sont distinguées. Durant les
premiers mois, l’armée s’est montrée tout à fait hostile à la presse.
L’information officielle est rare. A partir de mai 1915, 5 correspondants sont
autorisés à circuler dans la zone du front accompagnés par un militaire chargé
de les surveiller et de les censurer. Cependant, à côté des sources d’information officielle,
des informations circulent au travers de nombreuses rubriques : ainsi les
messages « In Memoriam »
remplissent plusieurs colonnes par jour ; des informations provenant de
soldats du front, les listes d’honneur, les listes des morts, des blessés et
des hommes décorés, listes souvent accompagnées de photographies et
d’informations biographiques.
Assurément, la presse régionale possède un avantage
majeur sur la presse nationale : ses relations directes avec les
bataillons recrutés dans les différentes villes. Les hommes écrivent et les
familles envoient des lettres beaucoup plus facilement à la presse locale qu’à
la presse nationale, jugée beaucoup plus distante. Les détails les plus crus de
la vie et de la mort au front se retrouvent ainsi dans la presse locale.
Contrairement aux journaux nationaux, les organes locaux reconnaissent
l’ampleur des pertes subies (exemple de la bataille de Hooge). Des photos du no man’s land sont également
publiées ; selon l’auteure, les articles publiés à partir de 1915 dans la
presse locale remettraient clairement en cause le « mythe » de
l’ignorance des civils des conditions et des conséquences de la bataille (p.
109). Pourtant, quelques pages plus loin, elle indique à nouveau que les gens
de l’arrière n’ont pas besoin de descriptions pittoresques pour prendre
conscience de la nature hideuse du combat. Pour les deux côtés, les lettres et
les journaux fournissaient de l’évasion et du soutien, et pour cette raison,
ils ne tenaient pas à ce que leurs journaux les gavent d’images horribles (p.
112). Comment sortir de ce qui apparaît comme un paradoxe ? Est-il
possible de mesurer, de quantifier, ce qui relève de l’évasion, du soutien et
ce qui relève du compte-rendu réaliste de la bataille ? Les images
réalistes ou « pittoresques » sont-elles furtives ou
régulières ?
Par ailleurs, d’après l’auteure, les messages
familiaux publiés dans la rubrique « In
Memoriam » indiqueraient à quel point les familles ont abandonné toute
notion de guerre glorieuse. Ils cherchent une consolation en espérant que leurs
hommes sont morts pour l’amour de leur pays. Le concept d’honneur et de devoir
est très présent. Là encore, on ne comprend pas bien : en quoi le fait
d’espérer que ses enfants sont morts pour l’amour de son pays signifie-t-il un
abandon de toute notion de mort glorieuse ? En tout état de cause,
retenons que pour Helen McCartney, on ne peut pas dire que les civils de
Liverpool soient de parfaits ignorants des réalités de la guerre. Pour autant,
certaines omissions ont bien été relevées : les conséquences des
« tirs amis » de l’artillerie, par exemple. Et puis, constante durant
toute la guerre, l’absence de critique envers l’armée ; les défaillances
de l’artillerie à Hooge ne furent pas non plus commentées. Et pas davantage le
revers de Cambrai subi en novembre 1917. Les seules critiques apparentes sont
celles formulées par des députés à la Chambre ; enfin, aucune critiques
n’est jamais formulée à l’encontre de la 55e division à laquelle
sont rattachés les deux bataillons (p. 113). Il me semble que mises bout à
bout, ces différentes omissions effritent largement la dénonciation sévère des historiens
qui se fondant sur l’étude de la presse ont émis l’idée que l’arrière était
largement ignorant des réalités du front. Non ?
La
propagande ? Sans aucun
doute, la presse est-elle porteuse d’un dénigrement constant de l’ennemi, d’une
stigmatisation de celui-ci comme un être faible, inhumain, mauvais et barbare.
Mais nous assure l’auteure, cela ne creuse pas un fossé entre les
représentations de l’arrière et celles de l’avant. Les récits d’atrocités ne
transforment pas les habitants de Liverpool en des xénophobes déchaînés. Ayant
accès à de nombreuses sources d’information, ils ne croient pas tout ce qu’ils
lisent. À l’inverse, les soldats n’éprouvent pas tous de la camaraderie et un
sentiment de solidarité avec l’ennemi. La preuve ? Elle est apportée par
le magazine de la 55e division qui publie des contributions de
soldats exprimant un profond mépris pour l’ennemi. Ici, la source citée est Sub Rosa : Being the Magazine of the 55th
West Lancashire Division, magazine divisionnaire (juin 1917- juin 1918).
Cela indique effectivement que des soldats sont tout à fait capables d’accepter
et même de générer des stéréotypes très crus dignes de la propagande
anti-allemande de la presse, mais cela ne permet aucunement de conclure qu’il
s’agit d’une représentation dominante parmi les soldats des tranchées (Voir sur
ce sujet, les observations de Rémy Cazals à propos des « journaux dits de
tranchée » dans R. Cazals, F. Rousseau, 14-18, Le Cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001 et 2003).
Plus solide est l’argument suivant : en fait,
tant à l’arrière qu’au front, la façon de regarder l’ennemi dépend davantage de
son comportement sur le terrain que de ce qui est colporté dans la
presse ; ainsi, la première utilisation des gaz à Ypres en 1915 a fait naître
chez les hommes une véritable haine pour cet ennemi si peu respectueux des lois
de la guerre. Progressivement, cependant, cette haine diminua, et quand ils se
retrouvent face aux Saxons dans la Somme, un accord tacite de « Live and
let live » fut conclu. En novembre 1915, donc quelques mois après Ypres,
Macfie écrit à son père que les « hommes semblent en excellents termes
avec l’ennemi... » Helen McCartney n’indique malheureusement pas si ce
genre de lettre avait une chance d’être publié dans le magazine divisionnaire
déjà cité... Dans le même ordre d’idée, on comprend que le torpillage du
Lusitania, navire qui faisait la fierté de Liverpool depuis son lancement en
1907 ait eu un fort retentissement ; un mois après le torpillage, lors de
leur premier engagement à Hooge, les Ecossais de Liverpool montent à l’assaut
en criant : « souviens-toi du Lusitania ! »...
En définitive, la presse locale aurait fonctionné
comme un forum à travers lequel les soldats pouvaient exprimer leurs idées à
l’intention d’une large audience. En conséquence l’auteure estime qu’il est
difficile d’admettre que les soldats aient pu se sentir aliénés par les
journaux alors qu’ils leur adressaient des matériaux pour qu’ils soient
publiés. Toutefois la démonstration manque ici de fermeté : un peu plus
loin en effet, l’historienne évoque le mécontentement à l’égard des
directeurs de journaux (p. 117) ; alors, quel est le sentiment
dominant ? La confiance ou la méfiance, voire le mécontentement ? Par
ailleurs, on peut supposer que ceux qui se sentaient aliénés par la presse ne
leur adressent pas de matière à publication.
Par la presse locale et nationale à laquelle les
soldats ont en permanence accès, poursuit l’auteure, ceux-ci sont reliés en
permanence aux civils ; tous partagent et font une information commune.
Aussi, loin d’agrandir le fossé entre combattants et non-combattants, cette
communication aiderait chacun à mieux comprendre la vie de l’autre. A mon sens,
cela devrait être nuancé ; cette communication aide-t-elle à mieux
comprendre, à mieux se comprendre, ou simplement à tenir ? Ce n’est pas la
même chose.
Pourtant, que certains hommes ait pu souffrir d’une
forme d’aliénation de la part de l’arrière en revenant au foyer en permission
ou réforme, l’auteure ne le nie pas. De tels sentiments, écrit-elle, sont
présents dans la littérature des deux côtés : Siegfried Sassoon et Erich
Maria Remarque par exemple. Mais, toujours selon elle, ces témoignages ne sont
pas représentatifs. Pour la plupart des hommes, les sujets de mécontentement sont
très ciblés : les embusqués, les profiteurs et les politiciens. Outre que
cela fait déjà une bonne liste, remarquons que ces sujets de mécontentement ne
sont pas spécifiques aux soldats de Liverpool. Plus surprenant, l’historienne
choisit d’illustrer son propos avec les mots du sergent Macfie, son témoin
préféré ou tout au moins le plus cité, qui écrit en mars 1915 à propos de
civils grévistes : « à mon avis, tous les grévistes devraient avoir
le choix entre l’engagement et la corde... » (p. 116). À vrai dire,
connaissant l’origine sociale des cadres de ces deux bataillons, on peut se
demander si ce sergent n’aurait pas écrit la même chose en 1911. Et surtout,
ces civils en grève sont-ils assimilables à des embusqués, des profiteurs, ou
des politiciens ? Si tel était le cas, il faudrait le démontrer. En tout
état de cause, ces propos ébranlent la thèse de la compréhension mutuelle des
soldats et des civils ? Mais en définitive, peut-être que ceux que l’on
nomme ici « l’arrière » ou les « civils » ne soient en fait
réduits aux seuls membres de la communauté middle
class qui constitue aussi l’ossature de ces deux bataillons. Cette dernière
hypothèse est renforcée par cette remarque : « le mécontentement à
l’égard des politiciens, des directeurs de journaux et des profiteurs de guerre
ne signifie pas une coupure avec les amis, la famille, la communauté
d’origine » (p. 117)...
Le chapitre 6 qui traite plus spécialement de
l’autorité et du consentement dans les
tranchées (Command and consent in the
trenches) est ainsi introduit par l’historienne :
« dans les années qui précèdent 1914, la
société britannique a atteint un degré notable de cohésion, en dépit des
inégalités évidentes qui existent entre les classes sociales dans les domaines
de l’éducation, de la santé et de l’influence. Il s’agissait d’une société
hiérarchique davantage fondée sur le consentement et l’accord mutuel que sur la
coercition. Les mécanismes répressifs de l’Etat étaient très faibles. Le
pouvoir judiciaire, bien qu’aux mains des classes supérieures, demeurait
indépendant, et le gouvernement ne disposait d’aucune force armée pour imposer
ses vues. En outre, bien que le droit de vote soit réservé à une élite, les
représentants des classes les plus basses de l’échelle sociale sont satisfaits
de la liberté d’exprimer leurs opinions, et il existe un droit du travail
permettant la négociation collective. Ni le gouvernement, ni les employeurs ne
sont libres d’imposer leur pouvoir à ceux qui se trouvent à la base de la
pyramide. Employeurs et employés, leaders et suiveurs, reconnaissent qu’ils
appartiennent à un même système de relations réciproques » (p. 121)
La même historienne, dans ce livre-ci, on s’en
souvient, a pourtant jugé nécessaire d’évoquer l’affaire du mois d’août 1911
durant laquelle dockers et marins en grève ont fait face à l’armée et à la
police pendant plusieurs jours et où 200 blessés et un policier
tué ont été relevés... Il s’agissait, il est vrai, dans le chapitre
introductif, de nous convaincre de la distance sociale, et spatiale, séparant
notamment les dockers et les employés de la ville (voir plus haut). Mais tout
de même, de tels mouvements témoignent-ils vraiment du
« consentement » des classes les plus basses de l’échelle sociale à
leur condition ? Et puis, si les « représentants » des
« classes les plus basses » se montraient satisfaits de pouvoir
exprimer leur opinion, qu’en était-il des membres de ces fameuses « plus
basses classes » ? Pas de réponse.
Il reste que cette version civile du
« consentement » sert de fil rouge à Helen McCartney qui poursuit en
indiquant que l’armée régulière d’avant-guerre fonctionne aussi sur la
négociation implicite entre officiers et hommes du rang, bien que les rangs les
plus bas demeurent dans une position d’extrême dépendance et que les relations sociales
au sein de l’armée sont sous-tendues par un système disciplinaire punitif.
Référence est ici faite aux travaux de J. Bourne, « The British working
man in arms », in H. Cecil and P. Liddle (eds), Facing Armageddon : the First World War experienced, London,
1996, p. 336-352 ; G. D. Sheffield, Leadership
in the trenches : officer-man relations, morale and discipline in the
British Army in the era of the First World War, London, 2000.
Issus
des secteurs les plus pauvres, les plus
marginalisés de la société, les recrues de
l’armée régulière sont
généralement
jeunes, chômeurs, habitant les taudis et fort peu instruits. En
outre, ces
soldats de l’armée régulière servent souvent
durant de longues périodes à
l’étranger, assurant la police de l’Empire. À
l’écart de la vie civile, les
soldats deviennent psychologiquement et pratiquement dépendants
de leur
régiment qui leur fournit une famille de substitution et
pourvoit à tous leurs
besoins quotidiens. En échange, les soldats doivent une
obéissance absolue à leurs
officiers et une totale loyauté à leur unité et
à ses traditions. Dans cette
armée, la sanction du non-conformisme est sévère et sans compromis.
Il
est clair, selon l’auteure, que les volontaires
adultes territoriaux, qui par leur statut social diffèrent tant
des recrues de
l’armée régulière, n’étaient
pas prêts à servir sous un régime aussi oppresseur
que l’était celui de l’armée
régulière. Ensuite poursuit-elle, comme l’a
montré
Smith avec les soldats français qui négociaient un
contrat social avec les
autorités militaires, les territoriaux de Liverpool attendaient
de leur
hiérarchie qu’elle respecte leur statut de
« citoyen soldat » (p.
122) et donc que les décisions au sein de l’armée
fassent l’objet d’un certain
degré de consultation et de négociation. La croyance que
les hommes ont
certains droits et privilèges, même dans
l’armée, est renforcée par leur
volontariat. Pour eux, le fait de se porter volontaire constituait un
exemple
de démocratie consensuelle en action. Fort justement, Helen
McCartney établit
une distinction entre les volontaires, les volontaires Derbyites (Les
« Derbyites » sont aussi des soldats
volontaires, mais selon la
formule de Derby — du nom de Lord Derby,
représentant de
Liverpool — valable seulement d’octobre à
décembre 1915 : ces hommes
ne devaient être appelés qu’en cas de besoin, les
célibataires d’abord) et les
hommes contraints de servir (« pressed
men » ; « conscripts
who had to be forced » p. 130-131). De même
distingue-t-elle les
territoriaux britanniques et les soldats du continent : se porter
volontaire est bien perçu comme un devoir, un devoir que les
citoyens ont le
choix d’accepter. En comparaison, les hommes des pays
continentaux qui
recourent à la conscription n’avaient pas le même
choix (p. 123). On ne peut
qu’approuver cette distinction.
Les
territoriaux bénéficient d’un statut
spécial,
codifié depuis 1908. Les privilèges
accordés ont été à peu près
préservés
jusqu’en 1916 (bien qu’ils n’aient pas
été étendus aux autres types de
volontaires) : ainsi du droit de servir dans l’unité
de son choix ;
ainsi de la liberté de refuser de servir à
l’étranger ; de même, les
territoriaux ne peuvent servir d’appoint aux unités
régulières et ne
peuvent être envoyés outre-mer sans l’assentiment
d’au moins 60% des hommes.
Une tentative de supprimer ces privilèges avorta du fait de
l’opposition au
Parlement et eut pour conséquence immédiate une baisse
des engagements. Helen
McCartney indique encore que de nombreux hommes du Liverpool Rifles
résistèrent
longtemps avant d’accepter de servir outre-mer. Les causes sont
variées :
ainsi des considérations financières retinrent certains
membres de cette classe
moyenne, leur assurance vie ne valant pas en cas de service à
l’étranger... Le
Liverpool Scottish éprouva les mêmes difficultés
à trouver suffisamment
d’hommes pour envoyer sur le continent un bataillon
indépendant. Ensuite, un
certain nombre d’hommes étaient aussi trop
âgés pour servir outre-mer.
On apprend que les bataillons eux-mêmes, dans une
certaine mesure, peuvent négocier les termes de leur déploiement : ainsi,
en septembre 1914, les Rifles qui viennent juste d’atteindre le nombre requis
de volontaires pour servir outre-mer, refusent d’être envoyés en Egypte ;
une proposition similaire est déclinée par le Scottish ; les deux
bataillons veulent aller en France, pas dans une région périphérique à la
guerre. Autre privilège : jusqu’en 1916, les territoriaux pouvaient
quitter l’armée, une fois leur temps de service atteint ; ceux-là sont
encouragés à re-signer avec la promesse d’un congé d’un mois en Grande Bretagne
et d’une bonne prime. L’auteure n’indique pas combien d’hommes ont
effectivement quitté l’armée après leur temps de service...
D’autres hommes estiment qu’après un an ou plus de
service en France, ils ont rempli leurs obligations morales et que d’autres
peuvent prendre leur place. Combien sont-ils ? On l’ignore... Après
la bataille de Hooge (juin 1915), qui fut une grande boucherie, domine le
sentiment que le bataillon a fait son devoir et qu’il a besoin d’une pause...
Les hommes n’obtiennent que 6 jours de permission en Angleterre, car le
commandement ne peut leur accorder davantage, faute de moyens. Les territoriaux
auraient accepté ces 6 jours de permission comme un bon compromis... (a fair compromise p. 129). D’une façon
générale, ces hommes attendaient de la part des autorités, de leurs camarades
et de la société tout entière un certain fair play.
En outre, le fait de s’être porté volontaire
remplit la recrue d’une fierté qui soutient son moral dans les tranchées.
Mais en même temps, leur engagement rend les volontaires très méprisants à
l’égard de ceux qui n’ont pas fait comme eux. Pour les Britanniques, le label
de « conscrit » devient un terme de dénigrement évoquant un soldat
inefficace et en lequel on ne peut avoir confiance. Les recrues de la formule
Derby ne suffirent pas à éviter l’instauration de la conscription. En
janvier 1916, on appela tous les hommes célibataires ; en mai, la
conscription fut étendue à tous les hommes de 18 à 41 ans. La plupart des
célibataires Derbyites furent appelés entre janvier et mai 1916 ; ce sont
eux qui fournirent les renforts de l’après bataille de la Somme. Les conscrits
véritables n’arrivèrent qu’ensuite. Au passage, Helen McCartney note combien il
est difficile de travailler sur les conscrits dont peu de journaux nous
sont parvenus.
Négociation...
Selon l’historienne, qui se place
ici dans le droit fil de Smith, les hommes négocient leurs conditions de vie
quotidienne ; mais ils ne s’arrêtent pas là : ils influeraient aussi
sur le niveau de violence auquel ils s’exposent au front. Les pertes doivent
être proportionnées aux objectifs convoités ; les massacres inutiles ne
sont pas tolérés. Si les hommes ont le sentiment d’être abandonnés par leur
commandement, ils se rendent. Selon l’auteure, cela ne signifie pas qu’ils ont
automatiquement un bas moral ou qu’ils ne souhaitent plus la victoire de leur
pays. Certes. Mais à ceci près que la reddition ne constitue pas un marqueur de
négociation avec le commandement, mais un indice de son échec.
Les trêves
tacites seraient un autre résultat de l’évaluation de la situation :
ainsi, lorsque le 6e Riffles occupe le village de Vaux en 1915, un
accord tacite est conclu avec l’ennemi pour ne pas bombarder, car les deux
camps retranchés sont en hauteur et dominent le village occupé par
l’adversaire ; mais dans le No Man’s Land situé en dessous, les combats
entre patrouilles continuent : « a clear indication that the men were
prepared to use violence if it served a useful purpose ». Ici, l’explication
tient surtout du syllogisme. On peut au moins faire observer ici que ce ne sont
pas les mêmes soldats qui sont concernés dans les deux situations
comparées ; certains sont en trêve, les autres continuent à se
battre ; ensuite, qui indique que le combat mené par les dites patrouilles
est « utile » ? Est-ce l’historienne, le commandement, l’unité
en patrouille ? Enfin, quels sont les effectifs occupés par ces
patrouilles ?
L’auteure avance d’autres éléments pouvant
intervenir dans le comportement au combat : l’envie de se venger ; ou
encore le besoin de reconnaissance, envers ses copains, envers soi-même, envers
ceux que l’on a laissé à la maison. Ces mentions successives finissent par
dessiner un faisceau de facteurs maintenant bien repérés dans toutes les
armées. De même, comme partout, le commandement est en partie fondé sur un
échange de type paternaliste : on obéit plus facilement à un chef qui
montre l’exemple et qui est soucieux de ses hommes. Rien de neuf là-dedans.
Pourtant, là aussi, on retrouve la marque de la spécificité des territoriaux de
Liverpool. En effet, au début de la guerre, les officiers n’ont guère
l’occasion de remplir ce rôle traditionnel de l’officier car les hommes
reçoivent des compléments alimentaires et vestimentaires en provenance de leurs
foyers respectifs et de nombreuses organisations charitables de Liverpool. Ils
n’attendent rien de leurs officiers pour améliorer leur ordinaire. Aussi, les
officiers prirent un soin particulier à ce que les hommes soient régulièrement
et correctement payés. De même portèrent-ils une grande attention à leur santé.
La différence d’âge permit aussi à de nombreux officiers et sous-officiers
d’apporter un soutien psychologique de type paternaliste.
Degré
d’autonomie élevé et participation à la prise de décision ? Dans ces unités, sur le champ de bataille, une
grande marge d’initiative est dévolue aux chefs de patrouille, et ceci
jusqu’aux grades les plus bas. À l’entraînement, on cherche à développer cet
esprit d’initiative. Selon l’auteure cela contredit l’idée selon laquelle le
commandement étouffait toute initiative et toute autonomie dans l’armée
britannique (p. 148). Pour preuve, le Major Général Jeudwine rappelait que
nombre de ses soldats tenaient dans la vie civile des postes à responsabilité
qui requéraient un esprit d’indépendance élevé et qu’en conséquence, il
s’agissait d’exploiter ces qualités et de les mettre au service des besoins
tactiques sur le terrain. Une nouvelle fois éclate la spécificité sociale de ce
type de bataillons... Les chefs doivent répondre à ce besoin de participer à la
prise de décision. Les actions projetées seraient discutées au sein des
unités... Admettons, mais jusqu’à quel rang ? Jusqu’à quel point ? Et
sur quelles sources se base l’auteur pour tenir cette affirmation ?
Chez les territoriaux, la tradition d’une
discipline souple et de discussions inter-grades facilite la transmission de
l’information d’en haut vers le bas et inversement. Pour preuve de cette
communication circulant dans les deux sens, Helen McCartney indique que des
soldats n’hésitent pas à proposer leurs idées par écrit (p. 150). Est
ainsi donné l’exemple du soldat W.E. Pinnington qui propose un nouveau type
de... brancard accepté par la hiérarchie et développé. Un autre soldat des
Liverpool Scottish invente une astuce pour améliorer le fonctionnement de la
mitrailleuse. Adoptée ! Il est clair que ce type d’initiatives venues d’en
bas proviennent d’hommes ayant tous un bon niveau d’instruction et un
rapport facile avec l’écrit. L’origine sociale de ces hommes est donc bien
toujours aussi déterminante.
Après la 3e bataille d’Ypres, le général
Jeudwine décide de faire rédiger l’historique de son unité ; à cette fin,
il fait interviewer les officiers, sous-officiers, et lorsque les cadres n’ont
pas survécu, les hommes du rang, afin de connaître le point de vue des hommes
qui tiennent le terrain et qui à ce titre lui paraissent détenir une
connaissance utile. Cette enquête aurait permis de recueillir de nombreux
récits de bataille ; d’après Helen McCartney, certains ne sont que des
moyens d’auto-glorification ; d’autres encore sont des chroniques purement
chronologiques ; d’autres enfin relèvent les principales défaillances et
proposent des remèdes. Mais on ignore qui écrit, et qui écrit quoi ? En
outre, on voit ici que l’on s’adresse avant tout aux cadres. C’est à se
demander si finalement, cette capacité de « négocier », n’est pas
laissée aux seuls gradés, dans une certaine mesure. Selon l’historienne, les
journaux de tranchée offrent un autre moyen d’expression. Mais, tout n’est pas
publié... admet-elle.
Quant à la communication verbale, les cours et
conférences prennent après décembre 1916 une importance croissante comme moyen
de contrôle tactique ; mais une note du général Jeudwine datée du 28 juin
1918, indique tout de même que les officiers ne parlent pas assez à leurs
subordonnés... Ce qui relativise l’impact de telles discussions...
Au passage sont évoquées les visites de généraux
sur la ligne de front ; une occasion pour l’auteure de contredire une
autre « légende », celle des généraux qui seraient restés
confortablement dans leurs châteaux bien à l’abri ; est citée en référence
l’étude de John Bourne qui a établi le nombre de généraux tués en première
ligne [J. Bourne, « British generals in the First World War », in
G.D. Sheffield (ed.), Leadership and
command : the Anglo-American experience since 1861, London,
1997 ; et F. Davis and G. Maddocks, Bloody
Red Tabs : General Officer casualties of the Great War 1914-1918,
London, 1995...
En définitive, affirme Helen McCartney, la conduite
d’un soldat est ce qui exprime le mieux son degré d’adhésion. D’après elle, le
soldat « peut choisir d’obéir à ses chefs, suggérant par là qu’il adhère
globalement aux objectifs fixés et au comportement attendu de lui, ou il peut
rompre et désobéir ». Le tirage au flanc individuel ou collectif, la
lenteur à exécuter les ordres constitueraient une façon d’exprimer son
mécontentement ou son désaccord. Ainsi, l’affaire serait simple :
obéissance vaudrait adhésion. Mais n’est-ce pas oublier le poids du conformisme
de groupe, celui de la loyauté aux chefs immédiats que l’on admire et respecte,
celui de la fidélité aux membres du groupe primaire, l’efficacité du maillage
des multiples contraintes sociales (orgueil viril, regard sur soi, regard des
autres), le caractère dissuasif du maillage disciplinaire, etc. ? ?
Helen McCartney indique que les territoriaux
peuvent aussi recourir aux autorités civiles pour faire valoir leurs droits ou
griefs. Ceux de 1914-15 sont arrivés dans les tranchées soucieux de faire leur
devoir, mais en étant conscients de leurs droits et responsabilités en tant que
soldats volontaires. Elle rappelle qu’ils possèdent l’éducation et les contacts
civils nécessaires pour négocier effectivement au sein de leurs formations.
Jusqu’à quel point ? on l’ignore... Il n’est en revanche pas contestable
que les bataillons de territoriaux de Liverpool possèdent davantage
d’opportunités que les autres unités de l’armée de communiquer et de négocier
(à la fois sur les aspects de la tactique et sur les droits et responsabilités
des soldats, assure l’auteure). Cette capacité fournirait aux hommes
l’impression qu’ils exercent un certain contrôle (which gave the men a sense of control), et les aideraient à
perpétuer leur consentement à poursuivre la guerre (p. 161)... Cette remarque
laisse toutefois entière la question de la ténacité des hommes plus ordinaires
qui peuplent les autres unités...
Concernant la
discipline, et la menace de punition, Helen McCartney parle d’un « ethos
territorial » (p. 162). Selon elle, les bataillons de territoriaux
préfèrent motiver leurs hommes en recourant à des stratégies positives
inspirées de la vie civile. Mais cela n’empêche pas les chefs, dans les
circonstances qui sont celles de la guerre et du danger de mort quotidien, de
voir dans la menace de punition, un outil important facilitant l’obtention de
l’obéissance. (p. 162). L’auteure rappelle que de nombreuses études du système
disciplinaire britannique se sont focalisées sur les exécutions
capitales et qu’elles ont passionné le public et alimenté la campagne en
faveur d’une réhabilitation des fusillés ; le chiffre des exécutions
capitales est cité : 346 exécutions « seulement », soit 11,23%
de toutes les sentences de mort prononcées par les cours martiales ; soit
encore 0,006% des soldats britanniques ont été fusillés. Suit une conclusion
que l’on ne contestera pas : « Clairement, le recours à la peine de
mort n’intervint que dans une minorité de cas » (p. 163). Effectivement.
Cependant, ces chiffres traduisent-ils toute la réalité ? Si l’on s’en
tient aux chiffres fournis, cela signifie que plus de 3 000 soldats ont
été condamnés à mort. Certes, le chiffre rapporté à celui du corps
expéditionnaire britannique reste relativement faible. Toutefois, si l’on tient
compte de la publicité déployée autour de ces punitions, si l’on considère les
rituels et les mises en scènes savamment codifiés qui accompagnent les
exécutions très publiques des soldats condamnés à la fusillade, ce chiffre
n’est certainement pas négligeable. Et même s’il est loin d’être le seul, la
condamnation à mort potentielle constitue un outil disciplinaire efficace (sur
ce point on se reportera notamment à N. Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la Mémoire collective (1914-1999),
Paris, 1999 et 2003). Et l’on ne parle pas des exécutions infra-judiciaires,
les exécutions sommaires sur lesquelles peu de travaux ont été menés, faute de
sources (pour l’Italie, on peut se reporter sur ce site à la recension de la
belle étude de Irene Guerrini et Marco Pluviano, La Fucilazione sommarie nella prima guerra mondiale, Udine, Paolo
Gaspari, 2004).
Néanmoins, il est vrai qu’un certain nombre
d’études commencent à élargir la discussion des stratégies disciplinaires
déployées par l’armée britannique et les armées alliées ; voir Gary
Sheffield et Timothy Bowman qui ont montré que le système disciplinaire ne fut
pas utilisé de façon uniforme ; souvent, la nature de l’unité affecte la
nature de ses archives disciplinaires (G.D. Sheffield, Leadership in the trenches, officer-man relations, morale and
discipline in the British Army in the era of the First World War, London,
2000 ; T. Bowman, Irish Regiments
in the Great War : discipline and
morale, Manchester, 2003 ;
G. Oram, Military executions during World
War One, Basingstoke, 2003). En dépit des règlements et des sanctions
prévues par les manuels officiels, l’application de la discipline militaire
dans les Rifles fut largement dictée par le caractère spécifique de l’unité.
Les sanctions y sont utilisées pour stigmatiser les comportements inacceptables
et éviter leur répétition ; mais la nature et la sévérité de la punition
pouvaient aussi devenir l’objet d’une négociation (p 163). D’une
négociation ? L’auteure souligne en effet la grande autonomie
d’appréciation laissée à l’officier commandant : entre février 15 et mars
1919, 176 soldats furent jugés par cet officier commandant ; les cours
martiales ne furent convoquées que pour 42 hommes sur un total de 5 000 qui
servirent hors de Grande Bretagne avec le 1/6th Liverpool Rifles. En
fait, tout au long de la guerre, seules les offenses les plus graves furent
déférées aux cours martiales.
Les comparaisons avec les statistiques des cours
martiales d’autres unités éclairent encore la spécificité des Liverpool
Rifles : dans ce bataillon, 0,88% des soldats sont passés en cours
martiales ; contre 3,5% en moyenne pour l’armée britannique... (p 187)
Dans le Liverpool Rifles, deux types de soldats font l’objet de poursuites
disciplinaires ou judiciaires : ceux qui éprouvent du mal à s’intégrer
lorsqu’ils rejoignent le bataillon. Ce sont les plus nombreux ; un autre
petit groupe est composé d’hommes ayant effectué un long service dans les
tranchées. Aucun de ces groupes n’est de toute façon assez conséquent pour
représenter une menace pour la cohésion et l’efficacité du bataillon ;
seul ce qui met en cause la sécurité des camarades est véritablement jugé
répréhensible et réprimé. Au-delà, les hommes n’auraient pas accepté la
discipline rigide d’un bataillon régulier (p. 188). Les sanctions, affirme
l’auteure, font l’objet d’un marchandage silencieux... (unspoken bargain ? ?) Voilà qui reste mystérieux...
Pour ces « soldats citoyens », le système
disciplinaire doit être loyal. Le fait que la plupart des sanctions sont
infligées au niveau du bataillon protège les contrevenants des dangers graves
que représente un passage en cour martiale. Les officiers ont parfaitement
intégré qu’il fallait davantage que la menace de la cour martiale pour motiver
leurs hommes à continuer la guerre. On peut souscrire à cette conclusion
nuancée.
L’expérience
du service actif sur le front
occidental est abordée dans le chapitre 8 (p. 199). Les territoriaux, on l’a
vu, rejoignirent l’armée en 1914 animés par un faisceau de raisons allant du
« localisme » au besoin d’aventure. Mais durant les six premiers mois
de 1915, le désir de s’éprouver soi-même à la bataille constitua également une
motivation importante et très largement partagée par ces hommes des classes
moyennes (p. 51), la plupart envisageant la guerre comme un défi personnel.
Au front, les actions de l’ennemi conditionnent le
moral et la détermination des hommes : destructions de bâtiments et
particulièrement celle de Ypres. Les flots de réfugiés belges ; le premier
assaut au gaz mortel ; certains officiers qui dans le civil ont affaire à
la concurrence des firmes allemandes pensent que la guerre mettra fin à la
menace commerciale allemande ; existe aussi le désir d’en remontrer aux
unités régulières. S’exprime la volonté de se bâtir une réputation lors du
premier engagement. À cela s’ajoute encore la nécessité ressentie par beaucoup
de tenir son rang, pas simplement dans l’armée, mais pour la vie civile. Autant
de motivations qui achèvent de dessiner un faisceau de facteurs explicatifs.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces
bataillons n’ont pas été épargnés. D’après le tableau 3.2 : 614 soldats
appartiennent au Liverpool Scottish Battalion, en juin-octobre 1915. A la
bataille de Hooge (juin 1915), son premier engagement, le Liverpool Scottish
attaque avec 542 hommes ; il en perd 400 ; des pertes énormes donc,
même si de nombreuses blessures s’avéreront finalement légères et que de
nombreux blessés vont pouvoir rejoindre le bataillon peu de temps après leur
évacuation. Combien en tout ? On l’ignore. Dans la Somme, le Liverpool
Scottish se lance à l’assaut le 9 août 1916 : sur 620 hommes engagés, il
déplore la perte de 280 hommes ; bien qu’inférieures aux pertes de Hooge,
celles-ci paraissent néanmoins plus insupportables car la première ligne ne fut
jamais prise durant cette attaque. Le soldat Campbell écrit dans son carnet
qu’ « une paix presque inconditionnelle serait acceptée par les
garçons... ». Certes, un peu plus tard, il ajoute qu’il n’aurait pas pu
rester à la maison et qu’il est heureux de s’être engagé (p. 214) mais il
n’empêche que cet échec coûteux a modifié profondément sa vision de la guerre
remarque fort justement l’historienne.
Les
Rifles qui ont participé à la même bataille ont perdu 209 hommes ; mais ils
participent à un autre assaut le 25 septembre, encore très
coûteux puisqu’au total, en septembre, le bataillon perd encore 323
officiers et hommes...
Lors de l’assaut allemand du 30 novembre 1917,
après une violente préparation d’artillerie, les Britanniques sont submergés
par les Allemands ; et de nombreux hommes se rendent. Pourquoi ? La
fatigue mentale et physique peut avoir joué un certain rôle. Les Rifles sont
loin d’être au complet ; pour compenser le manque de relève, les Scottish
sont restés 39 jours en ligne, depuis le 23 octobre. Cependant, en dépit de
cette fatigue, les récits des prisonniers de guerre et des survivants montrent
qu’ils n’étaient pas des soldats abattus ou en déroute. Récits d’après
guerre ? Renseignent-ils sur les sentiments des hommes au moment de leur
reddition ?
Ceux qui se rendirent, nous dit-on, n’avaient pas
abandonné l’espoir de voir leur camp l’emporter. Les hommes avaient simplement
considéré qu’ils étaient encerclés et mis hors de combat. Tous les témoignages
mettent l’accent sur l’absence de soutien d’artillerie et de troupes de
contre-attaque. Ce qui en tout état de cause ne permettait pas de sauver les
positions même si les soldats s’étaient battus jusqu’au dernier. Sans doute,
mais alors que sont devenues les représentations de l’ennemi barbare,
monstrueux, criminel ?
Les Rifles ont tout de même perdu dans cette
affaire 9 officiers et 223 soldats et sous-officiers ; les Scottish, 8
officiers et 345 soldats et sous-officiers ; tous faits prisonniers
(p. 228). Si tant d’hommes se rendent, n’est-ce pas aussi parce qu’ils
estiment qu’ils ont ainsi une chance réelle de sauver leur peau ? Une fois
de plus, ces redditions massives autorisent à replacer à sa juste mesure la
thèse de la haine de l’ennemi. D’ailleurs ne voit-on pas des Écossais prendre
des risques pour porter secours à des soldats allemands blessés ? (p. 234)
Avant de conclure, Helen McCartney fournit encore
un chiffre très important qui mérite que l’on s’y arrête : en janvier
1918, il ne restait au Liverpool Scottish que 64 hommes ayant combattu depuis
1914 (p. 231). Combien en restait-il en novembre ? À l’occasion de
l’offensive allemande d’avril 1918, les Rifles perdent encore 197 hommes ;
les Scottish 273... Avec de tels taux de pertes depuis le printemps 1915, un
taux qui oscille entre 30 et 70%, il est donc établi que la rotation des
effectifs est très importante. Ne devrions-nous pas, d’une façon générale,
mieux prendre en compte cet élément dès lors qu’il s’agit d’examiner le moral
d’une unité ? Les composants d’une même unité sont en perpétuel
renouvellement. Et les hommes ayant eu une expérience complète de la guerre
sont une infime minorité. Cette réalité impose aux historiens, je crois, une
contrainte supplémentaire dans leur analyse du moral de telle ou telle unité.
Les
conclusions d’Helen McCartney.
Le moral fluctue selon différents facteurs : le temps, les saisons, la
nature du terrain, la maladie, l’évolution de l’armement et de la tactique,
l’approvisionnement en nourriture, les divertissements ; il faut y ajouter
les influences psychologiques des privations, de l’horreur, de l’ennui, de la
camaraderie ; le succès galvanise, tandis que les expériences douloureuses
dépriment ; cependant, écrit Helen McCartney, « comme l’a dit S. Audoin-Rouzeau
à propos de l’armée française », le lien entre un moral bas et le soutien
à la guerre était fort ténu. Même avec un bas moral, des soldats peuvent
continuer à se battre et résister avec détermination à l’ennemi. Mais ne
confond-on pas soutien à la guerre et instinct de survie ?
Si les marques d’empathie envers l’ennemi sont
rares, la haine, lorsqu’elle s’exprime, est transitoire et avant tout dirigée
envers l’unité ennemie qui a transgressé le code de bonne conduite (code of fair play). Ce ne sont pas les
conférences ou les exercices de maniement de la baïonnette qui créent cette
haine. D’un autre côté, le fait de tuer, même s’il n’est pas primitivement
engendré par un sentiment de haine, était apprécié à la fois par les troupes et
par les chefs. Ici, l’auteure renvoie au livre de J. Bourke, An Intimate history of killing, London,
1999 ; ce que l’on peut trouver un peu court ! Les hommes se
vantent de leurs exploits ; sont récompensés pour cela ;
obtiennent aussi une reconnaissance collective de la part de l’arrière et de
l’armée pour les exploits guerriers du bataillon et de la division. Ainsi,
l’idée de la guerre comme une aventure se perpétue malgré l’industrialisation
de la guerre ; le désir de se mesurer à l’ennemi, de se prouver quelque
chose à soi-même constituent aussi des facteurs de motivation. La croyance dans
le caractère rédempteur et régénérateur de la guerre joue pour certains ;
mais le désir de protéger son foyer et sa famille fut cependant, le facteur le
plus important et le plus durable ; il motiva les engagements qui ont
précédé la guerre et ceux de la déclaration de guerre ; les visions de
destruction et de mort sur le front de l’ouest n’ont fait qu’entretenir la
volonté d’éviter de tels ravages aux siens.
Les dernières pages abordent le retour à la vie
civile et insistent sur la facilité de réinsertion des anciens
combattants ; la plupart des revenants auraient retrouvé leur foyer et
leurs communautés d’origine avec une identité civile intacte, prêts à
recommencer leurs vies là où ils les avaient laissées. Ils ne furent en aucune
façon ravagés par leur expérience, nous dit l’auteure ; collectivement,
ils n’étaient pas devenus des victimes passives et obéissantes du mythe
populaire. (Mais le « mythe populaire » les concerne-t-il ?) Ils
restèrent des civils en uniforme durant toute la guerre grâce au maintien des
liens avec l’arrière ; la plupart retrouvent leurs occupations
d’avant-guerre ; ils se retrouvent dans leurs clubs, leurs associations
comme s’ils ne les avaient jamais quittés. Dans ces conditions, on comprend
qu’il ne soit question dans ce livre ni de brutalization
ni de « culture de guerre »...
Pour autant, ceci m’amène à conclure que ces
« citoyens soldats », comme les appelle Helen McCartney, ne sont en
réalité jamais devenus des « combattants ordinaires » (ordinary men), contrairement à ce
qu’affirme la quatrième de couverture de son livre. Par là
même, je répond à la question posée en introduction de cette recension d’un
livre très riche en informations.
Frédéric
Rousseau
CRID
14-18, Université Paul Valéry de Montpellier
frederic.rousseau@univ-montp3.fr
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